Prime jeunesse

Prime jeunesse
Pierre Loti
Publication: 1919
Catégorie(s): Fiction, Roman
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Loti:
Pierre Loti (né Louis Marie Julien Viaud) est un écrivain
français. Il est né à Rochefort le 14 janvier 1850, mort à Hendaye
le 10 juin 1923 et enterré à l'île d'Oléron. Officier de marine,
ses voyages lui ont inspiré beaucoup de ses romans, dont l'un des
plus connus est Pêcheur d'Islande. Il est également connu pour son
admiration envers la Turquie.
Disponible sur Feedbooks Loti:
Jérusalem
(1895)
Les
Désenchantées (1906)
Un
pèlerin d'Angkor (1912)
Le
Roman d'un spahi (1881)
Le
Roman d'un enfant (1890)
Aziyadé
(1879)
Ramuntcho
(1897)
Figures et choses
qui passaient (1898)
Suleïma
(1882)
Mon
frère Yves (1883)
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I
Ce treizième été de ma vie, où s'arrête le
livre de mon enfance, me réapparaît, dans le lointain de ma
mémoire, comme l'un des plus lumineux de nos beaux étés de France,
un de ces étés comme nous en avions autrefois et qui ne se
retrouvent plus de nos jours. Septembre finissait dans une
splendeur qui semblait inaltérable et l'abondance des fruits dorés
devenait telle qu'on ne savait qu'en faire. Au fond du jardin de
l'oncle du Midi, chez qui je passais mes vacances, dans ce berceau
de treilles muscat où j'avais décidé de ma destinée, les grands
papillons à reflet de métal bleu, qui n'avaient plus guère qu'un
mois à vivre, s'attardaient posés sur les pampres roussis, pour se
pâmer de chaleur et de soleil avant de mourir.
Pendant ce temps-là, ma lettre solennelle
cheminait vers l'Extrême Asie, adressée à mon frère, à l'île de
Poulo-Condor. Jugeant que le sort en était jeté, et que cela se
tirait puisque je l'avais voulu, je n'y pensais plus ; je me
livrais aux plus enfantines fantaisies avec les petits Peyral, et,
en attendant la fête des vendanges, nous nous grisions tous
ensemble de raisins de vigne, comme les guêpes en automne.
J'allais souvent aussi faire de longues
promenades dans la montagne en compagnie de ma sœur et de notre
grand cousin. Nous ne manquions jamais d'ailleurs d'en rapporter
des gerbes de ces délicieuses fleurs sauvages qui abondent dans ce
pays en septembre, – et c'était pour composer de hauts bouquets
d'une forme un peu surannée qui allaient rejoindre ceux de la
veille ou de l'avant-veille dans des « bouquetiers »
vieillots, sur les marches en pierres roses du vieil escalier à
rampe de fer forgé. Il n'y avait pas dans la maison d'endroit plus
frais que ce large escalier si vénérable ; on s'y asseyait
donc volontiers, on s'y réunissait par les brûlants après-midi
d'arrière saison, et ces fleurs des champs, toutes ces fleurs
étagées, lui donnaient sans cesse l'air d'un reposoir pour
procession de Fête-Dieu.
L'un des buts favoris de nos promenades était
la petite fontaine de Saint-Michel, située à mi-hauteur d'un coteau
que tapissaient d'énormes châtaigniers séculaires : une humble
source presque ignorée, qui laissait tomber son filet
délicieusement limpide dans un bassin antique et dont l'humidité
entretenait sur les pierres proches un tapis de ces fragiles
mousses d'eau imitant les feuilles de chêne.
Auprès de cette fontaine, un jour où ils
s'étaient assis à l'ombre, ma sœur et le grand cousin, je
remarquai, en rôdant alentour, qu'ils se parlaient cette fois très
bas et d'un air très sérieux. Le site infiniment tranquille portait
aux pensées profondes, sous ces vieux arbres aux massives ramures
dont les racines se contournaient autour de nous comme de
monstrueux serpents endormis, et, pour ajouter de la mélancolie au
recueillement des choses, les feuilles mortes jonchaient déjà la
terre.
Je m'occupais là suivant ma coutume à ramasser
des fossiles pour mon musée, – débris de coquillages qui vivaient
il y a quelques millions d'années dans les mers de la période
silurienne, mais que des soulèvements cosmiques avaient jadis
éparpillés à fleur de sol et qui avaient pris à la longue les
teintes sanguines de la terre du Quercy ; je n'avais du reste
qu'à choisir, tant ils abondaient parmi la jonchée des feuilles
rousses.
