Notre pauvreté actuelle,
encore acceptable et d'ailleurs très courageusement acceptée, avait
eu surtout pour résultat de resserrer davantage les liens de la
famille, dans un commun effort vers un minimum de privations ;
on s'était décidé à vendre un peu d'argenterie, une miniature de
Fragonard, etc. Du fond des vieux coffres jadis rapportés de l'île,
on avait exhumé des cachemires qui, teints en noir, avaient fourni
des robes presque jolies. Un peu de gaieté reparaissait sur les
visages des chères vieilles dames en papillotes et en crinoline, un
peu de cette foncière gaieté qui témoigne d'une conscience nette et
d'un caractère aimable, et que les épreuves n'ont que momentanément
le pouvoir d'abattre.
Quant à la fille de ma sœur, ce bébé pour qui,
l'année dernière, on implorait, par une vieille chanson, le passage
de la bienfaisante Dormette, elle était devenue cette année une
petite personnalité qui courait partout dans le jardin et qui avait
déjà des boucles blondes ; elle représentait parmi nous un
joyeux petit élément nouveau, une sorte de rajeunissement pour les
aïeules et les grand-tantes.
Maintenant que je faisais couramment à pied,
par le raccourci des communaux, les vingt et quelques kilomètres
entre notre maison et celle de ma sœur, j'allais de l'une à l'autre
à tout propos. Ces vacances en somme me paraissaient devoir être
courtes ; dès que j'étais à Fontbruant, je m'inquiétais de
perdre des journées de mon séjour à Rochefort, et vice versa.
La forêt des chênes verts et le ravin ombreux
de la Gitane me charmaient encore plus intimement, aujourd'hui que
les moindres rochers, les moindres arbres, les moindres roseaux
m'étaient familiers, et dans mes promenades je continuais
d'emporter, par tradition, mon revolver d'autrefois, bien que cela
me parût un peu puéril de l'avoir ainsi toujours à ma ceinture.
Enfin un jour de septembre, à Fontbruant,
comme je revenais d'une de mes longues explorations habituelles
dans le marais aux grottes et aux libellules, mon beau-frère, du
plus loin qu'il m'aperçut, agita gaiement en signe d'appel un
journal déplié qu'il tenait à la main : c'était le Moniteur
qui donnait la liste des candidats reçus à l'École Navale, et j'y
figurais avec le numéro 40 sur quatre-vingts et quelques.
Je ne me souviens pas d'en avoir eu beaucoup
d'émotion, tant je m'y attendais avec certitude, mais quand même,
c'était mon sort définitivement fixé, c'était l'avenir de voyages
et d'aventures qui s'ouvrait devant mes dix-sept ans avides
d'inconnu !…
L
Comme il s'agissait cette fois d'un plus grand
départ que celui de l'an dernier pour Paris, à la fin de septembre
on m'envoya dans l'île faire mes adieux à mes tantes de
Saint-Pierre-d'oléron que je n'avais pas vues depuis plus d'une
année. Je m'en allai par la « canonnière » qui devait
aborder à Boyard, d'où je n'aurais plus que cinq ou six kilomètres
à faire à pied pour arriver à destination. Cette canonnière qui
avait de tout temps joué un rôle dans notre vie de famille, était
un petit bateau de guerre qui, trois fois par semaine, partait de
l'arsenal pour aller ravitailler les postes des îles et les navires
de la rade ; on y donnait passage aux « civils » du
pays, et nos domestiques, qui étaient toujours des originaires
d'Oléron, en usaient fréquemment pour aller et venir ; elle me
déposa sur cette plage de Boyard qui est de sable fin et de
coquilles délicates, et qui jamais ne s'agite parce qu'elle regarde
le continent, par opposition avec les plages de la côte ouest de
l'île, la « côte sauvage », qui regardent le grand large
et sont battues par une mer terrible.
