J'en suis du reste seul juge, étant le dernier
survivant de ceux à qui elle s'adressait.
Il me semble qu'ainsi je la sauve de l'oubli,
au moins pour un temps ; je préfère que le pauvre petit
morceau de papier bleu sur quoi elle fut tracée, et qui risque
d'être détruit par quelque accident comme toutes les choses de ce
monde, ne soit pas le seul gardien de cet adieu que je trouve
admirable et qui peut faire du bien à tant d'âmes inconnues, aux
prises avec la mort terrestre. Je me souviens d'ailleurs que ma
mère la fit beaucoup lire, en particulier à des prêtres catholiques
qui étaient venus lui faire visite de deuil et à qui cette lecture
causa une émotion profonde.
C'était aussi un prêtre catholique, aumônier
du paquebot l'Alphée, qui avait assisté mon frère dans son agonie
et qui nous transmit son adieu, en y ajoutant une longue lettre de
détails, qui nous fut également lue à haute voix par notre vieil
oncle :
« C'est le 10 mars, à trois heures de
l'après-midi, deux jours avant notre arrivée à Ceylan, qu'il est
mort presque sans souffrir et sans avoir perdu connaissance, si ce
n'est aux dernières minutes. Tout en respectant ses croyances
protestantes, je l'ai aidé dans ces tristes moments autant que je
l'ai pu. Il était plein de courage et de résignation. Il s'était
préparé de son mieux, et il me disait qu'à des pensées cruelles
avaient succédé des pensées plus sereines. La veille de sa mort, il
me faisait lui lire les paroles de rendez-vous céleste que sa mère
avait écrites en tête de sa Bible… » À ce passage, la lecture
fut interrompue par un plus grand sanglot de ma pauvre mère, et
c'est alors que de chaudes larmes me gagnèrent aussi. Jusque-là,
j'avais presque honte de ne pas pleurer…
Suivaient deux pages de touchantes petites
recommandations pour les uns ou les autres, que le bon abbé avait
scrupuleusement transcrites, et puis des détails encore, qui
rendaient pour nous presque présente cette mort si lointaine, au
milieu des eaux chaudes et agitées de la mer équatoriale.
Et, pour finir, ce post-scriptum qui me
troubla étrangement :
« Votre cher fils m'a recommandé de vous
dire aussi le lieu exact où il aurait été immergé. C'est dans le
golfe de Bengale, par 6° 11' de latitude Nord et 84° 48' de
longitude Est. » L'immersion ! Je n'avais pas songé
d'abord à cette forme de sépulture, à laquelle tant de marins sont
destinés !… Oh ! avoir au moins une petite tombe quelque
part, près de laquelle il serait possible aux survivants qui vous
aimaient de se recueillir et prier !
Sans doute il avait éprouvé le suprême désir
de cela, lui-même ; sans doute aussi il lui avait semblé,
faute de mieux, qu'il serait peut-être un peu moins perdu pour
nous, un peu moins abandonné seul dans l'immensité de la mer, si
nous savions à peu près dans quels parages des infinis mouvants on
l'aurait jeté…
Et cependant, qui donc d'entre nous aurait
jamais chance de l'entreprendre, ce hasardeux pèlerinage vers le
lieu de sa lugubre plongée sans retour !…
C'est à moi seul que devait échoir ce
privilège, quand, vingt ans plus tard, ayant déjà couru tous les
océans, je fis ma première apparition dans ce golfe de Bengale que
je devais tant sillonner par la suite. L'absurde et folle
expédition du Tonkin venait d'être décrétée par l'un des plus
néfastes de nos gouvernants ; on envoyait là-bas, pour un but
stérile, des milliers d'enfants de France qui ne devaient jamais
revenir. Lieutenant de vaisseau à bord d'un de nos cuirassés
d'escadre, j'allais prendre part au bombardement de Hué en Annam,
et, – comme il n'y a guère sur les eaux qu'un certain nombre de
routes que les navires suivent à peu près toujours, bien qu'elles
ne soient point jalonnées, – celle que nous suivions devait,
certaine nuit, vers trois heures du matin, nous faire passer par le
point où l'Alphée avait jadis laissé tomber mon frère.