Du coin de l'œil, je les observais, les deux
qui chuchotaient avec mystère, au bruit de cristal que la fontaine
leur faisait si doucement, et tout à coup je les vis se tendre la
main avec une gravité étrange ; alors il me sembla bien que
quelque chose venait de se passer… En effet le soir, quand nous
fûmes de retour dans la vieille maison Louis XII, ma sœur me prit à
part pour me dire : « Mon cher petit, je me suis fiancée
aujourd'hui. Tu ne le répéteras pas encore, je te prie, car nous ne
nous marierons que l'année prochaine ; mais je veux que tu
sois le premier à le savoir. » Je me sentis un grand froid au
cœur, d'autant plus qu'au mois de juin dernier un événement, – non
mentionné, je crois, dans mon précédent livre, – m'avait appris le
danger des mariages : ma grande amie Lucette, mon aînée de
huit ans, la Lucette de la Limoise, s'était laissé épouser par un
officier de marine qui me l'avait emmenée à la Guyane, et j'avais
connu ainsi le premier véritable chagrin de ma vie. Pour toute
réponse à la communication qui m'était faite, je me bornai donc à
exhaler un de ces gros soupirs comme en ont les enfants et qui en
disent plus que toutes leurs paroles. Ma sœur alors me prit dans
ses bras, me couvrant de baisers dans un de ces transports de
tendresse maternelle que je lui connaissais souvent. « Je
donnerais un royaume, mon chéri, dit-elle, un royaume pour un
soupir de toi ! » C'était prononcé avec une nuance de
drôlerie pour corriger ce que la phrase aurait eu de trop lyrique,
mais quand même elle y avait mis tout son cœur, et je vis ses yeux
se mouiller d'une larme à la pensée que ce mariage allait peut-être
marquer entre nous le commencement des séparations… Hélas ! De
nos jours la petite fontaine Saint-Michel, sous ses châtaigniers
centenaires, est demeurée pareille, avec ses fraîches mousses d'eau
et sa discrète musique ; mais cet avenir, que les deux fiancés
s'étaient là promis l'un à l'autre, a fui comme un songe ;
leur jeunesse a passé, leur âge mûr a passé, et aussi leur
vieillesse côte à côte ; ils ont connu les enfants de leurs
petits-enfants, et depuis quelques années ils dorment ensemble sous
les mêmes dalles de cimetière …
II
Aux premiers jours d'octobre, comme les années
précédentes, nous repartîmes, ma sœur et moi, pour Rochefort, – où
m'attendait la plus délicieuse des surprises. Quand j'entrai dans
le salon rouge, impatient de retrouver mon piano, je le vis relégué
en un coin obscur, tandis qu'un autre, un beau piano neuf, trônait
à sa place. Je compris tout de suite, et dans ma hâte de jouir d'un
tel cadeau, je promenai fiévreusement mes doigts sur ce clavier aux
sons inconnus. Oh ! quel ravissement ! Cela chantait
d'une voix profonde et douce ; tout ce que je jouais là-dessus
était comme transfiguré par des fées aux baguettes sonores…
Aussitôt me revint en mémoire un passage du Journal des Trissions
(je m'occupais beaucoup des missions protestantes en ce temps-là),
un passage qui contait l'émerveillement d'un jeune néophyte noir du
pays des Bassoutos entendant pour la première fois un de nos
missionnaires jouer sur un piano arrivé de la veille :
« Ce sont des voix humaines, avait-il
dit, mais des voix qui chantent dans l'eau. » Des voix dans de
l'eau, oui, c'était bien cela, et comme il avait trouvé juste, le
jeune sauvage !…
J'avais peine à m'arracher au mystère charmant
de ces résonances, jamais entendues ailleurs. Cependant je finis
par me lever d'un bond, pour courir à la recherche de mes parents
et tendrement les embrasser. Je n'eus pas longue course à faire du
reste, car ils étaient tous deux derrière la porte, venus à pas de
loup pour épier ma joie…
C'est sur ce piano que je fus, cette année-là,
initié à Chopin, et cela me servit à oublier beaucoup les
tristesses du collège, des devoirs, des pensums et de l'hiver.
III
Par ailleurs, sauf l'absence de Lucette, aucun
changement dans notre vie de famille, où mon frère n'avait fait
qu'une courte apparition, l'an dernier, entre ses exils aux deux
bouts du monde. Dès les premières fraîcheurs d'automne, nos soirées
du dimanche, les seules où l'on me permettait de veiller, avaient
recommencé dans le salon rouge, devant les clairs feux de bois aux
longues flammes gaies. Ce cher vieux salon rouge, c'est moi-même,
hélas ! qui l'ai détruit, il y a une trentaine d'années,
trouvant qu'il était par trop démodé sans cependant l'être
assez ; en ce temps-là, il est vrai, les figures chéries qui
l'avaient animé pendant mon enfance étaient encore de ce monde et
j'avais pu les consulter sur cette transformation ; mais,
aujourd'hui que toutes ont plongé dans l'abîme des temps révolus,
que ne donnerais-je pas pour retrouver seulement le « salon
rouge » qui me les rappellerait davantage !… Oh !
comment ai-je pu le détruire ?…
Hélas ! puisque c'est fait, au moins que
j'essaie d'en prolonger le souvenir en le décrivant un peu.
Assez grand pour donner le soir des recoins
d'ombre, il était dans des nuances volontairement sans éclat ;
sur ses murs descendaient du haut en bas de larges raies de deux
tons de chamois, séparées par des dorures très discrètes ; peu
d'or, même sur les portes, car mon père tenait à ce que tout fût
simple.
