Elles
semblent du reste très longues à tous les enfants, nos saisons
terrestres, quand au contraire, vers le déclin de la vie, elles
paraissent si courtes à ceux qui n'en ont plus que très peu en
perspective avant la mort.
Et puis vraiment ce Caïman Vert (que d'aucuns
préféraient dénommer la Guenon de Madagascar) avait accompli le
tour de force de me faire regretter le Grand Singe ; pédant et
pompeux, il m'était plus exécrable encore ; oh ! son
cours, ses dissertations, ses fleurs de style, ses périodes, ce que
tout cela me portait sur les nerfs ! Et peu à peu, avec mon
air de n'y pas toucher, je devenais, sous son règne, le plus
redoutable des mauvais gamins de rhétorique. J'excellais à
introduire subrepticement dans le poêle, les jours de grand froid,
des morceaux de gomme élastique, dont la combustion sentait
tellement mauvais qu'il fallait se hâter d'ouvrir portes et
fenêtres ; alors le Caïman Vert, sujet au coryza, avait des
éternuements en séries qui ne finissaient plus, ce qui mettait
toute la classe dans une joie délirante. Et je n'avais pas mon
pareil pour lancer au plafond des boulettes de papier mâché,
auxquelles pendaient par un fil des petits morceaux de papier vert
découpés en forme de Caïman. Je trouvais ça bête, vulgaire et
malpropre, les boulettes de papier surtout, mais j'en subissais la
tentation irrésistible, et puis, pour tout dire, cela me donnait
parmi mes camarades une sympathique popularité que je n'avais
encore jamais connue.
Un jour, je cédai même à la tentation d'être
ouvertement agressif. On venait d'expliquer je ne sais quel passage
de je ne sais quel auteur grec, où revenait souvent le mot gunê
(femme), et je demandai la parole, – ce qui se faisait en
produisant du bout des doigts un léger bruit de castagnettes et en
disant : « M'sieu ! M'sieu ! » (On avait
le droit d'interpeller en classe, mais seulement, bien entendu, sur
des questions de style ou de linguistique.) Il ne m'était jamais
arrivé de prendre part à ces tournois d'érudition, aussi le Caïman
Vert ne céda-t-il qu'avec étonnement et méfiance.
– M'sieu, dis-je, ça doit être de gunê,
n'est-ce pas, que vient guenon ?
À ces mots, celle (la guenon) de Madagascar ne
se tint plus de fureur :
– Vous, répondit-elle, vous me ferez deux
cents vers pour demain matin !
Et toute la classe avait éclaté d'un rire
bruyant, tandis que je baissais les yeux en m'efforçant de prendre
un petit air d'innocence pour ne pas aggraver ma situation.
Deux cents vers pour demain matin !… aïe,
aïe, pauvre tante Claire !… Car c'était elle, sans doute, qui
les ferait ces deux cents vers-là. Aussitôt rentré à la maison, je
montai donc dans sa chambre pour la cajoler un peu et la mettre au
travail avant d'aller me promener. Son choix se fixa comme
d'habitude sur la troisième satire de Boileau : « Quel
sujet inconnu vous trouble et vous altère, D'où vous vient
aujourd'hui cet air sombre et sévère, etc. » C'était sous
l'emprise de cette poésie que sa plume courait le plus vite, car
elle la savait par cœur, pour l'avoir déjà maintes fois copiée en
pensum.
X
Mon frère, qui était toujours mon conseiller
intime et secret, ne semblait pas prendre au tragique mes insuccès
en littérature scolaire, et voici, sur son papier mince, jauni par
le temps, l'exposé de ses idées là-dessus, tel que je le retrouve
dans une de ses lettres de décembre 1864, – mêlé du reste à la
description de l'une des pluies torrentielles de là-bas inondant
les immenses palmes de son jardin, dans son île basse et baignée
d'eau chaude à l'embouchure du Mékong :
« J'y vois à peine pour t'écrire, mon
petit frère chéri, tant il fait sombre en ce moment dans ma pauvre
case en bambou ; c'est le déluge biblique qui tombe sur notre
île de Poulo-Condor. (Cette case, comme il l'appelait, je la savais
par cœur, tant il me l'avait décrite, avec même des plans à
l'appui ; je connaissais aussi bien que lui-même le gîte de
Shao, son petit esclave annamite, le gîte de ses chevaux, celui de
ses chiens, et le chai où l'on rencontrait toujours des serpents.)
