Qu’elle parte et que, loin de soupçonner Poil de Carotte, elle s’imagine frappée par l’inévitable coup du sort.
Et pourquoi dire à Mme Lepic :
– Maman, c’est moi !
À quoi bon se vanter d’une action méritoire, mendier un sourire d’honneur ? Outre qu’il courrait quelque danger, car il sait Mme Lepic capable de le désavouer en public, qu’il se mêle donc de ses affaires, ou mieux, qu’il fasse mine d’aider sa mère et Honorine à chercher la marmite.
Et lorsqu’un instant tous trois s’unissent pour la trouver, c’est lui qui montre le plus d’ardeur.
Mme Lepic, désintéressée, renonce la première.
Honorine se résigne et s’éloigne, marmotteuse, et bientôt Poil de Carotte, qu’un scrupule faillit presque, rentre en lui-même, comme dans une gaine, comme un instrument de justice dont on n’a plus besoin.
C’est Agathe, une petite-fille d’Honorine, qui la remplace.
Curieusement, Poil de Carotte observe la nouvelle venue qui, pendant quelques jours, détournera de lui sur elle, l’attention des Lepic.
– Agathe, dit Mme Lepic, frappez avant d’entrer, ce qui ne signifie pas que vous devez défoncer les portes à coups de poing de cheval.
– Ça commence, se dit Poil de Carotte, mais je l’attends au déjeuner.
On mange dans la grande cuisine. Agathe, une serviette sur le bras, se tient prête à courir du fourneau vers le placard, du placard vers la table, car elle ne sait guère marcher posément ; elle préfère haleter, le sang aux joues.
Et elle parle trop vite, rit trop haut, a trop envie de bien faire.
M. Lepic s’installe le premier, dénoue sa serviette, pousse son assiette vers le plat qu’il voit devant lui, prend de la viande, de la sauce et ramène l’assiette. Il se sert à boire, et le dos courbé, les yeux baissés, il se nourrit sobrement, aujourd’hui comme chaque jour, avec indifférence.
Quand on change de plat, il se penche sur sa chaise et remue la cuisse.
Mme Lepic sert elle-même les enfants, d’abord grand frère Félix parce que son estomac crie la faim, puis soeur Ernestine pour sa qualité d’aînée, enfin Poil de Carotte qui se trouve au bout de la table.
Il n’en redemande jamais, comme si c’était formellement défendu. Une portion doit suffire. Si on lui fait des offres, il accepte, et sans boire, se gonfle de riz qu’il n’aime pas, pour flatter Mme Lepic, qui, seule de la famille, l’aime beaucoup.
Plus indépendants, grand frère Félix et soeur Ernestine veulent-ils une seconde portion, ils poussent, selon la méthode de M. Lepic, leur assiette du côté du plat.
Mais personne ne parle.
– Qu’est-ce qu’ils ont donc ? se dit Agathe.
Ils n’ont rien. Ils sont ainsi, voilà tout.
Elle ne peut s’empêcher de bâiller, les bras écartés, devant l’un et devant l’autre.
M. Lepic mange avec lenteur, comme s’il mâchait du verre pilé.
Mme Lepic, pourtant plus bavarde, entre ses repas, qu’une agace, commande à table par gestes et signes de tête.
Soeur Ernestine lève les yeux au plafond.
Grand frère Félix sculpte sa mie de pain, et Poil de Carotte, qui n’a plus de timbale, ne se préoccupe que de ne pas nettoyer son assiette, trop tôt, par gourmandise, ou trop tard, par lambinerie. Dans ce but, il se livre à des calculs compliqués.
Soudain M. Lepic va remplir une carafe d’eau.
– J’y serais bien allée, moi, dit Agathe.
Ou plutôt, elle ne le dit pas, elle le pense seulement. Déjà atteinte du mal de tous, la langue lourde, elle n’ose parler, mais se croyant en faute, elle redouble d’attention.
M. Lepic n’a presque plus de pain. Agathe cette fois ne se laissera pas devancer. Elle le surveille au point d’oublier les autres et que Mme Lepic d’un sec :
– Agathe, est-ce qu’il vous pousse une branche ? la rappelle à l’ordre.
– Voilà, madame, répond Agathe.
Et elle se multiplie sans quitter de l’oeil M. Lepic. Elle veut le conquérir par ses prévenances et tâchera de se signaler.
Il est temps.
Comme M. Lepic mord sa dernière bouchée de pain, elle se précipite au placard et rapporte une couronne de cinq livres, non entamée, qu’elle lui offre de bon coeur, tout heureuse d’avoir deviné les désirs du maître.
Or, M. Lepic noue sa serviette, se lève de table, met son chapeau et va dans le jardin fumer une cigarette.
Quand il a fini de déjeuner, il ne recommence pas.
Clouée, stupide, Agathe tenant sur son ventre la couronne qui pèse cinq livres, semble la réclame en cire d’une fabrique d’appareils de sauvetage.
– Ça vous la coupe, dit Poil de Carotte, dès qu’Agathe et lui se trouvent seuls dans la cuisine. Ne vous découragez pas, vous en verrez d’autres. Mais où allez-vous avec ces bouteilles ?
– À la cave, monsieur Poil de Carotte.
Poil de Carotte : Pardon, c’est moi qui vais à la cave. Du jour où j’ai pu descendre l’escalier, si mauvais que les femmes glissent et risquent de s’y casser le cou, je suis devenu l’homme de confiance. Je distingue le cachet rouge du cachet bleu.
Je vends les vieilles feuillettes pour mes petits bénéfices, de même que les peaux de lièvres, et je remets l’argent à maman.
Entendons-nous, s’il vous plaît, afin que l’un ne gêne pas l’autre dans son service.
Le matin j’ouvre au chien et je lui fais manger sa soupe. Le soir je lui siffle de venir se coucher. Quand il s’attarde par les rues, je l’attends.
En outre, maman m’a promis que je fermerais toujours la porte des poules.
J’arrache des herbes qu’il faut connaître, dont je secoue la terre sur mon pied pour reboucher leur trou, et que je distribue aux bêtes.
Comme exercice, j’aide mon père à scier du bois.
J’achève le gibier qu’il rapporte vivant et vous le plumez avec soeur Ernestine.
Je fends le ventre des poissons, je les vide et fait péter leurs vessies sous mon talon.
Par exemple c’est vous qui les écaillez et qui tirez les seaux du puits.
J’aide à dévider les écheveaux de fil.
Je mouds le café.
Quand M. Lepic quitte ses souliers sales, c’est moi qui les porte dans le corridor, mais soeur Ernestine ne cède à personne le droit de rapporter les pantoufles qu’elle a brodées elle-même.
Je me charge des commissions importantes, des longues trottes, d’aller chez le pharmacien ou le médecin.
De votre côté, vous courez le village aux menues provisions.
Mais vous devez, deux ou trois heures par jour et par tous les temps, laver à la rivière. Ce sera le plus dur de votre travail, ma pauvre fille ; je n’y peux rien. Cependant je tâcherai quelquefois, si je suis libre, de vous donner un coup de main, quand vous étendrez le linge sur la haie.
J’y pense : un conseil. N’étendez jamais votre linge sur les arbres fruitiers. M.
1 comment