Les meubles marquaient la fâcheuse période
Louis-Philippe, acajou, velours rouge coupé par des bandes de
tapisserie. La « garniture de cheminée », obligatoire à
cette époque, était belle et sévère, bronze et marbre noir, hauts
candélabres et grande pendule dont les personnages représentaient
une allégorie de la Charité. Les portraits de famille avaient des
cadres tous pareils, noir et or, avec des angles cintrés qui leur
donnaient quelque chose de presque religieux. Toujours des fleurs
fraîches, et cependant une impression d'austérité huguenote se
dégageait de l'ensemble ; du reste, à une place d'honneur,
trônait sur une table une énorme vieille Bible du XVIIe, qui avait
servi pendant plus de deux siècles aux lectures à haute voix des
ancêtres, le soir, avant l'instant de s'agenouiller tous ensemble,
avec même leurs domestiques, pour la prière finale de chaque
journée.
Cependant elles n'avaient rien d'austère, nos
soirées du dimanche, oh ! non, mais plutôt de très gai, dans
leur naïveté presque enfantine. Quand tout le monde, en sortant de
la salle à manger, s'était assis là en cercle, je commençais par
gambader au milieu, malgré mes treize ou quatorze ans, joyeux rien
que de me sentir si entouré de ces douces protections, et je
pensais : « À présent on va jouer, tout le monde
ensemble, et à des choses si amusantes ! » S'amuser, oui,
dans le sens innocent et puéril du mot ; jouer à ces
« petits jeux » que les grandes personnes consentaient
soi-disant pour mon plaisir et celui de la petite Marguerite, mais
qui au fond les amusaient aussi. Et ce fut, cette année-là comme
les autres, ma grand-tante Berthe, la doyenne, qui s'y montra la
plus brillante ; elle triomphait surtout dans le jeu du
« chat derrière une porte », où elle avait des
miaulements parfois amoureux, parfois courroucés, en des tonalités
toujours impossibles à prévoir, qui me donnaient des fous rires à
en tomber par terre.
Notre vrai chat (monsieur Souris, déjà
plusieurs fois nommé) s'en inquiétait lui-même, de ces miaulements
de tante Berthe, qui signifiaient peut-être des imprécations
terribles ou des propos inconvenants à force d'être tendres ;
il dressait l'oreille et la regardait, avec un air de se
demander : « Quoi ? Quoi ?… Mais qu'est-ce
qu'elle dit, celle-là, qu'est-ce qui lui prend ? » Au
milieu du cercle que formaient les fauteuils et les robes à
crinoline, ce monsieur Souris, dit « la Suprématie »,
dormait tout près du feu, en pleine confiance, très allongé, pattes
et queue étirées en leur plus grande longueur, à la façon des chats
très heureux. De temps en temps je me baissais vers lui pour une
caresse, et il avait le réveil très aimable, répondant toujours par
un petit « trr ! trr ! » qui voulait
dire : « Oh ! c'est toi !… Mon Dieu, quel
bonheur d'être au monde, n'est-ce pas ? et de vivre dans une
maison pareille ! » À quoi je répondais, mentalement bien
entendu : « Je ne saurais le contester, mon cher
Souris ; mais tout de même il y a les revers de la
médaille ; ainsi, tel que tu me vois, je vais être obligé de
me lever demain matin avant le jour, à cause d'une horreur de
version grecque qui n'a pas encore voulu sortir ! » Pour
attester son dédain du grec, il se roulait alors avec des
tortillements de serpent, les quatre pattes en l'air, étalant sur
le beau rouge moelleux du tapis son petit ventre à pelage
d'hermine, léché toujours avec tant de soin, qui était ce qu'il
avait de plus réussi dans sa personne plutôt disgraciée, – et en
général, pour oublier les malheurs qui m'attendaient à l'aube
prochaine, je me roulais, moi aussi, à ses côtés. « Oh !
disait tante Berthe en feignant l'indignation, – mais ce sont des
manières de bourricots dans les près ! » J'ai déjà
beaucoup parlé de ma grand-tante Berthe et de ma tante Claire.
Mais, dans ce livre, qui sera comme une sorte de longue épitaphe
sur des tombes très vénérées, j'en ai jusqu'à présent omis deux
autres, et cela me semble un manquement à leur mémoire,
puisqu'elles m'avaient tant chéri.
D'abord tante Corinne, celle qui avait imaginé
de m'apporter une distraction bien inédite en me faisant faire de
la photographie, chose encore toute nouvelle à cette époque. La
plupart de ces épreuves, bien maladroites, existent du reste encore
et m'éternisent un peu des reflets de chers visages. Tante Corinne,
quelle figure candide et jolie elle avait, sous ses papillotes d'un
gris clair d'argent, toujours si correctement roulées ! Et
combien elle était inaltérablement aimable, dans son effacement
voulu ! Jadis, pour obéir à un mari qui avait fait d'elle une
martyre, elle s'était exilée au loin, n'osant plus donner signe de
vie, et j'ignorais presque son nom, quand un beau jour, vers mes
dix ans, devenue veuve, ruinée et seule, elle nous tomba du ciel,
pauvre épave qui se réfugiait près de nous et que j'aimai aussitôt,
comme si je l'avais toujours connue.
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