Vois-tu, rien chez nous ne ressemble à des orages pareils ;
même ceux qui ont le bon esprit de se déchaîner sur la Limoise le
jeudi soir, à point pour t'empêcher de rentrer à Rochefort, ne
peuvent t'en donner aucune idée ; ce sont des seaux d'eau
lancés à tour de bras contre mon toit ; les belles plantes,
les belles fleurs de mon jardin sont couchées comme par des coups
de cravache ; j'ai autour de ma case des palmes d'au moins
cinq mètres de long qui se penchent pour déverser des cascades, et
ma chienne Mirette, qui croit à la fin du monde, est venue se
blottir toute mouillée entre mes jambes. Je ne te promets pas de te
ramener Shao, car il est en train de devenir sacripant ; mais
quant à Mirette, celle-là, attends-toi bien à la voir arriver au
printemps avec moi, et recommande, je t'en prie, à M. Souris
de ne pas lui crever les yeux. » Je repense à tes places,
réitérés et honorables, de 21e sur 22 en narration française, mais
je ne m'en inquiète pas trop, pas autant que papa, je
l'avoue ; néglige sans crainte les plus belles fleurs de la
rhétorique de ton caïman ; écris comme tu penses, aie
confiance en tes petits moyens, sois naturel, c'est la meilleure
manière de te rapprocher des premières places… » Maintenant,
figure-toi que l'orage est déjà passé ; ici cela ne traîne pas
comme en Saintonge, trois ou quatre lambeaux de nuages restent
encore là-haut, mais le soleil est revenu aussi torride qu'avant et
il fait briller des milliers de perles de cristal sur les
feuilles.
Si tu pouvais voir comme tout est bien lavé et
étincelant ; c'est d'un vert trop vert, que l'on ne connaît
pas chez nous ; les fleurs couleur feu d'un certain arbuste
tropical qu'on appelle « le Flamboyant » ressemblent à
des pièces d'artifice qui éclateraient dans toute cette étonnante
verdure, et les grands papillons recommencent déjà à sortir. La
bonne sœur de l'hôpital m'a confectionné une papillonnette pour que
je puisse t'en attraper. » Je t'embrasse mille fois sur tes
joues bien douces, mon petit frère. » G… »
XI
Et un hiver de plus s'écoula, pendant lequel
je fus sans trêve sous la tyrannie de ce vieux tortionnaire, moitié
Caïman, moitié guenon, sans doute métis de l'un et de l'autre.
Je ne vivais que dans l'ardent espoir du
printemps, qui devait ramener au bercail tous les êtres jeunes,
momentanément évadés. Mon frère et Lucette finissaient tous deux
leur temps de colonie à peu près à la même époque et devaient nous
revenir aux environs du beau mois de mai, et ma sœur avait promis
sa visite pour leur retour. Était-ce vraiment possible, que tant de
joie allait m'arriver à la fois !… Et je comptais les
semaines, presque les heures, dans une impatience toujours
croissante.
XII
Avril 1865.
Vers une heure de l'après-midi, un radieux
dimanche d'avril plein de souilles tièdes et de chants d'oiseaux,
je rentrais avec ma mère du service religieux au temple protestant.
Suivant la coutume des dimanches d'été où les domestiques ont le
droit de sortir, nous nous attendions à ne trouver à la maison que
les hirondelles.
Cependant, nous aperçûmes dans notre cour,
tapissée de fraîches verdures et de fleurs, une petite forme
humaine très voilée de deuil, toute noire, courbée et branlante qui
semblait hésiter et qui, après avoir fait un pas vers nous, rentra
se cacher dans une embrasure.
