– C'est vous, son petit ami de cœur ? Alors vous ne saviez pas ? On l'a emportée d'urgence à l'hôpital hier au soir, pour une opération à l'intestin… Cela pressait, paraît-il. » Je m'en allai vraiment triste, comme si, pour tout de bon, je l'aimais un peu, – et, de ce fait, la Deuxième Ballade de Chopin, que je jouai ce même soir à l'« Union des Poètes », a toujours gardé pour moi quelque chose de son souvenir.

Le jeudi suivant j'appris qu'elle était morte sous le bistouri. Il y avait de cela huit jours passés ; donc elle n'était déjà plus rien qu'une effroyable chose sous la terre, ou bien, ce qui m'aurait encore davantage serré le cœur, peut-être n'était-elle plus que des morceaux momifiés, étalés comme pièces de dissection sur des tables de laboratoire… Pauvre femme ! En somme, pendant plus de trois mois de mon exil, elle m'avait donné avec élan tout, tout ce qu'elle possédait au monde, sa forme encore admirable, ses si jolis yeux et l'expression tendre de son sourire ; en retour, je l'avais cruellement blessée, mais voici que son dernier regard, de reproche silencieux, l'avait tout à coup ennoblie dans ma mémoire… C'est pourquoi je veux dire ici son nom : Paule. Cela me révolte bien un peu de l'inscrire, ce nom, dans ces notes où j'en ai cité d'autres si vénérés, mais ce sera comme la pieuse petite visite d'adieu que je n'ai même pas pu faire à sa fosse, puisque je n'ai jamais su dans quel trou anonyme on l'avait enfouie, sans doute en un coin lugubre de quelque cimetière de miséreux.

XLII

Le Paris de ce temps-là n'était pas encore tout à fait l'asile d'aliénés qu'il est devenu de nos jours ; la fièvre de vitesse et de bruit y sévissait moins intolérablement et, pour arriver à se faire écraser dans les rues par les débonnaires voitures à chevaux, il fallait y mettre vraiment de la bonne volonté. Mais c'est égal, cela m'oppressait de sentir nuit et jour autour de moi une si compacte agglomération humaine, tant de milliers de souilles haletants, un tel amas de convoitises et de souffrances. Et puis tout me paraissait factice dans ce monde trépidant. D'ailleurs l'esprit qu'avaient les Parisiens en général m'était antipathique, surtout celui des garçons de mon âge, bourrés de lectures et de jugements superficiels tout faits : ils tranchaient de haut les questions, avec une aisance qui à première vue me démontait et qui à la réflexion me faisait sourire ; presque tous me semblaient des petits vieillards, nous parlions rarement la même langue, et je ne me liais guère avec eux. Non, plutôt je m'isolais dans le rêve de ma province natale, dans la nostalgie de mes plages de l'île et de mes bois de chênes verts. Pour moi le seul incident notable de la semaine était l'arrivée du courrier qui m'apportait les lettres de mon père, de ma mère et de ma sœur. Lettres de plusieurs pages, comme on prenait le temps d'en écrire alors, elles me racontaient – et souvent avec l'esprit le plus fin, la grâce la plus touchante – mille choses de chez nous et répandaient dans ma triste chambre un peu de l'air de la maison. Celles de mon père, – écrites toujours de son impeccable écriture droite qui était courante sous sa plume mais qui semblait une soigneuse calligraphie, – contenaient de précieux conseils sur différents sujets, conseils qui paraîtraient, hélas ! un peu surannés de nos jours, mais qui seraient encore agréables à lire, tant ils étaient spirituellement donnés. Toutes ces lettres, alors si pleines de vie, on pense bien que j'ai eu le tort de les conserver… Et après moi où iront-elles ?