Entre des vignes déjà dorées et des marais
semés de ces gros tas de sel qui, en automne, simulent des tentes
de campements, je m'acheminai vers Saint-Pierre en suivant des
petites routes tranquilles, où l'on respirait une brise saline,
parfumée par les œillets roses et les immortelles des sables. Je
traversai le village de Sauzelle connu dans l'île pour ses
sorciers, dont les maisonnettes sont blanchies comme celles des
Arabes et où des aloès de pleine terre, grands comme ceux
d'AIgérie, poussent dans les jardinets. Enfin, j'arrivai à notre
vieille petite ville de Saint-Pierre, qui a ceci de particulier et
d'isolant, c'est d'être dans une île, mais au milieu des terres,
par conséquent sans baigneurs ni touristes, vivant comme jadis de
son humble vie régionale, grâce au sel de ses marais et aux raisins
de ses vignes ; par cette chaude soirée, elle semblait dormir
sous son suaire de chaux blanche, et des fleurs, des œillets, des
giroflées formaient plates-bandes, le long de ses rues désuètes, au
pied de tous les murs, suivant l'usage de l'île.
Notre antique demeure familiale avait été
depuis longtemps vendue, hélas ! et ce n'est plus là que je
trouvai mes tantes pauvres, mais dans une plus modeste maison du
voisinage. Ma grand-tante Clarisse, quatre-vingts ans, sœur de ma
grand-mère et ruinée définitivement comme elle, m'attendait dans
l'un de ses toujours mêmes fauteuils Louis XIV en tapisserie, les
plus luxueux débris qu'elle possédât encore de l'aisance
ancienne ; assise le buste droit, dans une attitude de
douairière, ayant ses éternelles coques de satin blanc à son
bonnet, que, pour sortir, elle recouvrait d'un cabriolet de satin
noir, elle représentait bien elle aussi, comme ma grand-mère, le
type de la vieille dame huguenote ; d'effroyables et
dramatiques malheurs avaient à jamais durci son visage, mais on
voyait encore combien elle avait été jolie ; du reste ses
yeux, demeurés noirs comme la nuit, suffisaient à témoigner que
jadis les Maures d'Espagne avaient envahi notre île… Près d'elle se
tenaient ses deux filles, mes tantes à la mode de Bretagne, déjà
d'une soixantaine d'années et les cheveux très gris, mais qui
cependant se coiffaient d'une manière moins archaïque.
Leur intérieur de quasi-misère avait des
meubles Louis XIV ou Louis XV, on ne peut plus simples pour leurs
époques, mais qui venaient tous de notre famille, et rien de
moderne ne détonnait nulle part ; aussi les chambres de leur
maison m'inspiraient-elles un respect charmé, comme des recoins
intacts des temps révolus.
Le bruit de mon arrivée s'étant vite répandu
dans le quartier, je vis bientôt venir de bonnes vieilles gens en
costume de l'île, qui avaient été des vignerons, des saulniers, des
saulnières de mes grands-parents et qui m'appelaient encore
« notre petit maître » ; je reçus même une visiteuse
à bâton, une certaine vieille Augère, pour moi très vénérable parce
qu'elle avait été la nourrice de maman, et qui, pour me faire
honneur, avait mis la plus haute de ses coiffes blanches, montées
sur des carcasses en fil de laiton : tout un petit monde non
contaminé encore par le moderne démon de l'Envie, resté paisible,
honnête, débonnaire et heureux, que je ne devais plus jamais
revoir…
Pour finir la journée, au crépuscule, j'allai
dire adieu à notre antique maison familiale, habitée aujourd'hui
par le pasteur protestant et où je me sentais encore un peu chez
nous. Sous les couches de chaux amoncelées depuis deux ou trois
siècles, ses murailles, son large porche au cintre de pierre
avaient perdu leurs saillies comme les demeures arabes d'autrefois,
et elle se maintenait immuable, telle qu'au jour où mes ancêtres en
étaient partis pour leur douloureux exil en Hollande, à la
Révocation de l'édit de Nantes. On me laissa errer seul dans le
grand jardin enclos de murs, où des buis centenaires bordaient les
allées, et, tout au fond, dans le bois où dorment nos aïeux
huguenots qui furent exclus des cimetières catholiques : c'est
là surtout que je m'attardai dans le silence, en méditation
profonde, et j'y sentis comme un appel, un reproche de ces
ascendants inconnus, persécutés jadis pour la foi qui commençait de
chanceler beaucoup dans mon âme.
