Par crainte d'être une charge,
elle avait absolument voulu tenir des écritures dans une maison de
commerce, ce qui l'obligeait chaque jour à quitter la maison de
bonne heure.
Comme je subissais la même obligation matinale
à cause du collège, je ne manquais jamais d'aller aussitôt levé
gratter du bout des ongles à la porte de sa chambre, ce à quoi elle
répondait par un « oui » tendrement affectueux. Or, ce
petit grattement de chat était, disait-elle, ce qui l'aidait le
plus à supporter les aubes grises de l'hiver, et même ce qui lui
devenait le plus cher dans la vie.
Ensuite, il y avait tante Eugénie, notre
voisine, la mère de Lucette et la dame de la Limoise, qui ne
m'était nullement parente, mais qui faisait partie, elle aussi, du
cénacle des anxieuses tendresses groupées autour de moi.
En ce temps-là, on jugeait non sans raison que
les femmes âgées gagnent à ne pas se montrer nu-tête ; or, ma
sœur à part, aucune des figures chéries qui m'entouraient n'était
jeune, hélas ! Toutes étaient donc coiffées de bonnets de
dentelle, avec des coques de ruban ou des fleurs, et ne montraient
de leurs cheveux que des papillotes posées sur les tempes et
lissées si bien qu'elles semblaient vernies. Quant à ma sœur, dont
l'image de jeunesse reste si nettement gravée dans mon souvenir,
elle portait deux nattes qui lui descendaient sur les oreilles, et
le nœud de ses cheveux, trop compliqué comme l'exigeait la mode
alors, était arrangé cependant avec la grâce qu'elle mettait à
toutes choses. Les robes, pour ces petites soirées-là, étaient
rigoureusement montantes, il va sans dire, et, sous l'effort des
crinolines, elles m'amusaient beaucoup en s'enflant soudain comme
des ballons dès que les personnes s'asseyaient.
Outre les jeux, il y avait la partie musicale
dont j'étais un des premiers sujets avec mon professeur de piano et
le violoncelliste qui me donnait des leçons d'accompagnement. Mais
chaque fois que je repense à ces modestes et touchantes soirées de
jadis, je réentends la voix très pure de ma sœur chantant, d'une
façon naïve peut-être, ces vers magnifiquement sinistres :
« Dans la nuit éternelle emportés sans
retour, Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges Jeter l'ancre
un seul jour ? » C'est que ce « Lac », musique
de Niedermeyer, se maintint pendant deux saisons le morceau qui lui
fut le plus redemandé par les douces auditrices en papillotes,
restées sentimentales à la manière honnête de leur temps ;
tellement redemandé que Lucette, avant sa fuite pour la Guyane,
avait défini nos soirées, avec sa petite ironie impayable, par
cette formule lapidaire : « Le lac, le thé, les
tartines. » Pauvre lac, aujourd'hui bien rococo, mais qui
n'était pas sans beauté ! Oserai-je dire ici que Lamartine
m'était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et son
grand profil pompeux ; cependant le début incontestablement
splendide de ce poème, que je m'étais presque lassé d'accompagner
si souvent au piano, avait peut-être amené en moi le premier éveil
de mes terreurs en présence de notre course au néant…
À neuf heures et demie, on apportait le thé,
et c'était toujours à ce moment-là que nous arrivait, de la rue
silencieuse et déserte, la pauvre voix cassée qui chantait, sur un
air si mélancolique : « Gâteaux, gâteaux, mes bons
gâteaux tout chauds ! » La bonne vieille marchande,
entendue ainsi toute mon enfance, passait toujours avec sa même
régularité presque inquiétante, presque fatale dirais-je, comme ces
coucous qui, pour chanter nos heures fugitives, sortent
automatiquement des vieilles pendules.
