Nul ne peut en douter. D’abord elle le regarde. Ensuite M. Lepic a le pain près de lui. Étonné, il hésite, puis, du bout des doigts, il prend au creux de son assiette une mie de pain, et, sérieux, noir, il la jette à Mme Lepic.

Farce ou drame ? Qui le sait ?

Soeur Ernestine, humiliée pour sa mère, a vaguement le trac.

– Papa est dans un de ses bons jours, se dit grand frère Félix qui galope, effréné, sur les bâtons de sa chaise.

Quant à Poil de Carotte, hermétique, des bousilles aux lèvres, l’oreille pleine de rumeurs et les joues gonflées de pommes cuites, il se contient, mais il va péter, si Mme Lepic ne quitte à l’instant la table, parce qu’au nez de ses fils et de sa fille on la traite comme la dernière des dernières !

 

 

La trompette

 

M. Lepic arrive de Paris ce matin même. Il ouvre sa malle. Des cadeaux en sortent pour grand frère Félix et soeur Ernestine, de beaux cadeaux, dont précisément (comme c’est drôle !) ils ont rêvé toute la nuit. Ensuite M. Lepic, les mains derrière son dos, regarde malignement Poil de Carotte et lui dit :

– Et toi, qu’est-ce que tu aimes le mieux : une trompette ou un pistolet ?

En vérité, Poil de Carotte est plutôt prudent que téméraire. Il préférerait une trompette, parce que ça ne part pas dans les mains ; mais il a toujours entendu dire qu’un garçon de sa taille ne peut jouer sérieusement qu’avec des armes, des sabres, des engins de guerre. L’âge lui est venu de renifler de la poudre et d’exterminer des choses. Son père connaît les enfants : il a apporté ce qu’il faut.

– J’aime mieux un pistolet, dit-il hardiment, sûr de deviner.

Il va même un peu loin et ajoute :

– Ce n’est plus la peine de le cacher, je le vois !

– Ah ! dit M. Lepic embarrassé, tu aimes mieux un pistolet ! tu as donc bien changé ?

Tout de suite Poil de Carotte se reprend :

– Mais non, va, mon papa, c’était pour rire. Sois tranquille, je les déteste, les pistolets. Donne-moi vite ma trompette, que je te montre comme ça m’amuse de souffler dedans.

 

Madame Lepic : Alors pourquoi mens-tu ? pour faire de la peine à ton père, n’est-ce pas ? Quand on aime les trompettes, on ne dit pas qu’on aime les pistolets, et surtout on ne dit pas qu’on voit des pistolets, quand on ne voit rien. Aussi, pour t’apprendre, tu n’auras ni pistolet ni trompette. Regarde-la bien : elle a trois pompons rouges et un drapeau à franges d’or. Tu l’as assez regardée. Maintenant, va voir à la cuisine si j’y suis ; déguerpis, trotte et flûte dans tes doigts.

 

Tout en haut de l’armoire, sur une pile de linge blanc, roulée dans ses trois pompons rouges et son drapeau à franges d’or, la trompette de Poil de Carotte attend qui souffle, imprenable, invisible, muette, comme celle du jugement dernier.

 

 

La mèche

 

Le dimanche, Mme Lepic exige que ses fils aillent à la messe. On les fait beaux et soeur Ernestine préside elle-même à leur toilette, au risque d’être en retard pour la sienne. Elle choisit les cravates, lime les ongles, distribue les paroissiens et donne le plus gros à Poil de Carotte. Mais surtout elle pommade ses frères.

C’est une rage qu’elle a.

Si Poil de Carotte, comme un Jean Fillou, se laisse faire, grand frère Félix prévient sa soeur qu’il finira par se fâcher : aussi elle triche :

– Cette fois, dit-elle, je me suis oubliée, je ne l’ai pas fait exprès, et je te jure qu’à partir de dimanche prochain, tu n’en auras plus.

Et toujours elle réussit à lui en mettre un doigt.

– Il arrivera malheur, dit grand frère Félix.

Ce matin, roulé dans sa serviette, la tête basse, comme soeur Ernestine ruse encore, il ne s’aperçoit de rien.

– Là, dit-elle, je t’obéis, tu ne bougonneras point, regarde le pot fermé sur la cheminée. Suis-je gentille ? D’ailleurs, je n’ai aucun mérite. Il faudrait du ciment pour Poil de Carotte, mais avec toi, la pommade est inutile. Tes cheveux frisent et bouffent tout seuls. Ta tête ressemble à un chou-fleur et cette raie durera jusqu’à la nuit.

– Je te remercie, dit grand frère Félix.

Il se lève sans défiance. Il néglige de vérifier comme d’ordinaire, en passant sa main sur ses cheveux.

Soeur Ernestine achève de l’habiller, le pomponne et lui met des gants de filoselle blanche.

– Ça y est ? dit grand frère Félix.

– Tu brilles comme un prince, dit soeur Ernestine, il ne te manque que ta casquette. Va la chercher dans l’armoire.

Mais grand frère Félix se trompe. Il passe devant l’armoire.