Le lendemain, qui tombait un dimanche, j'allai
au temple avec mes tantes. Les robes de soie noire qu'elles avaient
mises, peut-être les dernières robes de soie qu'elles possédaient,
m'émurent d'une tendre pitié, parce que la couleur tournait déjà un
peu au rouge, et je m'attendais à voir la pauvre étoffe élimée, à
bout d'usage, se fendre sur les cercles de leurs crinolines.
Ce petit temple de Saint-Pierre n'avait pas
cessé d'être un lieu sacré pour moi. Rebâti vers 1830, sur un
terrain qu'avait donné l'un de mes arrière-grands-oncles, il était
tout blanc de chaux, cela va sans dire, et infiniment simple ;
à l'intérieur, le bois de ses rangées de bancs à dossier et sa
chaire pour le prêche étaient cirés avec un soin minutieux, et une
grosse Bible posait sur sa sainte table. C'était là que ma mère
avait eu ses pieuses rêveries de jeune fille, là qu'elle s'était
mariée, là que le pasteur actuel avait baptisé ma sœur, là aussi
que j'aurais pu faire ma première communion avec le plus de
recueillement, surtout avec le moins de crainte, et enfin c'était
encore le lieu du monde où je me sentais le plus près du Dieu de
mon enfance.
Devant un auditoire où dominaient les hautes
coiffes, y compris celle de la bonne Augère venue avec son bâton,
le pasteur à cheveux blancs nous lut et nous développa des passages
de l'incomparable « Sermon sur la montagne », et tout mon
petit passé d'enfant mystique s'éveilla soudain pour m'envahir le
cœur ; aussitôt je retrouvai, très rayonnants dans mon
souvenir, le rendez-vous céleste que mon frère nous avait donné à
tous, sa lettre d'agonie qu'éclairait une si triomphante certitude,
et les paroles d'espoir écrites par notre mère sur sa Bible.
Oh ! notre mère !… Ne jamais la perdre ; après la
mort, la revoir, revivre nous tous auprès d'elle pour
l'éternité !… Le Christ nous avait promis cela, et, si je
pouvais obtenir cette radieuse assurance, rien ne m'épouvanterait
plus !
Alors je me mis à prier comme un
illuminé ; je suppliai Dieu de me pardonner mes fautes, déjà
si graves à mes yeux, de me pardonner surtout la manière distraite
et indigne dont j'avais fait ma première communion à Paris, à
l'Oratoire du Louvre, – et puis, comme ma prière empruntait quelque
chose d'un peu solennel à l'approche imminente de mon premier
départ de marin, je lui demandai aussi de me bénir dans cette
aventureuse carrière qui allait devenir la mienne… À ce moment, par
les petites fenêtres cintrées du temple, le clair soleil d'été, –
qui, au milieu de l'effroyable vide bleu, tournait
imperturbablement comme depuis des millénaires sans nombre, –
commença soudain d'envoyer ses rayons sur la chaux des murs,
inondant les fidèles, toutes les humbles coiffes, d'une lueur de
fête, et ce fut pour mon imagination encore enfantine comme une
douce et souriante réponse ; je me sentis exaucé, pardonné,
affranchi du péché, des séparations et de la mort…
Au cours des quelques années qui suivirent, il
m'est bien arrivé encore d'avoir des élans vers le Christ, aux
heures où il m'a fallu regarder de tout près la Reine des
épouvantements ; mais ce fut ce dimanche-là, dans ce temple de
village, qu'une véritable prière chrétienne jaillit de mon âme pour
la dernière des dernières fois.
LI
Quitter la maison paternelle me parut
cependant moins douloureux que l'an dernier, d'abord parce que
c'était mon second départ, et puis surtout j'étais pour ainsi dire
anesthésié par la pensée de tout l'inconnu qui m'attendait en
mer.
