Reprochez-moi de ne pas sortir nue comme la main... Et vos filles, monsieur, qui épouseront-elles, si nous ne voyons personne ? Il n’y a pas foule déjà... Sacrifiez-vous donc, pour qu’on vous juge ensuite avec cette bassesse de cœur !

― Tous, madame, nous nous sommes sacrifiés. Léon a dû s’effacer devant ses sœurs ; et il a quitté la maison, ne comptant plus que sur lui-même. Quant à Saturnin, le pauvre enfant, il ne sait pas même lire... Moi, je me prive de tout, je passe les nuits...

― Pourquoi avez-vous fait des filles, monsieur ?... Vous n’allez peut-être pas leur reprocher leur instruction ? A votre place, un autre homme se glorifierait du brevet de capacité d’Hortense et des talents de Berthe, qui a encore ravi tout le monde, ce soir, avec sa valse des Bords de l’Oise, et dont la dernière peinture, certainement, enchantera demain nos invités... Mais vous, monsieur, vous n’êtes pas même un père, vous auriez envoyé vos enfants garder les vaches, au lieu de les mettre en pension.

― Eh ! j’avais pris une assurance sur la tête de Berthe. N’est-ce pas vous, madame, qui, au quatrième versement, vous êtes servie de l’argent pour faire recouvrir le meuble du salon ? Et, depuis, vous avez même négocié les primes versées.

― Certes ! puisque vous nous laissez mourir de faim... Ah ! vous pourrez bien vous mordre les doigts, si vos filles coiffent sainte Catherine.

― Me mordre les doigts !... Mais, tonnerre de Dieu ! c’est vous qui mettez les maris en fuite, avec vos toilettes et vos soirées ridicules !

Jamais M. Josserand n’était allé si loin. Madame Josserand, suffoquée, bégayait les mots : « Moi, moi, ridicule ! » lorsque la porte s’ouvrit : Hortense et Berthe revenaient, en jupon et en camisole, dépeignées, les pieds dans des savates.

― Ah bien ! ce qu’il fait froid, chez nous ! dit Berthe en grelottant. Ça vous gèle les morceaux dans la bouche... Ici, au moins, il y a du feu, ce soir.

Et toutes deux traînèrent des chaises, s’assirent contre le poêle, qui gardait un reste de tiédeur. Hortense tenait du bout des doigts son os de lapin, qu’elle épluchait savamment. Berthe trempait des mouillettes dans son verre de sirop. D’ailleurs, les parents, lancés, ne parurent pas même s’apercevoir de leur entrée. Ils continuèrent.

― Ridicule, ridicule, monsieur !... Je ne le serai plus, ridicule ! Je veux qu’on me coupe la tête, si j’use encore une paire de gants pour les marier... A votre tour ! Et tâchez de n’être pas plus ridicule que moi !

― Parbleu ! madame, maintenant que vous les avez promenées et compromises partout ! Mariez-les, ne les mariez pas, je m’en fiche !

― Je m’en fiche plus encore, monsieur Josserand ! Je m’en fiche tellement, que je vais les flanquer à la rue, si vous me poussez davantage. Pour peu que le cœur vous en dise, vous pouvez même les suivre, la porte est ouverte... Ah ! Seigneur ! quel débarras !

Ces demoiselles écoutaient tranquillement, habituées à ces explications vives. Elles mangeaient toujours, leur camisole tombée des épaules, frottant doucement leur peau nue contre la faïence tiède du poêle ; et elles étaient charmantes de jeunesse, dans ce débraillé, avec leur faim goulue et leurs gros yeux de sommeil.

― Vous avez bien tort de vous disputer, dit enfin Hortense, la bouche pleine. Maman se fait du mauvais sang, et papa sera encore malade demain, à son bureau... Il me semble que nous sommes assez grandes pour nous marier toutes seules.

Ce fut une diversion. Le père, à bout de force, feignit de se remettre à ses bandes ; et il restait le nez sur le papier, ne pouvant écrire, les mains agitées d’un tremblement. Cependant, la mère, qui tournait dans la pièce comme une bonne lâchée, s’était plantée devant Hortense.

― Si tu parles pour toi, cria-t-elle, tu es joliment godiche !... Jamais ton Verdier ne t’épousera.

― Ça, c’est mon affaire, répondit carrément la jeune fille.

Après avoir refusé avec mépris cinq ou six prétendants, un petit employé, le fils d’un tailleur, d’autres garçons qu’elle trouvait sans avenir, elle s’était décidée pour un avocat, rencontré chez les Dambreville et âgé déjà de quarante ans. Elle le jugeait très fort, destiné à une grande fortune.