Ce n'était pas moi qui étais de service cette
nuit-là, mais un de mes camarades (aujourd'hui amiral), que j'avais
chargé de me faire prévenir une heure à l'avance.
Vers deux heures, éveillé donc par un timonier
suivant la consigne, quand je sortis de ma chambre étouffante pour
monter sur la passerelle, il me sembla que nous naviguions dans un
merveilleux feu de Bengale d'une couleur pâle d'aigue-marine ;
depuis que je m'étais endormi, la mer, en surprise, s'était
illuminée de ses plus belles phosphorescences équatoriales,
tellement que les étoiles en étaient pâlies ; une même lueur
tristement douce, qui ne se définissait pas, émanait de toutes
choses pour se diffuser partout ; on était dans une sorte de
buée éclairante, et l'horizon n'avait plus de contours. Rien que
tranquillité et silence, on entendait à peine tourner l'hélice, qui
faisait l'effet d'amortir son bruit dans de l'huile. Mais, des deux
côtés du navire, on voyait passer sous l'eau chaude comme de
continuelles fusées de phosphore, – et c'étaient les sillages de
gros poissons très rapides, requins ou autres mangeurs de morts,
ameutés autour de nous dans l'espoir de quelque proie… Oh !
dans ces mêmes parages, au retour des paquebots ramenant les
pauvres anémiés de l'Indo-Chine, qui dira combien on leur en a jeté
en pâture, de ces chers morts, sacrifiés par la folie criminelle
des politiciens colonisateurs…
Sur la passerelle du grand cuirassé noir, qui
glissait cette nuit-là comme un fantôme de léviathan au milieu d'un
lac imaginaire, nous étions, mon camarade et moi, particulièrement
attentifs à la route suivie, que le commandant du reste nous avait
autorisés à faire dévier quelque peu, s'il en était besoin pour mon
pèlerinage ; à toute minute nous marquions le point sur la
carte, et c'est vers trois heures du matin en effet que nous
passâmes, recueillis et sans parler, au croisement des 6° 11' de
latitude Nord et des 84° 48' de longitude Est.
Certes les vingt ans écoulés depuis la mort de
mon frère avaient, hélas ! beaucoup embrumé son souvenir, – et
je savais bien d'ailleurs qu'il ne pouvait plus rien rester, ni ici
même, ni près d'ici au milieu de l'imprécision de ces eaux
lumineuses, ni en dessous aux insondables profondeurs, non, plus
rien nulle part de ce petit fétu dans l'abîme, qu'avait été son
corps immergé ; la moindre parcelle de son enveloppe
terrestre, après avoir subi déjà maintes transformations, s'était
depuis longtemps évanouie dans les organismes des coraux, des
algues, ou de ces bêtes inconnaissables qui hantent l'obscurité du
fond des océans. Mais c'est égal, seulement pour être passé là,
j'avais ressenti l'émotion d'un rapprochement avec lui, j'avais
retrouvé même tous les détails de notre première journée de deuil,
les yeux effarants de la pauvre vieille Parque annonciatrice, les
sanglots de ma mère bien-aimée, jusqu'aux petits dièses de soie
verte sur sa robe, – et surtout la grande beauté sereine de
l'inoubliable lettre d'adieu.