XLIII

Cependant un événement auquel j'attachai une importance extrême marqua pour moi la fin du brumeux hiver : on décida que je ferais ma première communion à Pâques ; je venais d'accomplir ma dix-septième année, et, chez nous les protestants, c'est l'âge. Je commençai donc à suivre le catéchisme au temple de l'Oratoire du Louvre. Mais, dès les premiers jours, trop de précisions, trop de dogmes rebutèrent ma foi déjà chancelante ; le milieu d'ailleurs ne cadrait pas, le Quartier latin était trop près, et en outre mes cousins de Paris, qui appartenaient à une branche catholique de ma famille et qui étaient surtout athées, traitaient la chose avec une sorte de dédain qui me déconcertait. Je restais encore assez croyant pour me sentir épouvanté des menaces de l'Évangile contre ceux qui s'approchent indignement de la Sainte Table : j'écrivis donc à mes parents des lettres suppliantes pour leur demander de tout remettre à une autre année, de m'autoriser à recevoir la communion plus tard des mains de certain vieux pasteur à cheveux blanc, dans notre île, dans le vénérable petit temple de Saint-Pierre-d'oléron que sanctifiaient pour moi tant de prières ancestrales. Mais ils crurent devoir persister et il fallut me soumettre. Ils avaient raison en somme, car pendant les trois années suivantes je serais à l'École Navale, du moins il fallait l'espérer, et, si je ne profitais de mon séjour près de l'Oratoire du Louvre, cela me repousserait beaucoup trop loin.

Quand vint le jour de Pâques, j'avais l'âme en détresse. Personne d'ailleurs ne m'accompagnerait au temple ; j'étais seul, complètement seul pour cette solennité où tous les autres enfants sont toujours si entourés, même par les parents les plus incrédules.

Toute la matinée, enfermé dans ma triste chambre, j'essayai vainement de me recueillir et de prier ; je relus mon évangile selon saint Jean, celui des quatre que je préférais, je relus la copie qui ne me quittait jamais de la lettre de rendez-vous céleste écrite par mon frère au moment de sa mort dans le golfe de Bengale. Mais non, mon cœur restait glacé.

À l'heure de m'habiller pour aller au temple, je crus devoir mettre ce que j'avais de mieux, un élégant costume de printemps que mes cousins venaient de me faire faire : veston court en velours noir, et pantalon collant ; avec cela, col Shakespeare rabattu à longues pointes et gants couleur « sang de bœuf ».

Mais quand mon image me fut renvoyée par mon odieuse armoire à glace, – dont l'acajou me faisait toujours l'effet d'avoir été ainsi éraillé et bossué au cours d'un passé honteux, – je fus consterné ; il m'apparut que j'étais le type de ce que l'on appelait en ce temps-là un petit crevé, de ce que l'on a plus tard appelé un petit gommeux ou un petit je ne sais quoi encore. Et c'était vraiment moi ce garçon, ex-ami de cœur d'une fille de brasserie, qui allais me présenter à la Sainte Table !… En toute hâte, car l'heure pressait, je changeai de vêtements, je repris un de mes costumes d'hiver d'apparence plus modeste, et, toujours seul comme un abandonné, je partis enfin pour le temple où j'arrivai presque en retard.

Cette première communion, sur laquelle j'avais fondé tant d'espoir, ne fut en somme qu'une simple formalité accomplie avec respect et rien de plus.

Après la cérémonie, quand je me retrouvai dans la rue de Rivoli, perdu au milieu de la foule endimanchée et bruyante, j'avais dans le cœur cette impression de vide affreux que, tant d'années après, je devais retrouver plus définitive encore à Jérusalem, la nuit que, trop orgueilleusement sans doute, j'avais voulu passer, seul sous les étoiles d'Orient et sous les oliviers millénaires, au jardin de Gethsémani…

XLIV

Trop livré à moi-même, je ne travaillais vraiment pas assez ; cela ne me venait que par grands à-coups, en même temps que des terreurs de manquer la Marine et de sombrer dans un lamentable avenir ; mais ces beaux zèles étaient sans durée.

