Oh ! pour ce salon, j'avais supplié, supplié les larmes aux yeux, afin que l'on cherchât encore à le sauver, par une combinaison suprême… Cette sorte de faiblesse morale, que j'ai toujours eue, de m'attacher à des lieux, à des objets, aussi déraisonnablement qu'à des êtres, me faisait par trop souffrir, et mon sommeil en était tourmenté chaque nuit.

Cependant le printemps revint et ramena ses toujours pareilles petites griseries ; je repris mes jeudis à la Limoise, – une Limoise devenue triste, il est vrai, depuis que Lucette dormait au cimetière. Mes congés plus longs (Pâques, Pentecôte), je les passais à Fontbruant, chez ma sœur, et là je commençais à aimer déjà beaucoup ma chambre presque paysanne, aux épaisses murailles, couvertes des blancheurs immaculées de la chaux.

Enfin arriva l'époque tant redoutée du concours pour l'École Navale. J'ai un souvenir encore oppressant de la dernière semaine d'effort, où il me semblait que je ne savais plus rien, où je voulais repasser à la fois toutes les matières du programme, ne sachant auxquelles courir, et où me torturait le remords de n'avoir pas travaillé comme j'aurais dû le faire. Le lieu que j'avais alors presque uniquement adopté pour salle d'étude était la chambre de tante Claire. Il est vrai, comme l'enfantillage ne perdait jamais ses droits sur moi, le théâtre de Peau d'Âne, très agrandi maintenant, était installé près de ma table à écrire, et un décor presque fini, qui m'enchantait, y restait monté à demeure. Cela représentait les jardins de la Fée des Ondes ; au fond du tableau, dans une demi-lumière glauque, on apercevait, au-dessus de rochers chaotiques, un vague soleil rendu imprécis par des gazes vertes tendues sur les petits lointains étranges. (Les sous-marins ne m'avaient pas appris encore que le soleil, vu à travers des couches d'eau marine, au lieu de verdir, s'assombrit dans des rouges sanglants et sinistres.) Aux premiers plans, s'enchevêtrait une extravagante végétation de madrépores, des coraux blancs ou rouges, et il y avait, comme personnages accompagnant la fée, des dauphins et des conques argonautes ; pour leur donner des reflets nacrés, à ces figurants-là, je les avais recouverts des élytres d'un vert métallique de certains scarabées qui, l'été dernier, étaient venus s'abattre en nuage, comme les sauterelles du désert, sur les bois de Fontbruant.

C'était un mercredi que le concours devait finir, et chaque jour je répétais à tante Claire cette sorte de refrain plaintif : « Oh ! bonne tante, si tu savais combien je voudrais le voir arrivé, ce mercredi soir ! » – Il arrivera, mon pauvre enfant, ton mercredi soir ; patience, je te promets qu'il arrivera, finit-elle par me répondre, d'un ton devenu presque solennel, que je ne lui connaissais pas et qui donna tout à coup je ne sais quoi de sibyllin à cette phrase, semblable pourtant aux vérités qu'énonçait M. de la Palice. Il arrivera, oui, ton mercredi soir, et il passera, et il en arrivera d'autres, dans ta vie, des soirs ou des matins, plus désirés encore que celui-là, qui t'auront donné l'illusion de devoir t'apporter des petites délivrances… ou même des grandes… mais qui sans doute… Elle s'arrêta et je vis sa figure changer, ses yeux se dilater comme pour regarder dans le lointain de ses souvenirs… Sans avoir eu besoin de finir sa phrase, elle venait de me donner un aperçu, tout nouveau pour moi, du néant de la vie, du néant de l'avenir et de l'espoir ; en même temps un indice, un soupçon m'était venu de ce qu'avaient pu être jadis ses déceptions de cœur, et de ce que pouvaient être maintenant les tristesses de son existence enclose, pauvre vieille fille sans joies, qui volontairement s'était sacrifiée pour nous tous !… N'était-elle pas un peu tyrannisée par sa maman, ma grand-mère, pourtant bien bonne, mais qui se faisait soigner comme un bébé ? Et tyrannisée aussi par moi, cette pauvre « tante gâteau », ainsi qu'on l'appelait chez nous, par moi qui l'avais pliée à toutes mes volontés ? Avec remords, je jetai un regard circulaire sur sa chambre, vieillotte mais gentille, ornée de tableaux et de glaces qui venaient de notre maison d'autrefois dans l'île. Elle était si soigneuse de ces choses, elle aimait tant les voir dans un ordre parfait !… Et moi qui encombrais tout, avec mes cahiers pêle-mêle, mes dictionnaires, mes tables de logarithmes, mon théâtre, mes pinceaux, les retailles de carton de mes décors et mes défilés d'étranges poupées…

Pauvre tante Claire !… Pourtant je l'aimais bien, et cette fois fut la première où je me promis que j'allais ranger tout cela bien vite, – et que même, plus tard, quand elle serait morte, je conserverais sa chambre intacte, comme un sanctuaire de son souvenir.