Au commencement d'octobre nous fîmes le voyage
de Brest, tous ensemble, les huit enfants de Rochefort reçus à
l'École Navale cette année-là, et un officier de marine, père de
l'un de nous, prit charge de nous surveiller en route. Le chemin de
fer Sud de Bretagne n'existait pas encore, et ce fut par le petit
bateau à vapeur de la rivière de Châteaulin que nous arrivâmes
là-bas, le soir du second jour, au crépuscule, pour accoster au
pied de la colossale muraille de granit qui soutient au-dessus de
la mer l'esplanade du cours Dajot. Dans la rivière encaissée par
laquelle nous étions venus, entre des collines tapissées de
bruyères violettes ou roses, j'avais déjà remarqué le caractère,
tout nouveau pour moi, de cette Bretagne qui devait exercer ensuite
un charme croissant sur mon imagination pendant une douzaine de
belles années, mais qui plus tard me laissa tellement déçu… Je me
rappelle aussi que je fus frappé par l'aspect majestueux et morose
de ce quartier de Brest auquel nous abordions ; le silence
régnait au pied des hautes maisons mornes et grises ; à cette
tombée d'une nuit d'octobre, il faisait triste et humide dans les
allées d'ormeaux séculaires du cours Dajot, où languissait sur son
socle une vieille nymphe démodée, en marbre blanc rongé par les
continuelles pluies bretonnes. J'eus tout de suite conscience
d'arriver dans une région plus dépourvue que la mienne de ce soleil
que j'adorais déjà d'un amour presque païen. Et puis, au lieu de
nos pierres blanches, tout ce granit, toujours ce dur granit de
l'Armorique entassé avec profusion partout ! Oh ! combien
les choses d'ici étaient différentes de celles de mon
pays !
Le lendemain donc, je fis ma première entrée
dans le grand et sombre arsenal de Brest, vallée de granit, –
toujours ce granit, – déjà si étroite par elle-même et si encombrée
de matériel de combat, où l'on se sent de partout écrasé par le
monde de ces pierres bleuâtres, tant les ateliers, les magasins de
la Marine s'étagent lourdement les uns par-dessus les autres.
Dans des passages surplombés où traînaient des
canons, des obus, des câbles de navires, plusieurs corvées de
matelots s'empressaient à transporter de lourdes choses, et tout ce
lieu, – où je devais plus tard m'empresser moi-même à des armements
de navires, – me parut sévère et un peu terrible, malgré le beau
temps qu'il faisait, ce jour-là par hasard, et la douce pâleur du
soleil d'octobre.
On nous mena dans une salle à murailles
massives, parfumée au goudron maritime, où nous guettaient des
adjudants, qui nous donnèrent d'abord des « numéros »
pour remplacer nos noms, et puis se mirent à nous costumer en
marins. C'était la première fois que je me sentais définitivement
seul au milieu d'inconnus, en même temps que c'était mon premier
contact avec cette classe de durs serviteurs de la Flotte, – qui
depuis ce temps-là s'est gâtée, hélas ! comme toutes choses,
au souffle du modernisme, mais qui de nos jours pourtant se compose
encore en majeure partie d'hommes merveilleux par leur dévouement,
leur endurance, leur loyauté, leur courage et leur cœur.
Dans le fond, ils avaient l'air plutôt
paternel et bon enfant, sous leur masque de range-à-bord, mais
c'est égal, avec eux on subissait déjà l'emprise de la discipline
militaire, et je compris d'un seul coup que je n'étais plus libre,
moi qui n'avais même pas connu le petit numérotage des lycées ni
leur discipline pour rire : – « Numéro 112,
appelaient-ils, venez ici essayer une autre vareuse !… Allons,
pressez-vous, numéro 93 ! » Elles étaient rudes à la
peau, les chemises qu'ils nous offraient, et, par-dessus de
grossiers costumes en laine bleue, ils nous firent endosser des
complets de toile à voile plus raides que du carton, qui sentaient
le filin neuf comme des néophytes qui viennent de prononcer leurs
vœux dans un monastère, nous abandonnions là, en même temps que nos
noms, tous nos vêtements, tous nos objets personnels ; je
n'avais gardé que ma Bible, avec les quelques dernières lettres de
mon frère et de Lucette, que les bons adjudants rébarbatifs me
permirent de serrer dans ma chemise rugueuse.