Il frisait son entrée, le thé, sur le toujours
même immense plateau rouge, qui datait de l'Empire ; quant aux
fameuses tartines, les assiettes en vieux Chine dans lesquelles on
les servait tous les dimanches venaient de notre maison de l'île,
apportées depuis deux siècles par des ascendants inconnus dont les
aventures de jadis dans les mers Jaunes avaient de tout temps
beaucoup surexcité mon imagination.
Sur la fin de la soirée, nous ne tenions plus
en place, la petite Marguerite et moi, pris d'un impérieux besoin
de mouvement, de galopade à toutes jambes, de course éperdue
n'importe où. Nous n'osions plus, nous trouvant trop grands, nous
échapper du salon comme les années précédentes pour faire tapage
dans la salle à manger, en poursuites folles autour de la table
ronde ; mais tous les soirs, lorsque nos voisins les D*** nous
quittaient, emmenant la petite fille, et qu'on allait les conduire
jusqu'à la porte, oh ! combien l'air froid du dehors était
tentant, et aussi la rue, la longue rue droite, toute silencieuse,
toute vide, toute noire entre ses modestes maisons fermées, et où
personne ne passait ! Alors, chaque fois c'était irrésistible,
cette petite Marguerite et moi nous n'étions plus que deux jeunes
bêtes captives dont la cage se serait ouverte, nous nous élancions
sans but, sans raison, brûlant les pavés, jusqu'à perdre haleine,
pour une randonnée délicieuse de trois ou quatre minutes qui nous
retrempait de vie…
À mon retour au salon, où je rentrais la
poitrine voluptueusement dilatée par l'air vif et parfois glacial,
c'était par contraste l'heure très recueillie où mon père ouvrait
la grosse Bible du XVIIe ; il en lisait un court passage,
après quoi nous tombions tous à genoux pour la prière finale de la
journée.
Dès qu'on s'était relevé, nos bonnes de l'île
d'Oléron, qui étaient venues elles aussi se prosterner parmi nous,
se hâtaient d'apporter un monumental étouffoir de cuivre rouge,
datant des ancêtres, et où généralement mon père tenait à plonger
lui-même les bûches encore enflammées : c'était la minute de
la retraite sans rémission ; j'embrassais tendrement tout le
monde et m'en allais dormir…
Personne, hélas ! non, personne ne me
reste plus de ce temps heureux, qui lui-même s'efface de ma
mémoire, trop encombrée aujourd'hui par les plus éclatantes images
de cette terre. Ce fut sans doute un des malheurs de ma vie d'avoir
été beaucoup plus jeune que tous les êtres qui m'aimaient et que
j'aimais, d'avoir surgi parmi eux comme une sorte de petit Benjamin
tardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses,
– et puis d'être laissé si affreusement seul pour les suprêmes
étapes de la route !
IV
Dès le commencement de décembre, ma sœur et
moi nous avions, comme jadis, placardé dans la salle à manger des
petites affiches exposant nos desiderata pour les étrennes, et
cette année-là fut, hélas ! la dernière des dernières où nous
rimes encore la fête du premier de l'an et le réveillon de minuit,
malgré l'absence de Lucette qui jusqu'alors en avait été l'âme, la
gaieté et la fine drôlerie. Parmi tant de choses qui me furent
données ce le 1er janvier 1864, il y eut de très beaux livres de
voyages illustrés, et c'était l'époque où les images commençaient
d'être vraiment artistiques ; les palmiers qui y figuraient,
au lieu d'être conventionnels comme dans les livres précédents,
avaient été dessinés d'après nature. Des palmiers, il y en avait
aussi de photographiés, dans les épreuves transparentes que je
reçus pour mon stéréoscope, et ce fut pour moi une révélation
soudaine et précise de cette flore tropicale qui jusque-là
m'appelait confusément. Oh ! voir des palmiers ! Je
rêvais cela, comme naguère, avant mes voyages chez l'oncle du Midi,
j'avais rêvé de voir des montagnes. Le palmier d'appartement, qui
de nos jours encombre même les loges des concierges, n'était pas
venu jusqu'à notre province, et surtout on n'avait pas encore
acclimaté, dans notre Sud-Ouest attiédi par les continuels courants
du golfe des Antilles, le palmier chamaerops, qui y croît
maintenant partout.