Elle s'approcha enfin, releva son épais voile
de crêpe et nous montra la figure de ma grand-tante Victorine, qui
habitait le voisinage. Elle avait toujours été vilaine, la pauvre
vieille, mais aujourd'hui elle était presque terrible à voir, avec
son expression de bête traquée.
« Tiens, vous nous attendiez, ma
tante ? lui dit ma mère, déjà presque inquiète. – Oui, ma
fille, répondit la vieille Parque. Monte dans ta chambre avec moi,
j'ai à te parler. » Ma mère alors eut un sursaut comme si on
l'avait poignardée. « Qu'est-ce qu'il y a, demanda-t-elle
d'une voix presque dure que je ne lui connaissais pas, qu'est-ce
qu'il y a, ma tante ?… Mon fils est mort ?- Mais je ne
t'ai rien dit, ma fille… Je ne t'ai encore rien rien dit,
voyons !… Monte avec moi dans ta chambre. » Ma mère
commença de monter comme une blessée, en se tenant des deux mains à
la rampe, tandis que je me sauvais, pris d'une sorte de terreur de
Savoir, je me sauvais le plus loin possible, jusqu'au fond de la
cour, pour me jeter là, tremblant, sur le banc vert, près de mon
cher petit bassin aux pierres moussues. Il faisait adorablement
beau et tiède, et les oiseaux, comme si de rien n'était,
continuaient de chanter le printemps, dans le doux silence de la
maison vide et des jardinets vides alentour. J'avais retrouvé
soudain mon âme de petit enfant, et je priais là de toutes mes
forces, répétant en moi-même : « Mon Dieu, je t'en
supplie, mon Dieu, fais que ce ne soit pas vrai ! Mon Dieu,
fais que ce ne soit pas ça ! » Survint ma grand-tante
Berthe qui descendait de sa chambre, agitée, le visage contracté.
« Est-ce que c'est vrai, tante Berthe ? osai-je tout de
même demander. – Eh ! bien, oui, mon petit, répondit-elle, en
levant les bras, toujours un peu brusque à son ordinaire, eh !
bien, oui, que veux-tu, mon pauvre enfant, un malheur est
arrivé ! » Sur quoi elle passa son chemin, sans plus
s'arrêter ; alors, maintenant que je savais, je partis en
courant pour aller retrouver ma mère…
Mais, du bas de l'escalier qui conduisait à sa
chambre, j'entendis déjà ses sanglots… Oh ! l'entendre pleurer
ainsi, elle, je n'avais jamais connu cela ni même imaginé cela, et
je ne m'approchai plus qu'à petits pas craintifs ; c'était la
première fois depuis mon arrivée au monde que le malheur s'abattait
sur nous, et j'étais très novice en souffrance.
Ma mère, affaissée dans un fauteuil, avait
encore son manteau et son chapeau dont je la vis dénouer les brides
avec un geste impatient. Je crois que je jetai un regard de haine à
la pauvre vieille Parque innocente qui était assise devant elle,
contemplant le mal qu'elle venait de lui faire, et puis, je m'assis
sur un tabouret à ses pieds, le visage enfoui dans les plis de sa
robe, à la manière des tout petits, quand ils sont en détresse.
Elle, ma mère, avait laissé tomber une main,
encore gantée pour la rue, jusqu'à mes cheveux et serrait un peu ma
tête contre ses genoux, et moi je ne bougeais pas, je ne pleurais
pas, vraiment je n'avais pas encore fini de comprendre.
