On croirait que ses vêtements et ses membres suent de l’huile.

Par terre, la mare augmente ; elle gagne Poil de Carotte, elle arrive :

C’est lui le but.

Bientôt il pourra jouer avec.

Cependant Mme Lepic commence une manoeuvre habile. Elle frôle l’aveugle, lui donne des coups de coude, lui marche sur les pieds, le fait reculer, le force à se loger entre le buffet et l’armoire où la chaleur ne rayonne pas. L’aveugle, dérouté, tâtonne, gesticule et ses doigts grimpent comme des bêtes. Il ramone sa nuit. De nouveau les glaçons se forment ; voici qu’il regéle.

Et l’aveugle termine son histoire d’une voix pleurarde.

– Oui, mes bons amis, fini, plus d’zieux, plus rien, un noir de four.

Son bâton lui échappe. C’est ce qu’attendait Mme Lepic. Elle se précipite, ramasse le bâton et le rend à l’aveugle, – sans le lui rendre.

Il croit le tenir, il ne l’a pas.

Au moyen d’adroites tromperies, elle le déplace encore, lui remet ses sabots et le guide du côté de la porte.

Puis elle le pince légèrement, afin de se venger un peu ; elle le pousse dans la rue, sous l’édredon du ciel gris qui se vide de toute sa neige, contre le vent qui grogne ainsi qu’un chien oublié dehors.

Et, avant de refermer la porte, Mme Lepic crie à l’aveugle, comme s’il était sourd :

– Au revoir ; ne perdez pas votre pièce ; à dimanche prochain s’il fait beau et si vous êtes toujours de ce monde. Ma foi ! vous avez raison, mon vieux papa Tissier, on ne sait jamais ni qui vit ni qui meurt. Chacun ses peines et Dieu pour tous !

 

 

Le Jour de l’An

 

Il neige. Pour que le Jour de l’An réussisse, il faut qu’il neige.

Mme Lepic a prudemment laissé la porte de la cour verrouillée. Déjà des gamins secouent le loquet, cognent au bas, discrets d’abord, puis hostiles, à coups de sabots, et, las d’espérer, s’éloignent à reculons, les yeux encore vers la fenêtre d’où Mme Lepic les épie. Le bruit de leurs pas s’étouffe dans la neige.

Poil de Carotte saute du lit, va se débarbouiller, sans savon, dans l’auge du jardin. Elle est gelée. Il doit en casser la glace, et ce premier exercice répand par tout son corps une chaleur plus saine que celle des poêles. Mais il feint de se mouiller la figure, et, comme on le trouve toujours sale, même lorsqu’il a fait sa toilette à fond, il n’ôte que le plus gros.

Dispos et frais pour la cérémonie, il se place derrière son grand frère Félix, qui se tient derrière soeur Ernestine, l’aînée. Tous trois entrent dans la cuisine. M. et Mme Lepic viennent de s’y réunir, sans en avoir l’air.

Soeur Ernestine les embrasse et dit :

– Bonjour papa, bonjour maman, je vous souhaite une bonne année, une bonne santé et le paradis à la fin de vos jours.

Grand frère Félix dit la même chose, très vite, courant au bout de la phrase, et embrasse pareillement.

Mais Poil de Carotte sort de sa casquette une lettre. On lit sur l’enveloppe fermée : « À mes Chers Parents. » Elle ne porte pas d’adresse. Un oiseau d’espèce rare, riche en couleurs, file d’un trait dans un coin.

Poil de Carotte la tend à Mme Lepic, qui la décachète. Des fleurs écloses ornent abondamment la feuille de papier, et une telle dentelle en fait le tour que souvent la plume de Poil de Carotte est tombée dans les trous, éclaboussant le mot voisin.

 

Monsieur Lepic : Et moi, je n’ai rien !

Poil de Carotte : C’est pour vous deux ; maman te la prêtera.

Monsieur Lepic : Ainsi, tu aimes mieux ta mère que moi. Alors fouille-toi, pour voir si cette pièce de dix sous neuve est dans ta poche !

Poil de Carotte : Patiente un peu, maman a fini.

Madame Lepic : Tu as du style, mais une si mauvaise écriture que je ne peux pas lire.

– Tiens papa, dit Poil de Carotte empressé, à toi, maintenant.

Tandis que Poil de Carotte, se tenant droit, attend la réponse, M. Lepic lit la lettre une fois, deux fois, l’examine longuement, selon son habitude, fait « Ah ! ah ! » et la dépose sur la table.

Elle ne sert plus à rien, son effet entièrement produit. Elle appartient à tout le monde. Chacun peut voir, toucher. Soeur Ernestine et grand frère Félix la prennent à leur tour et y cherchent des fautes d’orthographe. Ici Poil de Carotte a dû changer de plume, on lit mieux. Ensuite ils la lui rendent.

Il la tourne et la retourne, sourit laidement, et semble demander :

– Qui en veut ?

Enfin il la resserre dans sa casquette.

On distribue les étrennes. Soeur Ernestine a une poupée aussi haute qu’elle, plus haute, et grand frère Félix une boîte de soldats en plomb prêts à se battre.

– Je t’ai réservé une surprise, dit Mme Lepic à Poil de Carotte.

Poil de Carotte : Ah, oui !

Madame Lepic : Pourquoi cet : ah, oui ! Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre.

Poil de Carotte : Que jamais je ne voie Dieu, si je la connais.

 

Il lève la main en l’air, grave, sûr de lui. Mme Lepic ouvre le buffet.