Quand le printemps arriva peu à peu, répandant sur Paris sa tiédeur et sa lumière nouvelle, un de mes camarades me persuada d'aller passer un dimanche avec lui dans les bois des alentours. Je me méfiais de ces bois-là, et combien j'avais raison ! Trop d'arbres du Nord, des bouleaux, des sapins qui me donnaient froid à regarder. Ensuite il y manquait ce charme intime du sol qui pour moi passe avant tout, ce charme des vieux sols primitifs et jamais dérangés depuis que le monde est monde, comme en certains coins de la Limoise ou de Fontbruant ; il y manquait ces petites plantes exquises qui ne se risquent à pousser qu'après des siècles de tranquillité et de silence. Sur cette terre d'ici, tant de fois piétinée, retournée, dénivelée par les hommes, ne croissaient guère que ces plantes communes et de vulgaire aspect, – plantes d'avant-garde, dirai-je, – que la nature se hâte d'envoyer en attendant mieux, pour tapisser coûte que coûte les remblais qui n'ont pas de passé. Et puis, pas de vrais hameaux, mais des villas pour boutiquiers, des guinguettes ; pas de paysans non plus, mais des gens de banlieue. On ne m'y reprit point le dimanche suivant, à cette campagne parisienne ; je lui préférais encore les Champs-Élysées ou le jardin des Tuileries.

XLV

En mai, je tombai tout à coup très amoureux de l'Impératrice. (C'est un accident qui arrivait à beaucoup d'hommes de ce temps-là.) Elle allait souvent du côté du Champ-de-Mars, pour inaugurer différentes choses, et je perdais des heures de travail à attendre le passage de sa voiture, très obscurément confondu parmi la foule. À demi couchée dans son landau, qui avait une autre allure que les autos des princes de notre époque, elle était idéale à voir passer, et aucun profil de femme n'était comparable au sien.

Pendant la fin de mon séjour à Paris, son image suffit à me préserver complètement des filles que mes camarades fréquentaient.

Dans ces notes, où j'ai déjà ouvert tant de parenthèses sur l'avenir, je puis bien parler aussi de ma présentation à cette souveraine qui n'eut lieu que trente années plus tard, après sa déchéance effroyable. À l'Hôtel Continental, le hasard m'avait fait habiter tout auprès de son appartement de louage, et elle avait bien voulu m'accorder gracieusement une audience.

Mon émotion fut grande quand je la revis là, devant moi, belle toujours, mais si changée, dans son éternelle robe de deuil en laine noire. Jadis, qui m'eût dit qu'il me serait donné un jour de baiser cette main, alors si inaccessible pour moi et que j'avais tant de fois regardée de loin, à peine distincte au milieu des dentelles du costume d'apparat et passant si vite, au grand trot des chevaux magnifiques ! Dans ce simple salon d'hôtel, Sa Majesté était assise à contre-jour près d'une fenêtre et son profil de septuagénaire, resté charmant, se détachait en ombre sur le jardin des Tuileries, sur les plates-bandes de fleurs qui remplaçaient aujourd'hui son palais d'Impératrice. Elle daigna sourire avec une bienveillance amusée, quand je lui contai discrètement les enthousiasmes du pauvre petit lycéen d'autrefois perdu dans la foule pour l'apercevoir…

XLVI

On m'envoya passer mes vacances de Pâques en pleine campagne aux environs de Dreux, chez un ingénieur très huguenot, ami de ma famille, et là, un jour de pluie, j'écrivis sur le petit cahier confidentiel qui ne me quittait jamais, ces souvenirs de Limoise, trop imprégnés d'exagération enfantine :

Cela se passait à la Limoise quand j'avais huit ou neuf ans. Il devait être midi en juillet, par une chaleur torride. La vieille maison grise fermée contre le soleil, semblait assoupie sous ses arbres. J'étais au rez-de-chaussée, dans la « chambre blanche », avec Lucette qui lisait, et l'envie de courir me prit : j'entrouvris donc la porte du jardin qui laissa entrer dans notre pénombre un violent rayon de lumière, et puis je la refermai sur moi et me trouvai dehors au milieu de toute la silencieuse splendeur de ce midi d'été.