Oh ! si on avait pu me donner alors une
vision anticipée de notre cour de Rochefort, telle qu'elle est
aujourd'hui, – avec ses chamaerops de pleine terre, hauts comme de
vrais arbres, apportant leur note si nouvelle et si étrange auprès
de mon cher petit bassin inchangeable, – j'aurais cru qu'un heureux
cataclysme avait déplacé l'axe du monde.
Pour me troubler davantage, des lettres
m'arrivaient des colonies, des lettres très longues et détaillées
tout comme à un grand garçon. C'était Lucette qui me parlait des
forêts vierges de la Guyane ; c'était mon frère, qui me
contait des promenades à dos d'éléphant, ou des chasses aux oiseaux
merveilleux parmi les végétations folles de l'Indo-Chine…
Je le sentais aussi très préoccupé de mon
avenir, ce frère toujours si lointain, mais qui m'aimait tant, et
ses idées là-dessus me paraissaient plus pratiques que celles de
mon père, parce qu'elles étaient plus modernes.
« Il faut pourtant que je te parle un peu
de tes études, m'écrivait-il cet hiver-là. Dis-moi bien dans ta
prochaine lettre, mon bijou chéri (sic), les choses pour lesquelles
tu te sens le plus de dispositions. Moi, je tiens toujours pour les
mathématiques, tu sais ; c'est à cela que je voudrais surtout
te voir mordre ; le latin et surtout le grec, n'y consacre pas
trop de temps. Fais aussi tes efforts pour contenter tes
professeurs de dessin et de musique ; tu verras combien ces
deux talents te seront agréables plus tard. Quant à l'histoire
naturelle, je suis heureux que tu t'y intéresses ; tu ne te
doutes pas de tout ce que je te rapporterai de joli pour ton
musée. » Venait ensuite ce conseil, qui m'avait frappé
singulièrement, donné par ce frère dont je n'étais pas sans avoir
soupçonné la vie romanesque, passionnée, manquant un peu de
sagesse :
« Cher enfant, continue toujours d'être
sage, aimable et pieux ; tu ne saurais te persuader combien
d'amers regrets tu t'épargneras ainsi… »
V
Ce quatorzième hiver de ma vie passa, en se
traînant un peu, mais enfin il passa. Les premières timides fleurs
reparurent aux branches qui avaient semblé mortes, et, le 21 mars,
j'allumai, au fond de la cour, mon petit feu de joie traditionnel
pour fêter le printemps. L'événement capital en perspective était
le mariage de ma sœur avec notre cousin du Midi, fixé aux premiers
jours de l'été ; je ne cessais d'y penser ; certes, je me
disais que ce serait très amusant, cette cérémonie, mais combien
les lendemains seraient sinistres, car cette grande sœur tant aimée
nous quitterait après, et je ne me résignais pas à son départ
définitif de la maison, où elle incarnait la vie, le charme et la
jeunesse.