Quand nos toilettes de bataille furent finies,
on nous embarqua tous sur la canonnière de l'École, qui se mit
péniblement en route parmi des amarres tendues, des bouées, des
entraves de toutes sortes, mais qui bientôt s'échappa de la vallée
de granit, – et alors la grande rade magnifique s'ouvrit devant
notre route, calme, luisante au soleil doux, et d'un bleu déjà un
peu doré par les ors du soir. Sur ce petit bateau qui nous
emportait vers notre destinée nouvelle, nous étions un peu plus de
quatre-vingts, enfants de mondes souvent très divers, d'aspirations
et de goûts souvent contradictoires, qui allions pendant deux
laborieuses années nous heurter parfois, ou bien nous affectionner,
et nous nous dévisagions les uns les autres
interrogativement ; je devais sembler l'un des plus jeunes,
avec un reste de naïveté enfantine dans le regard, et cependant
j'étais, de tous, je crois bien, celui qui avait déjà le plus vécu
par le cœur, par le rêve et par la souffrance…
L'heure avait pour moi quelque chose
d'infiniment solennel, et j'ouvrais tout grands mes yeux. Il
faisait beau, mais beau, invraisemblablement beau pour une
après-midi d'octobre à Brest, comme si cette rade avait voulu nous
leurrer d'un premier sourire d'accueil, – cette rade immense sur
laquelle nous allions peiner pendant deux années au milieu des
tourmentes d'Ouest, dans les froides rafales, dans la pluie
fouettante et les embruns. Trois vaisseaux, qui me paraissaient
gigantesques, trônaient à peu près seuls, là-bas, sur le miroir
immobile de la mer : lequel des trois serait ce Borda auquel
je songeais depuis mon enfance avec tant de désir et aussi tant
d'effroi ? Mais l'image qui, je ne sais pourquoi, me frappait
le plus, était cette sortie vers le large, ces deux petits
promontoires qui se faisaient face de chaque côté de la passe, l'un
surmonté d'une tour de phare droite comme une bougie plantée dans
un rocher, le tout se profilant sur le beau jaune orange de
l'horizon ; cette image-là, elle s'est tellement gravée dans
ma tête, que c'est elle encore que je revois le plus facilement
aujourd'hui, avec sa lumière et sa couleur de ce soir
d'arrivée.
Les trois grands vaisseaux, je demandai
timidement à un matelot de me les nommer : le plus proche
était l'lnflexible, l'École des Mousses ; le second, ce Borda
qui nous attendait ; le plus lointain, la Bretagne, l'École
des Novices. C'étaient encore un peu des vaisseaux d'autrefois, du
temps héroïque de la marine à voiles ; de très majestueux
vaisseaux, qui avaient gardé leurs mâtures ; ils étaient
peints de larges bandes alternées, noires et blanches, pour
délimiter nettement leurs trois ponts superposés, et combien peu
ils ressemblaient à ces affreuses machines d'un gris vaseux,
noyées, sournoises, infernales, que sont nos cuirassés
actuels ! Ces mâtures surtout les différenciaient ; ils
élevaient, dans le ciel nostalgique de la tranquille soirée, ces
échafaudages de mâts et de vergues qui sont presque abolis en nos
temps de ferrailles tristes, mais qui constituaient cependant pour
les jeunes hommes de si incomparables écoles d'agilité, de santé et
de force !
Le Borda ! Nous arrivions, nous le
touchions presque, et le soleil devenu rouge faisait luire gaiement
la peinture toute fraîche de sa poupe monumentale, qui était à la
mode ancienne, avec de belles cariatides penchées au-dessus de
l'eau pour soutenir le balcon du commandant avec leurs bras
musculeux.