C'est étrange que, à toutes les grandes
émotions de ma vie, se sont toujours associés dans ma mémoire de
menus objets, d'infimes détails de choses, qui ensuite ne s'en
séparent plus. Ainsi la robe que portait ma mère ce jour-là, – et
que je ne revis jamais, puisqu'elle prit le deuil jusqu'à la fin de
son existence, je la retrouve aussi nettement que si elle était
encore devant moi ; c'était une robe que j'avais dénommée sa
« robe-musique », parce que, sur la soie noire du fond,
étaient brochés en semis des petits dessins d'une soie verte très
brillante qui figuraient absolument des dièses ; pendant les
longues minutes où mes yeux restèrent fixés de tout près sur ce bas
de robe, les petits dièses verts se sont pour ainsi dire
photographiés en moi-même, et je les vois reparaître chaque fois
que je repense à cette heure d'épreuve.
Ma grand-mère, mes tantes, qui venaient d'être
informées, entrèrent à pas silencieux de fantôme, la figure
sillonnée par les larmes, mais n'osant pas parler, et s'assirent en
cercle funéraire autour de nous. Le dernier, mon père arriva,
portant à la main une enveloppe ouverte et accompagné de mon grand
oncle qui avait été chargé de lui apprendre son malheur.
Après que ma mère et lui se furent jetés dans
les bras l'un de l'autre, c'est lui qui rompit le silence ; il
nous dit que mon frère était mort d'anémie tropicale, à bord du
paquebot qui nous le ramenait en France ; l'une des lettres
contenues dans l'enveloppe déchirée était du prêtre qui l'avait
veillé à ses derniers moments, l'autre était l'adieu que mon frère
lui-même avait encore eu la force de nous écrire de sa propre
main.
Et cet adieu, mon père commença donc de nous
le lire :
« Parents chéris, père, mère, frère,
sœur, tantes, grand-mère, vous, toutes mes affections, tout ce que
j'aime, recevez mes derniers adieux, mes derniers baisers… »
Mais ici sa voix s'étrangla dans les pleurs, et il se jeta sur un
fauteuil, obligé de passer le pauvre papier défraîchi à mon
grand-oncle, qui, d'une voix morne, sans inflexions, reprit et
continua la phrase commencée : « … Mes derniers adieux,
mes derniers baisers ; en ce moment suprême, il me semble que
je vous réunis tous sur mon cœur dans des élans d'ineffable
tendresse. Grâces à Dieu, au moins puis-je vous écrire, et c'est à
ce moment une grande consolation qui compense un peu ce qu'il y a
d'affreux à mourir loin de vous. Je meurs d'anémie ; c'est ma
faute, je suis resté un mois de trop à Poulo-Condor ; quand je
suis arrivé à Saigon, on a fait ce qu'on a pu ; on a pensé que
l'air marin allait me remettre, mais c'est trop tard ; à
présent, c'est cet air qui me tue. Je meurs en Dieu, dans la foi et
le repentir ; mes péchés sont rouges comme le cramoisi, mais
il me blanchira ; du reste n'a-t-il pas dit : “Quiconque
croit en moi aura la vie ?” “Ô Dieu ! mon père, oui, je
crois en toi, en ton Saint-Esprit, et mes prières ardentes montent
vers ton fils afin qu'il intercède pour moi et qu'il m'aide à
traverser la sombre vallée de l'ombre de la mort. Ô Dieu, j'ai
péché ; mais tu es un père de pardon et d'amour. Aie pitié,
Seigneur, reçois-moi comme un de tes enfants, car je crois et
quiconque croit sera sauvé.” Ô amis chéris, la mort est douce en
Dieu ; elle se présente à moi sans m'effrayer, je la contemple
venir. Car ce n'est point une séparation, ne serons-nous pas tous
éternellement réunis ? Au revoir, mes bien-aimés, à cette
patrie d'en haut, à ce séjour des élus… Au revoir, au revoir, c'est
une pensée consolante.
« Votre G.
« Ayez bien de la reconnaissance pour
l'amiral ; il a été paternel pour moi. G. Tous nos amis, j'y
pense bien. »
Je ne crois pas être profanateur en citant
cette lettre, maintenant que plus d'un demi-siècle a passé sur le
jour d'angoisse où elle fut écrite, sur le jour de deuil où elle
nous fut lue.
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