Ce printemps donc, le dernier où nous devions
la posséder tout à fait, je passai beaucoup de temps auprès d'elle,
dans son atelier dont je n'ai guère parlé jusqu'ici, bien qu'il ait
été un de mes lieux d'élection depuis mon enfance. Son atelier, mon
père l'avait fait construire pour elle quelques années plus tôt,
jugeant avec raison qu'elle avait assez de talent comme peintre
pour trouver là sa voie dans l'avenir, au cas où elle ne se
marierait pas. C'était une très grande pièce, haute de plafond, qui
donnait par de larges baies sur notre cour et sur les jardins du
voisinage. Aux murailles, peintes couleur bronze, étaient
accrochées en rang toutes ses études de l'atelier Léon Cognet, et
quelques copies vraiment remarquables qu'elle avait faites au
Louvre ; il y avait aussi sur les étagères des plâtres, des
bustes, des moulages de figures antiques. Là, souvent, au milieu
d'une petite cour d'amies, d'élèves, de modestes admirateurs et
admiratrices, elle trônait avec la plus spirituelle bonne grâce, ne
quittant pas sa palette ni son long bâton mince, qu'elle tenait
d'une façon très élégante dans sa main toute petite. (On était
encore à l'époque du « bâton » qu'avaient pratiqué tous
les peintres d'autrefois pour s'appuyer le poignet ; on
ignorait ces tarées de couleur, boueuses, informes, par lesquelles
aujourd'hui on arrive beaucoup plus facilement et plus vite à des
semblants d'effets ; la peinture était restée honnête, dans le
sens attribué par Ingres à un tel mot ; c'est pourquoi le
bâton semblait toujours nécessaire, pour donner au coup de pinceau
sa décision et sa netteté.) Une des visions d'elle dans son
atelier, qui est restée le plus ineffaçable de mon souvenir, date
de cette année-là et d'un beau matin de mai, le premier matin où
nous était arrivée tout à coup la grande chaleur lumineuse de l'été
avec un délirant concert d'hirondelles. Dans cet atelier, je
l'attendais en compagnie de notre professeur d'anglais, – car nous
prenions ces leçons-là ensemble (d'après la méthode Robertson, en
paraphrasant la toujours même histoire d'un certain sultan Mahmoud
et de son grand vizir). Elle entra, dans un rayon de soleil, ayant
à la main son long bâton qu'elle tenait comme une canne du XVIlIe
siècle, et vêtue d'un peignoir genre créole que je ne lui avais
encore jamais vu, blanc à grands dessins jaune d'or, pli Wateau,
crinoline et quantité de volants. De son regard si fin, souvent un
peu moqueur et si drôle, elle nous interrogea tout de suite sur
l'effet produit, ayant l'air de nous dire : « Je suis
tout de même un peu cocasse, n'est-ce pas, dans mes falbalas de
deux sous ? » Le fait est que ce costume sensationnel
avait été tout simplement taillé dans une vieille cotonnade hindoue
dénichée au fond des coffres du grenier. Mais, au contraire, nous
la trouvions charmante, elle nous semblait personnifier l'été, qui
justement nous arrivait en même temps qu'elle, et son apparition de
ce jour me confirma une fois de plus dans le sentiment qu'elle
était une créature à part, que parmi les jeunes filles de notre
monde aucune n'aurait jamais son aisance ni sa grâce. Ce qui
contribuait sans doute à la distinguer des autres, comme allure
générale, c'est qu'elle avait voyagé de très bonne heure, du moins
pour son époque ; elle avait fait des séjours à Paris, et
aussi des séjours en Alsace, chez le pasteur de Mulhouse, ami
intime de notre famille, d'où elle s'échappait parfois avec des
amies protestantes pour visiter les lacs de Suisse, ou pousser une
pointe en Allemagne.
Elle avait beaucoup étudié et elle écrivait
d'une façon délicieuse, avec un esprit étincelant ; mon père,
très lettré lui-même et poète à ses heures, en était fier, tandis
qu'il s'affligeait de me voir toujours irrémédiablement dernier en
composition française. Pendant ses absences, qui duraient jusqu'à
deux ou trois mois, elle m'écrivait de longues lettres qui me
charmaient, surtout ses descriptions du lac de Lucerne dont je me
souviens encore. Elle m'adorait et je l'admirais sans réserves, ce
qui lui donnait sur mon imagination d'enfant un ascendant suprême.
Elle voyait tout, ou elle devinait tout, et, dans ma petite
enfance, elle m'avait persuadé sans peine qu'elle était un peu
sorcière.
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