Notre canonnière, après avoir exécuté une
courbe habile que je ne savais pas encore comprendre, vint
s'arrêter sans heurt à une échelle dont les marches étaient de bois
soigneusement blanchi et dont les cuivres étincelaient. Des
matelots étaient là, qui attendaient notre accostage pour nous
lancer des amarres, de ces matelots comme il y en avait naguère et
comme il y en a de moins en moins aujourd'hui ; de plus, on
avait dû les choisir parmi les lestes et les braves pour mieux nous
entraîner et nous servir d'exemple.
Assez émus tous d'arriver enfin là, nous
grimpâmes alors quatre à quatre, en petite troupe impétueuse, nous
bousculant un peu, pour nous enfourner plus vite dans les flancs du
cloître flottant. C'était une batterie d'aspect plutôt rude, mais
vaste et claire, très accueillante, où l'air marin entrait par les
sabords et qui exhalait discrètement la saine odeur des navires de
guerre tenus très propres : ça sentait le sapin gratté, ça
sentait les cordes goudronnées, ça sentait le sel, les algues et la
mer.
LII
La cérémonie de notre premier couchage à bord
fut ce qui nous donna la plus vive impression d'entrer dans une vie
tout à fait nouvelle, austère et dure sans doute, mais captivante
quand même. C'est la cérémonie qui s'appelle le branle-bas du soir
et qui, à bord des vaisseaux de guerre, est toujours à grand
spectacle, avec commandements, alignements, défilés, coups de
sifflet, sonneries de clairon et roulements de tambour.
Après que ce fut terminé et qu'on nous eut mis
bien en rang des deux côtés de la longue batterie où nous allions
dormir, nous nous vîmes envahis par une troupe de matelots
apportant sur leurs épaules des monceaux de longues choses grises
en toile à voile, qui étaient nos hamacs. Ils nous les apportaient
parce que c'était la première fois, et qu'il fallait bien nous
enseigner la manière de les suspendre et de monter dedans ;
mais demain, bien entendu, nous ferions ça nous-mêmes. Toutes ces
longues choses grises, ce fut un travail de les débrouiller et de
les mettre chacune à sa place ; cela fit pas mal de bruit,
tous ces gros anneaux de fer, qui se cognaient et s'accrochaient à
autant de crocs de fer plantés dans les poutres énormes ;
cependant nous parlions plutôt bas, à cause d'un certain respect
inspiré par ce lieu et par les canons proches. Ne sachant pas
encore nos noms, nous nous appelions par nos numéros, en nous
disant « vous » comme c'est l'usage de l'école : –
« C'est vous, n'est-ce pas, 92, qui êtes mon voisin de
droite ? » – « Non, je crois que c'est 96. »
(Pauvre 96, une épidémie l'emporta l'année suivante ; mais 92,
aujourd'hui amiral à chevelure grise, est resté pendant toute ma
longue carrière un de mes meilleurs amis.) Nous avions tous de
seize à dix-sept ans ; eux, les matelots, nos instructeurs et
nos grands aînés, devaient en avoir de vingt à vingt-cinq, mais ils
étaient encore les plus enfants de la bande, et rien que leur
voisinage amusait nos précoces complications, nous retrempait déjà
de bienfaisante simplicité. Ils se permettaient de rire un peu,
avec nous, de nos gaucheries de novices, mais si discrètement, si
gentiment, avec une nuance de retenue à la pensée que nous serions
plus tard leurs officiers ; ils avaient d'ailleurs presque
tous cet accent breton, avec lequel je faisais connaissance, et qui
donnait à leurs moindres paroles une certaine candeur, en même
temps qu'une certaine drôlerie.
On pense bien quelle forte affaire ce fut de
démêler pour la première fois et de suspendre à leur place précise
tous ces hamacs, avec leurs boucles, leurs réseaux de cordelettes
et leurs « rabans de pieds » ; mais ce n'était rien
encore auprès de l'opération plus délicate de monter nous insinuer
là-dedans.
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