Le surlendemain du jour où la vieille Parque
en voiles de crêpe nous avait apporté la sinistre nouvelle, ma sœur
et son mari, avertis par dépêche, arrivèrent chez nous, et, comme
ils attendaient la naissance d'un petit enfant pour le mois de
juin, il fût convenu que ma sœur nous serait laissée jusqu'à cette
époque, ce qui nous assurait plus de deux mois à la garder. Elle
reprit donc sa chambre de jeune fille, la « chambre
bleue », et sa présence rappela nos printemps d'autrefois,
sauf que l'on parlait bas, comme dans une demeure mortuaire, et que
tous les vêtements étaient noirs. En mon cœur d'enfant, le deuil de
mon frère s'assombrissait au lieu de s'éclaircir, à mesure que je
repensais à tant de jolis projets faits pour son retour et qui
s'étaient évanouis, à mesure que me pénétrait cette inexorable
certitude que je ne le reverrais jamais, jamais plus. La place où
de préférence j'allais m'isoler pour penser à lui était, au fond de
notre cour tapissée de feuillages et de fleurs, le banc vert,
auprès du lac en miniature que lui-même avait arrangé pour moi, au
moment de son premier grand départ de marin. C'est là que je le
revoyais, que je réentendais le mieux sa voix, que je retrouvais
l'expression de ses grands beaux yeux, quand il s'amusait à faire
le terrassier, à creuser le sol, à assembler autour du trou profond
les lourdes pierres rongées par le temps qu'il avait fait venir des
bois de la Limoise. Il avait composé les rives de ce petit bassin
comme un site romantique, avec des grottes, des pics, des îlots, et
cependant cela échappait à la mièvrerie de ces paysages
lilliputiens auxquels se complaisent les japonais dans leurs
jardinets. À propos de la grotte principale, je me rappelle qu'il
me disait : « Elle n'est pas bien solide, tu sais ;
j'ai peur qu'elle ne dure pas jusqu'à mon retour d'Océanie.
Mais tu la reconstruiras à ton idée, si elle
s'écroule. » À l'époque dont je parle, l'époque de sa mort,
elle avait environ huit ans d'existence, et les mousses lui
donnaient déjà l'air de vétusté des grottes naturelles ; c'est
du reste ce printemps-là, pendant mes rêveries en deuil, que j'ai
commencé de lui vouer mon culte un peu fétichiste. – Elle a
soixante ans aujourd'hui, cette chère petite chose qui n'était pas
solide ; je l'ai tant soignée, tant fait surveiller pendant
mes longues absences, qu'elle a résisté aux gelées des hivers aussi
bien qu'aux grandes pluies d'orages des étés, et s'est éternisée
comme par miracle.
Elle est devenue pour moi une relique sans
prix et, si elle s'éboulait, si seulement les dentelures de son
petit porche moussu étaient modifiées, il me semblerait qu'un je ne
sais quoi d'essentiel se serait déséquilibré dans ma vie…
XIII
Un jour de ce même avril, pendant que j'étais
dans ma chambre sur la rue, péniblement occupé à faire un thème
grec pour le Caïman Vert (alias, la Guenon de Madagascar), je vis
s'arrêter devant notre porte un grand camion du chemin de fer
contenant plusieurs malles et des caisses en « bois des
îles », scellées toutes de larges cachets à la cire rouge.
Aussitôt je compris ce que c'était, et, ne tenant plus en place,
j'envoyai promener le devoir grec.
Dès que ces bagages de mon frère furent entrés
dans notre cour et déposés à l'ombre sous la grande tonnelle de
jasmin de la Virginie, toute la famille assemblée là se mit en
devoir de pieusement les ouvrir, ce qui fit couler de silencieuses
larmes ; ses effets, son linge, son uniforme de grande tenue
aux dorures encore toutes fraîches, son violon, ses livres…
L'émotion de ma mère fut surtout profonde quand elle retrouva sa
Bible, et moi je demandai aussitôt à voir les paroles qu'elle avait
inscrites pour lui à la première page et qu'au moment de sa mort il
se faisait relire par l'aumônier de l'Alphée.
Ces paroles, je veux les citer ici parce
qu'elles attestent si bien cette foi calme et sûre qu'avait ma mère
bien-aimée, et dont elle a laissé sur mon âme l'empreinte à peu
près indélébile :
16 octobre 1858.
« Quiconque me confessera devant les
hommes, je le confesserai aussi devant mon père qui est aux
cieux.
Mais quiconque me reniera devant les hommes,
je le renierai aussi devant mon père qui est aux cieux.
(Mathieu X, 32-33.)
* Les Bibles que nous avions tous en ce
temps-là étaient une très fine édition portative imprimée à Londres
et enfermée dans une enveloppe de cuir noir.
