Elle le prit, le frotta, comme si elle l’eût essuyé ; et elle répétait qu’elle lui avait défendu vingt fois de le traîner ainsi partout, pour écrire ses comptes dessus. Berthe et Hortense, cependant, s’étaient partagé le petit morceau de pain qui restait ; puis, emportant leur souper, elles avaient dit qu’elles voulaient se déshabiller d’abord. La mère jeta sur le fourneau glacé un dernier coup d’œil, et retourna dans la salle à manger, en tenant son Lamartine étroitement serré sous la chair débordante de son bras.
M. Josserand continua d’écrire. Il espérait que sa femme se contenterait de l’accabler d’un regard de mépris, en traversant la pièce pour aller se coucher. Mais elle se laissa tomber de nouveau sur une chaise, en face de lui, et le regarda fixement, sans parler. Il sentait ce regard, il était pris d’une telle anxiété, que sa plume crevait le papier mince des bandes.
― C’est donc vous qui avez empêché Adèle de faire une crème pour demain soir ? dit-elle enfin.
Il se décida à lever la tête, stupéfait.
― Moi, ma bonne ?
― Oh ! vous allez encore dire non, comme toujours... Alors, pourquoi n’a-t-elle pas fait la crème que je lui ai commandée ?... Vous savez bien que demain, avant notre soirée, nous avons à dîner l’oncle Bachelard, dont la fête tombe très mal, juste un jour de réception. S’il n’y a pas une crème, il faudra une glace, et voilà encore cinq francs jetés à l’eau !
Il n’essaya pas de se disculper. N’osant reprendre son travail, il se mit à jouer avec son porte-plume. Un silence régna.
― Demain matin, reprit madame Josserand, vous me ferez le plaisir d’entrer chez les Campardon et de leur rappeler très poliment, si vous pouvez, que nous comptons sur eux pour le soir... Leur jeune homme est arrivé cette après-midi. Priez-les de l’amener. Entendez-vous, je veux qu’il vienne.
― Quel jeune homme ?
― Un jeune homme, ce serait trop long à vous expliquer... J’ai pris mes renseignements. Il faut bien que j’essaye de tout, puisque vous me lâchez vos filles sur les bras, comme un paquet de sottises, sans plus vous occuper de leur mariage que de celui du grand Turc.
Cette idée ralluma sa colère.
― Vous le voyez, je me contiens, mais j’en ai, oh ! j’en ai par-dessus la tête !... Ne dites rien, monsieur, ne dites rien, ou vraiment j’éclate...
Il ne dit rien, et elle éclata quand même.
― A la fin, c’est insoutenable ! Je vous avertis, moi, que je file un de ces quatre matins, et que je vous plante là, avec vos deux cruches de filles... Est-ce que j’étais née pour cette vie de sans-le-sou ? Toujours couper les liards en quatre, se refuser jusqu’à une paire de bottines, ne pas même pouvoir recevoir ses amis d’une façon propre ! Et tout cela par votre faute !... Ah ! ne remuez pas la tête, ne m’exaspérez pas davantage ! Oui, par votre faute !... Vous m’avez trompée, monsieur, ignoblement trompée. On n’épouse pas une femme, quand on est décidé à la laisser manquer de tout. Vous faisiez le fanfaron, vous posiez pour un bel avenir, vous étiez l’ami des fils de votre patron, de ces frères Bernheim, qui, depuis, se sont si bien fichus de vous... Comment ? vous osez prétendre qu’ils ne se sont pas fichus de vous ? Mais vous devriez être leur associé, à cette heure ! C’est vous qui avez fait leur cristallerie ce qu’elle est, une des premières maisons de Paris, et vous êtes resté leur caissier, un subalterne, un homme à gages... Tenez ! vous manquez de cœur, taisez-vous.
― J’ai huit mille francs, murmura l’employé. C’est un beau poste.
― Un beau poste, après plus de trente ans de service ! reprit madame Josserand. On vous mange, et vous êtes ravi... Savez-vous ce que j’aurais fait, moi ? eh bien ! j’aurais mis vingt fois la maison dans ma poche. C’était si facile, j’avais vu ça en vous épousant, je n’ai cessé de vous y pousser depuis. Mais il fallait de l’initiative et de l’intelligence, il s’agissait de ne pas s’endormir sur son rond de cuir, comme un empoté.
― Voyons, interrompit M.
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