Elle a été une des influences qui ont le plus contribué à m'éloigner, jusque dans les moindres détails de la vie, je ne dirais pas de tout ce qui était vulgaire, mais même de ce qui était inélégant.

VI

Je me souviens de ce beau soir d'été où elle me fit appeler pour assister à la répétition générale de sa toilette de mariée. Dans sa chambre, que les jasmins de nos murs emplissaient de la plus suave odeur, je la trouvai assise devant une glace et ajustant sa couronne, tandis que son voile, étendu sur les fauteuils bleus, faisait près d'elle comme un nuage. C'était l'époque où les crinolines, les cages d'acier avaient pris leurs proportions les plus extravagantes, et il me sembla qu'elle émergeait d'une véritable montgolfière de soie blanche. La fenêtre était grande ouverte, on entendait les martinets passer et repasser dans le ciel avec leurs cris de joie, et les mille petites cassolettes des jasmins nous envoyaient un fol excès de parfum.

Étant entré le même soir dans la chambre de ma mère, j'avisai sur une chaise un grand carton de modiste que je ne connaissais pas : « Je parie, maman, dis-je, que c'est ton chapeau pour le mariage ? – Tout juste, mon petit ! – Oh ! bonne mère, fais-le-moi voir ! » Ma mère dépensait sans doute très peu d'argent pour sa toilette, cependant son goût était si sûr, que tout ce qu'elle avait, même les choses les plus simples, charmait toujours. Je ne lui avais jamais connu que de jolis chapeaux, mais je restai en extase devant celui-ci qui me parut une merveilleuse trouvaille de couleurs.

Il avait, bien entendu, la forme disgracieuse qui sévissait cette année-là, avec une « passe » très haute et un long « bavolet » ; mais il était en crêpe vert, d'un délicieux vert céladon très pâle, orné de paquets de roses saumon voilées d'une imperceptible gaze blanche et d'où s'échappaient des plumes, du même vert adorable que le chapeau lui-même… Naturellement j'exigeai qu'elle l'essayât, et je crois que je n'avais encore jamais vu ma bien-aimée maman aussi jolie que là-dessous, avec ses beaux yeux si fins, son visage régulier sans une ride, ses boucles presque sans un fil d'argent.

Ce fut d'ailleurs la dernière image de ma mère vraiment jeune qui resta fixée dans ma mémoire.

VII

La dernière semaine avant le mariage de ma sœur avait amené chez nous une agitation très gaie. Des domestiques qui nous avaient quittés naguère pour se marier et s'établir dans « l'île », s'étaient fait une joie de revenir, pour aider à toutes choses, et le soir, à la cuisine, on ne manquait jamais de danser un bal de Saintonge (une vieille danse du pays qui, en Oléron surtout, s'était conservée). Dès que je me rappelais que ma sœur était sur le point de déserter la maison, je me sentais le cœur serré affreusement, mais quand même, j'allais danser moi aussi, bien entendu, avec ce brave monde, et chanter le vieux refrain qui nous faisait sauter tous en rond : « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Je ne veux plus y aller, maman, Les garçons de Marennes m'avant pris mon panier, maman ! » Quand vint le grand jour, ma sœur voulut m'avoir à côté d'elle dans sa voiture, et à côté d'elle aussi au cortège, la tenant par la main. J'étais bien un peu âgé pour figurer ainsi en petit garçon, mais le public nous savait si inséparables l'un de l'autre, que cela parut tout naturel. Frisé ce jour-là avec art, j'avais une veste très ouverte sur un gilet de satin blanc, et des gants « beurre frais », la teinte à la mode. Sur notre passage, je recueillis quelques compliments : « Ah ! il est gentil ! » et j'y fus très sensible, car, à cette époque déjà, mon physique me déplaisait et j'aurais aimé le changer, – ce à quoi je me suis efforcé plus tard avec un enfantillage persistant. Non, je ne me plaisais pas, je n'étais pas du tout « mon type ».