« Que ces paroles sorties de la bouche
du Sauveur et tracées ici par la main de ta mère te frappent tout
particulièrement, mon fils bien-aimé, et fassent sur toi une
salutaire impression ! Que ce livre, je t'en supplie, ne soit
pas un livre fermé ! Médites-en chaque jour quelques passages
pour t'instruire et te fortifier.
Oh ! si je pouvais avoir la certitude que
tu deviendras un véritable disciple du Christ, combien ma douleur
en me séparant de toi perdrait de son amertume, car, mon fils je
demande moins à Dieu de te revoir sur cette terre de péché que de
me retrouver avec toi et tous ceux que nous aimons dans les
demeures éternelles et bienheureuses promises aux
rachetés. »
Ta mère et ton amie, »
NADINE V. »
Ce petit livre qui avait déjà tant couru le
monde, dans son enveloppe de cuir noir, exhalait une saine et
discrète senteur d'herbier, qu'il a conservée encore ; avant
de le rendre à ma mère, je découvris, entre les pages de papier
très fin, une fleur desséchée, une pervenche rose, en tout pareille
à celle qu'il m'avait envoyée dans une de ses lettres d'Océanie, me
disant qu'elle avait fleuri à la porte de sa maisonnette
tahitienne.
On devinait qu'en présidant à la confection de
ses malles, au départ de Saïgon, il craignait déjà de n'avoir pas
la force d'arriver jusqu'à nous, car des petits paquets, des
coffrets étaient étiquetés de son écriture.
Il y avait entre autres des boîtes sur
lesquelles il avait écrit : « Papillons pour J… » et
qui contenaient, pour mon musée, des papillons merveilleux.
De ces caisses qui répandaient une odeur
exotique, – cette pénétrante odeur de Chine que je devais tant
connaître plus tard, – nous retirâmes aussi de précieux bibelots
chinois. Mais j'y fis surtout une trouvaille qui m'enchanta :
auprès de son revolver d'ordonnance, un petit revolver américain,
très élégant pour l'époque, qui me fut attribué aussitôt, avec son
étui et ses cartouches. Cinq minutes après, je l'avais chargé et
passé à ma ceinture, où il fut à poste fixe pendant près de deux
ans ; je l'emportais même aux classes du Caïman Vert, où je le
laissais circuler le long des bancs, caché sous nos cahiers, pour
être montré à mes camarades, avec recommandation « de prendre
bien garde à la détente qui était trop aisée et dangereuse ».
Et cela rehaussait ma popularité et mon prestige, toujours un peu
chancelants.
Je n'ai pas compris comment mes parents, qui
par ailleurs veillaient si bien à écarter de moi tout danger, me
permettaient d'avoir du matin au soir une arme chargée à ma
ceinture. On aurait pu relever de même, dans leur mode d'éducation,
d'autres apparentes inconséquences, – qui après tout étaient
peut-être au fond la sagesse même. Ainsi mon frère, dans sa crainte
qu'on m'élevât trop en petite fille, ayant exigé depuis trois ans
qu'on me fit prendre des leçons d'équitation à l'école de dressage,
je montais déjà pas mal, et le directeur avait permis à ses gens de
m'emmener avec eux sur les routes à la promenade des chevaux.
Quelquefois donc, après m'être longuement amusé à mon théâtre de
Peau d'Âne, seul ou en compagnie de ma petite camarade Jeanne, à
faire défiler dans nos décors de rêve nos poupées en miniature
vêtues comme des fées ou des sorcières, il m'arrivait de prendre
tout à coup ma cravache et d'aller courir les chemins, monté sur
quelque bête incomplètement dressée, en compagnie de grands diables
de « piqueux » avec qui j'avais fait amitié, mais qui
n'avaient vraiment rien du langage ni des manières de l'hôtel de
Rambouillet.
Toutefois, ce printemps-là, pour me distraire
de ma tristesse, j'avais l'attente de deux événements annoncés pour
le commencement de juin : d'abord le retour de Lucette dont le
mari finissait bientôt ses deux ans de Guyane, ensuite la naissance
de ce petit enfant de ma sœur, qui me semblait destiné à prendre
dans ma vie une place considérable, et dont il me tardait follement
de connaître la figure.
