Lepic, sans vous adresser d’observation, d’une chiquenaude le jetterait par terre, et Mme Lepic, pour une tache, vous renverrait le laver.

Je vous recommande les chaussures. Mettez beaucoup de graisse sur les souliers de chasse et très peu de cirage sur les bottines. Ça les brûle.

Ne vous acharnez pas après les culottes crottées. M. Lepic affirme que la boue les conserve. Il marche au milieu de la terre labourée sans relever le bas de son pantalon. Je préfère relever le mien, quand M. Lepic m’emmène et que je porte le carnier.

– Poil de Carotte, me dit-il, tu ne deviendras jamais un chasseur sérieux.

Et Mme Lepic me dit :

– Gare à tes oreilles si tu te salis.

C’est une affaire de goût.

En somme vous ne serez pas trop à plaindre. Pendant mes vacances nous nous partagerons la besogne et vous en aurez moins, ma soeur, mon frère et moi rentrés à la pension. Ça revient au même.

D’ailleurs personne ne vous semblera bien méchant. Interrogez nos amis : ils vous jureront tous que ma soeur Ernestine a une douceur angélique, mon frère Félix, un coeur d’or, M. Lepic l’esprit droit, le jugement sûr, et Mme Lepic un rare talent de cordon bleu. C’est peut-être à moi que vous trouverez le plus difficile caractère de la famille. Au fond j’en vaux un autre. Il suffit de savoir me prendre. Du reste, je me raisonne, je me corrige ; sans fausse modestie, je m’améliore et si vous y mettez un peu du vôtre, nous vivrons en bonne intelligence.

Non, ne m’appelez plus monsieur, appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde. C’est moins long que M. Lepic fils. Seulement je vous prie de ne pas me tutoyer, à la façon de votre grand-mère Honorine que je détestais, parce qu’elle me froissait toujours.

 

 

L’aveugle

 

Du bout de son bâton, il frappe discrètement à la porte.

Madame Lepic : Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là ?

Monsieur Lepic : Tu ne le sais pas ? Il veut ses dix sous ; c’est son jour. Laisse-le entrer.

Mme Lepic, maussade, ouvre la porte, tire l’aveugle par le bras, brusquement, à cause du froid.

– Bonjour, tous ceux qui sont là ! dit l’aveugle.

Il s’avance. Son bâton court à petits pas sur les dalles, comme pour chasser des souris, et rencontre une chaise. L’aveugle s’assied et tend au poêle ses mains transies.

M. Lepic prend une pièce de dix sous et dit :

– Voilà !

Il ne s’occupe plus de lui ; il continue la lecture d’un journal.

Poil de Carotte s’amuse. Accroupi dans son coin, il regarde les sabots de l’aveugle : ils fondent, et, tout autour, des rigoles se dessinent déjà.

Mme Lepic s’en aperçoit.

– Prêtez-moi vos sabots, vieux, dit-elle.

Elle les porte sous la cheminée, trop tard ; ils ont laissé une mare, et les pieds de l’aveugle inquiet sentent l’humidité, se lèvent, tantôt l’un, tantôt l’autre, écartent la neige boueuse, la répandent au loin.

D’un ongle, Poil de Carotte gratte le sol, fait signe à l’eau sale de couler vers lui, indique des crevasses profondes.

– Puisqu’il a ses dix sous, dit Mme Lepic, sans crainte d’être entendue, que demande-t-il ?

Mais l’aveugle parle politique, d’abord timidement, ensuite avec confiance. Quand les mots ne viennent pas, il agite son bâton, se brûle le poing au tuyau du poêle, le retire vite et, soupçonneux, roule son blanc d’oeil au fond de ses larmes intarissables.

Parfois M. Lepic, qui tourne le journal, dit :

– Sans doute, papa Tissier, sans doute, mais en êtes-vous sûr ?

– Si j’en suis sûr ! s’écrie l’aveugle. Ça, par exemple, c’est fort ! Écoutez-moi, M. Lepic, vous allez voir comment je m’ai aveuglé.

– Il ne démarrera plus, dit Mme Lepic.

En effet, l’aveugle se trouve mieux. Il raconte son accident, s’étire et fond tout entier. Il avait dans les veines des glaçons qui se dissolvent et circulent.