Un vieux usage de notre province voulait que l'on brûlât tous les balais en feu de joie le jour du mariage de la fille de la maison. Après le dîner donc, – car en ce temps-là un dîner de noces était obligatoire, – les domestiques allumèrent au fond de la cour ce feu traditionnel, puis se mirent à danser des rondes autour, et naturellement ce fut irrésistible, la petite Jeanne, la petite Marguerite et moi, nous nous échappâmes du salon pour entrer dans la ronde, en chantant nous aussi à tue-tête le bal de Saintonge.

« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules… » J'étais follement gai, avec de temps en temps une envie soudaine de pleurer à l'idée que ma sœur s'en irait demain ; je me sentais très tendre aussi, avec une tendance à me jeter au cou de tout le monde, et voici que, sans m'en apercevoir, je changeais les paroles classiques de la danse : « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Sœur va nous quitter, maman ! Les garçons de Marennes, Sœur va nous quitter ! » À vrai dire, j'avais bu sensiblement trop de champagne, ainsi que mes deux petites camarades, et ce liât la première des trois fois de ma trop longue existence où l'on me vit un peu gris. (La seconde fois, ce fut à New York, étant déjà aspirant de marine, à un banquet d'une Société de tempérance où quelques convives étaient tombés sous la table. Et la troisième, ce fut il y a une trentaine d'années, à Constantinople, au redoutable palais d'Yeldiz, la nuit où l'on me présenta au chef des Croyants, dans un kiosque féerique, d'où l'on voyait de loin flamber Stamboul dévoré par un immense incendie. Certain champagne rose très doux m'avait trahi, et quelle ne fut pas mon angoisse quand je crus voir une buée se former tout à coup devant mes yeux pour m'embrumer l'image du « Sultan rouge » qui m'indiquait une chaise à ses côtés !) « Ah ! Ah ! à la pêche aux moules… » Plusieurs émissaires nous avaient été délégués, à nous les trois petits qui sautions si bien autour de la flamme, pour nous conjurer de rentrer au salon ; mais nous ne voulions rien savoir. Il fallut que la mariée en personne vînt nous prendre par les sentiments pour nous ramener. Elle y gagna d'être contrainte par sa vieille bonne à danser elle-même un tour de Pêche aux moules, ce à quoi du reste elle se prêta avec la meilleure grâce du monde, en relevant sa traîne blanche.

Après qu'elle nous eut époussetés, repeignés, bassiné le front avec de l'eau fraîche, elle se risqua à nous présenter à l'assistance, qui me réclamait pour m'entendre au piano. Ne me sentant pas encore tout à fait d'aplomb, je choisis dans mon répertoire un morceau banal et facile, que je jugeais comme très au-dessous de moi : des variations sur la romance de la Violette.

Oh ! surprise, je jouai avec un brio tout à fait anormal, mais sans faire de fausse note, et il y eut surtout un certain finale « Alla militare » qui me valut un triomphe.

Un peu plus tard, dans la soirée, me sentant calmé, je choisis comme morceau de rappel un Nocturne de Chopin, où je mis toute ma petite âme d'enfant, mais qui n'obtint qu'un succès d'estime. Seules, la mère de Lucette et ma bien-aimée maman à moi, – qui avaient ce soir-là beaucoup de roses dans les dentelles de leurs bonnets, – s'en montrèrent émues : « C'est que tu as vraiment bien joué ça, petit ! » me dit l'une d'elles. « Ce n'est pourtant guère de la musique de son âge », répondit ma mère, en me couvrant d'un regard de mélancolique inquiétude que je revois encore…

VIII

Par une erreur de chronologie, dans le Roman d'un enfant, j'ai dit n'être plus revenu passer mes vacances chez l'oncle du Midi depuis l'année où, sous le berceau de treille muscat, au milieu du bourdonnement des guêpes de septembre, j'avais pris ma ferme résolution de me faire marin. Mais si ; l'année du mariage de ma sœur, je revins encore dans la vieille petite ville aux remparts gothiques en pierres rouges et aux portes ogivales. Le lendemain de la cérémonie, je partis avec les nouveaux mariés, et ce qui fut cette fois la grande nouveauté de la route, c'est que nous emmenions maman avec nous, ma maman chérie, – qui était la seule personne de notre famille n'ayant jamais quitté notre province aux grands horizons plats et qui rêvait, comme moi naguère, de voir enfin des montagnes.