XIV
Le 11 juin 1865.
Une dépêche de Saint-Nazaire, où venait
d'atterrir le paquebot de la Guyane, annonçait le retour de Lucette
pour ce soir !…
Il y avait cependant un voile d'anxiété sur la
joie de la retrouver : elle était, paraît-il, si anémiée par
le climat de là-bas que sa poitrine s'était prise et qu'il avait
fallu faire venir un wagon-lit pour nous la ramener.
Mais enfin elle était en France, ce ne serait
pas pour elle comme pour mon frère, on la reverrait au moins, et,
avec l'air de notre pays, on saurait vite la guérir.
Ce jour-là, j'avais passé mon temps chez elle,
très excité par les préparatifs pour sa rentrée au foyer, et dans
sa chambre j'avais arrangé en gerbes les plus belles roses de juin.
Ce qui était singulier, c'est que ses parents semblaient avoir à
mon sujet une consigne secrète, car ils inventaient de nouveaux
prétextes pour me retenir chaque fois que je faisais mine de m'en
aller…
Quand enfin je revins à la maison vers cinq
heures, ma mère, que je rencontrai tout d'abord, avait un air de
gaieté que je lui voyais pour la première fois depuis notre
deuil : « Monte donc chez ta sœur, me dit-elle, voir une
petite personne qui vient de nous arriver et désire t'être
présentée ! » Naturellement je compris tout de suite.
Elle avait dit : une petite
personne ; donc, une petite nièce, justement ce que je
désirais le plus, et je montai quatre à quatre, si intrigué par le
minois qu'elle pouvait bien avoir !…
Je fus plutôt déçu, je l'avoue, par cette
première présentation de la petite créature à laquelle j'avais tant
rêvé d'avance et qui maintenant dormait là sous mes yeux dans son
berceau, les poings contre le menton, au milieu de mousselines et
de dentelles blanches. Non qu'elle fût vilaine, comme tant de bébés
naissants, mais je n'avais encore jamais vu d'enfant d'une
heure ; cette trop petite tête, ces joues rayées
d'imperceptibles plis comme des rides, me causaient un semblant
d'effroi, – et je m'éclipsai dès qu'elle se mit à crier avec une
voix de petit chat en carton… À vrai dire aussi, j'étais tout à
l'attente de Lucette ; l'idée que ce soir je la reverrais ne
laissait place en moi pour rien d'autre…
Au beau crépuscule tout en or, j'allai
au-devant d'elle avec ses parents, et, quand on entendit le train
arriver en gare, toujours plus enfant que mon âge, je me mis à
courir avec des sauts de joie le long des wagons, cherchant à
quelle portière j'apercevrais sa figure si aimée, et sa main qui me
ferait signe…
Mais une apparition presque terrible me glaça
sur place… Oh ! vraiment, c'était Lucette, ce si blême fantôme
aux yeux caves, qui sortait du wagon-lit porté par deux hommes et
qui, pour nous parler, n'avait plus qu'un filet de voix rauque, à
peine perceptible, une voix sortant comme d'une caverne ou d'un
cercueil…
Elle me voulut auprès d'elle dans la voiture
qui la ramenait à sa maison, et je me souviens qu'au moment où nous
entrions en ville, on entendait sonner le couvre-feu ; sa mère
alors lui demanda, en essayant de sourire : « Tu la
reconnais, dis, notre vieille cloche de Rochefort ? »
Mais elle ne répondit que par un vague signe de tête et je vis,
dans la pénombre, briller deux larmes qui descendaient sur ses
pauvres joues creuses.
XV
Elle mourut le lendemain matin…
Jusque-là je n'avais vu d'autre morte que ma
vieille grand-mère, encore l'avais-je à peine aperçue, dans
l'obscurité d'épais rideaux qui enveloppaient son lit comme il
était d'usage en son temps.
