Et tandis qu’il fait semblant de dévorer tout, les racines même, car il connaît la vie, Poil de Carotte le prend au sérieux et, plus délicat, ne choisit que les belles feuilles.
Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche posément.
Pourquoi se presser ?
La table n’est pas louée. La foire n’est pas sur le pont.
Et les dents crissantes, la langue amère, le coeur soulevé, il avale, se régale.
Poil de Carotte ne boira plus à table. Il perd l’habitude de boire, en quelques jours, avec une facilité qui surprend sa famille et ses amis. D’abord, il dit un matin à Mme Lepic qui lui verse du vin comme d’ordinaire :
– Merci, maman, je n’ai pas soif.
Au repas du soir, il dit encore :
– Merci, maman, je n’ai pas soif.
– Tu deviens économique, dit Mme Lepic. Tant mieux pour les autres.
Ainsi il reste toute cette première journée sans boire, parce que la température est douce et que simplement il n’a pas soif.
Le lendemain, Mme Lepic, qui met le couvert, lui demande :
– Boiras-tu aujourd’hui, Poil de Carotte ?
– Ma foi, dit-il, je n’en sais rien.
– Comme il te plaira, dit Mme Lepic ; si tu veux ta timbale, tu iras la chercher dans le placard.
Il ne va pas la chercher. Est-ce caprice, oubli ou peur de se servir soi-même ?
On s’étonne déjà :
– Tu te perfectionnes, dit Mme Lepic ; te voilà une faculté de plus.
– Une rare, dit M. Lepic. Elle te servira surtout plus tard, si tu te trouves seul, égaré dans un désert, sans chameau.
Grand frère Félix et soeur Ernestine parient :
Soeur Ernestine : Il restera une semaine sans boire.
Grand frère Félix : Allons donc, s’il tient trois jours, jusqu’à dimanche, ce sera beau.
– Mais, dit Poil de Carotte qui sourit finement, je ne boirai plus jamais, si je n’ai jamais soif. Voyez les lapins et les cochons d’Inde, leur trouvez-vous du mérite ?
– Un cochon d’Inde et toi, ça fait deux, dit grand frère Félix.
Poil de Carotte, piqué, leur montrera ce dont il est capable. Mme Lepic continue d’oublier sa timbale. Il se défend de la réclamer. Il accepte avec une égale indifférence les ironiques compliments et les témoignages d’admiration sincère.
– Il est malade ou fou, disent les uns.
Les autres disent :
– Il boit en cachette.
Mais tout nouveau, tout beau. Le nombre de fois que Poil de Carotte tire la langue, pour prouver qu’elle n’est point sèche, diminue peu à peu.
Parents et voisins se blasent. Seuls quelques étrangers lèvent encore les bras au ciel, quand on les met au courant :
– Vous exagérez : nul n’échappe aux exigences de la nature.
Le médecin consulté déclare que le cas lui semble bizarre, mais qu’en somme rien n’est impossible.
Et Poil de Carotte surpris, qui craignait de souffrir, reconnaît qu’avec un entêtement régulier, on fait ce qu’on veut. Il avait cru s’imposer une privation douloureuse, accomplir un tour de force, et il ne se sent même pas incommodé. Il se porte mieux qu’avant. Que ne peut-il vaincre sa faim comme sa soif ! Il jeûnerait, il vivrait d’air.
Il ne se souvient même plus de sa timbale. Longtemps elle est inutile. Puis la servante Honorine a l’idée de l’emplir de tripoli rouge pour nettoyer les chandeliers.
M. Lepic, s’il est d’humeur gaie, ne dédaigne pas d’amuser lui-même ses enfants. Il leur raconte des histoires dans les allées du jardin, et il arrive que grand frère Félix et Poil de Carotte se roulent par terre, tant ils rient. Ce matin, ils n’en peuvent plus. Mais soeur Ernestine vient leur dire que le déjeuner est servi, et les voilà calmés. À chaque réunion de famille, les visages se renfrognent.
On déjeune, comme d’habitude, vite et sans souffler, et déjà rien n’empêcherait de passer la table à d’autres, si elle était louée, quand Mme Lepic dit :
– Veux-tu me donner une mie de pain, s’il te plaît, pour finir ma compote ?
À qui s’adresse-t-elle ?
Le plus souvent, Mme Lepic se sert seule, et elle ne parle qu’au chien. Elle le renseigne sur le prix des légumes, et lui explique la difficulté, par le temps qui court, de nourrir avec peu d’argent six personnes et une bête.
– Non, dit-elle à Pyrame qui grogne d’amitié et bat le paillasson de sa queue, tu ne sais pas le mal que j’ai à tenir cette maison. Tu te figures, comme les hommes, qu’une cuisinière a tout pour rien. Ça t’est bien égal que le beurre augmente et que les oeufs soient inabordables.
Or, cette fois, Mme Lepic fait événement. Par exception, elle s’adresse à M. Lepic d’une manière directe. C’est à lui, bien à lui quelle demande une mie de pain pour finir sa compote.
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