Je me rappelle à peine l'arrivée là-bas, dans la maison Louis XII, à la nuit close ; mais je retrouve si bien le lever du jour, dans cette chambrette que j'avais déjà occupée pendant trois ou quatre étés ! Les bruits dont je m'étais longuement déshabitué m'éveillèrent de bon matin, le jacassement des poules et des canards dans la rue, et surtout, pour me donner plus vite la notion précise du lieu, les coups rythmés du métier de Tanou, le tisserand du voisinage, qui travaillait là, comme une sorte d'araignée éternelle, ne cessant jamais d'allonger ses rudes toiles de chanvre. (C'était encore le temps des humbles petits métiers locaux, que le « progrès » a partout remplacés, de nos jours, par l'enfer des usines.) Les autres années, la joie de mon premier réveil dans cette chambre était de me sentir enfin arrivé dans le pays où les libres vacances allaient commencer sous le beau ciel bleu. Mais cette fois non, la joie, la vraie joie fut de me dire : « Est-ce vraiment possible ? Maman aussi est venue, maman est là ! Et je vais pouvoir lui montrer la réalité de ce qu'elle n'a jamais vu, les vallées, les montagnes, l'emmener avec moi partout !… » En effet, pendant cette saison qui fut radieuse, j'abandonnai beaucoup mes compagnons habituels, la bande des petits Peyral et celle des petits paysans ahuris et dociles, pour me promener avec maman, mais rien que nous deux en partie fine, et je la conduisis, par les sentiers de chèvres qui m'étaient familiers, dans les fourrés épais bordant les rivières ou sur les sommets d'où sa vue ravie dominait les profonds lointains ; rien ne me charmait comme de lui faire ainsi, à elle toute seule, les honneurs de tout mon domaine d'imaginaire aventurier. Et ces vacances-là furent, je crois, les plus adorables de ma vie…

Mais le mois de septembre fini, quand il fallut nous remettre en route tous les deux pour Rochefort, abandonnant ma sœur dans sa résidence nouvelle, mon cœur se déchira affreusement. Je n'avais pas réfléchi que cela surviendrait si vite, que ce serait si définitif et si douloureux : donc, c'en était fait, elle n'habiterait plus sa chambre bleue ni son atelier, nous ne la reverrions plus que de temps à autre en visite, elle ne serait plus quelqu'un de chez nous.

IX

À peine de retour à Rochefort, il me fallut, bien entendu, subir la catastrophe prévue d'être remis au collège, et cette rentrée des classes fut pour moi la plus lugubre de toutes. Pour comble, je tombais sous la férule d'un certain « Caïman Vert », – que d'autres dénommaient aussi la « Guenon de Madagascar », un vieillard impitoyable, qui entreprit, sans succès du reste, à coups de devoirs et de pensums, de m'initier au beau langage et à toutes les fleurs de la rhétorique française. Car c'était en Rhétorique que j'entrais, bien que je n'eusse guère les allures ni la mentalité d'un rhétoricien ; vainement mon frère, qui approuvait mes projets subversifs, demandait-il dans ses lettres venues de si loin, que l'on me fit passer dans les classes de science, mon pauvre cher père, un peu vieux jeu, tenait à me faire finir d'abord mes « humanités… » Les mélancolies de ce quatorzième automne de ma petite existence commencèrent tout de suite de me pénétrer avec une acuité cruelle. Les premiers matins froids, les tombées hâtives des nuits, tout cela que j'avais oublié et qui allait recommencer, me trouvait sans résignation et sans courage. Les ramoneurs savoyards étaient aussi revenus, les mêmes sans doute que les années précédentes, car je reconnaissais leurs voix tristes, et, quand ils passaient sous les fenêtres de ma chambre pendant que je faisais mes devoirs, leur chanson comme une longue plainte : « À ramoner la cheminée, du haut en ba-a-as ! » me donnait envie de pleurer. Je percevais par tous mes sens l'approche de cet hiver au collège, qui me faisait l'effet d'un supplice à terminaison infiniment lointaine.