Quand j'entrai, effaré et tremblant, dans la
chambre de Lucette, elle était déjà bien arrangée, rigide et
blanche, au milieu de fleurs. Le jour resplendissait tellement
dehors que, malgré les persiennes fermées, il faisait clair dans
cette chambre, trop clair pour cette morte ; j'eus le
sentiment que cette lumière la détaillait trop, que c'était comme
une profanation.
Elle n'était cependant pas effrayante à voir,
oh ! loin de là ; au contraire, toute contraction, toute
ride de souffrance avait disparu de son visage et jamais elle ne
m'avait paru aussi jolie.
Les vitres étaient ouvertes, le vent
soufflait, il faisait presque frais pour une matinée de juin. Je
vis qu'elle n'était vêtue que d'une chemise en fine batiste
entrouverte sur sa chair d'un blanc de cire, et, au premier abord,
avant d'avoir eu le temps de penser, je me révoltai de cela :
quelle imprudence, avec sa poitrine malade ! Mais il faudrait
la couvrir, à quoi donc pensait-on ? Et puis tout aussitôt,
bien entendu, je me rappelai que cela ne faisait rien, puisqu'elle
était morte, puisqu'elle n'était plus qu'une pauvre chose perdue,
sacrifiée, que l'on allait plonger dans l'obscurité d'un caveau
scellé pour l'y laisser pourrir avec d'autres cadavres…
Oh ! alors l'angoisse cette fois
m'étreignit désespérément… Le « ciel » où je retrouverais
son âme, certes j'y croyais bien encore ; mais ce qui était là
sur ce lit, je l'aimais aussi de tout mon cœur ; ça aussi,
c'était elle ; cette bouche si pâle, entre ouverte sur les
dents par une sorte de sourire figé, c'était la même bouche que,
toute mon enfance, j'avais connue si rieuse, riant aux éclats à
l'unisson avec moi à propos de mille petites choses dont nous nous
amusions follement ensemble…
Tout cela, sans secours possible, malgré la
foi, malgré les prières, allait commencer de devenir effroyable,
dans la nuit noire où on le descendrait demain…
Pour la première fois, là devant elle, je me
sentis vraiment écrasé par la grande horreur de la mort et je me
jetai à genoux, accoudé sur un fauteuil, tenant des deux mains ma
tête, pleurant à sanglots…
XVI
Une autre épreuve m'était réservée à la
maison : il ne fallait pas dire à ma sœur, trop faible encore
pour le supporter, que la petite amie qu'elle aimait tendrement et
dont le retour lui avait causé tant de joie était morte si près
d'elle, et qu'on l'emporterait au cimetière sans qu'il lui soit
possible de la revoir. Or, elle m'attendait pour me questionner
beaucoup ; force me fut donc d'inventer des réponses, de
prendre un air de gaieté quand j'avais envie de pleurer ; et
c'est là que je fis ma première école de ce que je devais,
hélas ! plus d'une fois pratiquer par la suite, refouler des
larmes, sourire avec la détresse au cœur.
XVII
Il est étrange que cette mort de Lucette ait
laissé sur moi une empreinte que rien n'a pu effacer jusqu'à ce
jour, mais une empreinte qui porte spécialement sur mes songes de
la nuit. Cela s'estompe un peu depuis que j'approche du déclin de
la vie, mais, pendant plusieurs années, je n'ai guère connu de
semaine sans qu'un rêve vînt me la montrer encore vivante, il est
vrai, d'une vie incomplète et fragile. Il est presque inchangeable,
ce rêve-là ; c'est chaque fois à travers une pénombre sinistre
que j'arrive à sa maison, où sa mère, après m'avoir fait un signe
de mystère et de silence, me conduit à une chambre d'en haut, et,
en entrant, je la revois, elle-même, assise dans un fauteuil ;
elle n'a pas du tout vieilli, bien qu'il y ait déjà si longtemps
que je la croyais morte ; elle a repris son teint coloré, elle
me sourit, mais elle met un doigt sur sa bouche pour m'indiquer
qu'il lui est défendu de dire un mot.
Toujours et toujours, encadré et accroché au
mur au-dessus de sa tête, il y a certain pastel représentant un
bouquet de pavots, qu'elle avait terminé avant de partir pour la
Guyane.
1 comment