C'est ce que j'ai fait du reste. Voici trente ans bientôt qu'elle nous a quittés, et sa chambre est restée telle que si elle venait d'en sortir pour y revenir demain ; dans ses tiroirs, dans ses armoires, elle retrouverait toutes ses petites affaires, devenues pour moi des reliques. Il ne m'arrive d'encombrer cet humble sanctuaire que momentanément, de loin en loin, au retour de mes grands voyages, pour y déposer, en attendant, les objets précieux et fragiles que j'ai rapportés et qui me semblent plus en sûreté qu'ailleurs dans cette chambre toujours close ; c'est un peu comme au temps où j'étalais là mes jouets et mes décors, en disant : je te confie tout ça, bonne tante… Puisque j'ai commencé d'empiéter ici sur l'avenir, je vais conter le plus singulier de tous les envahissements de la vieille immuable chambre par d'exotiques bibelots. L'époque des concours de l'École Navale était depuis des années perdue au fond de l'abîme des temps et un autre siècle venait même de commencer ; je rentrais de l'expédition de Chine où une chance très rare m'avait fait habiter dans un logis intime de l'Impératrice, et, en arrivant chez moi, j'avais jeté sur le lit de tante Claire des robes, des brocarts lourdement splendides ayant appartenu à cette Souveraine qui fut une sorte de Sémiramis et surtout de Messaline. Quelle étrange destinée avait amené ces rapprochements ! Qui donc aurait jamais pu prédire que ces costumes de vieille coquette, ces atours qui avaient dû traîner avec elle dans les plus somptueuses luxures, au fond d'un palais si lointain et si interdit, viendraient s'échouer un jour sur ce modeste lit de sainte et d'ascète !…

XXIV

Ainsi que tante Claire avait su le prophétiser si bien, il arriva en effet, mon mercredi soir ! Et j'avais été reconnu admissible, et j'aurais dû me sentir tout à la joie d'être délivré du cauchemar des concours.

Mais non, la petite phrase en apparence si simple : « il arrivera et il passera » avait suffi pour tout assombrir.

Et puis surtout je retombais dans mes autres angoisses, dont rien ne me distrayait plus : l'obligation de sacrifier ma chambre et ensuite celle, à la fin des vacances, de quitter pour la première fois la maison paternelle, de m'exiler à Paris, car des parents que nous avions là avaient offert de se charger de moi jusqu'à mon entrée à l'École de Brest, et il avait fallu accepter.

Dès le lendemain matin, je n'eus plus d'autre idée que de partir au plus vite pour Fontbruant où m'attendaient mon beau-frère et ma sœur, et de reprendre là ma vie de grand air et mes rêveries en forêt ; dans le courant des vacances, j'aurais bien le temps de retourner à Rochefort pour faire moi-même mon douloureux petit déménagement auquel j'attachais une importance extrême. On me laissa partir, bien que mon bagage ne fût pas prêt ; il y avait un vague bateau-mouche qui chaque jour appareillait vers deux heures pour remonter la Charente et qui me déposerait à Saint-Savinien, d'où je n'aurais plus qu'une dizaine de kilomètres à faire pour atteindre à pied Fontbruant, par des routes ombragées. Ce fut la voie que, par économie, mes parents choisirent, m'imposant seulement comme condition d'aller dans la matinée faire mes adieux chez le bon vieux grand-oncle médecin, collectionneur d'histoire naturelle.

Dans l'existence, surviennent des heures, des détails qui sembleraient n'avoir qu'une valeur de dernier ordre et qui se gravent minutieusement dans la mémoire, tandis que d'autres, mille fois plus importants, n'y laissent aucune trace. Ainsi je me rappelle, comme si c'était d'hier, ma sortie de la maison, vers onze heures du matin, pour aller faire cette visite d'adieu. On était aux derniers jours de juillet, il y avait grande splendeur de soleil et il faisait une chaleur coloniale. Dans les rues, presque personne, et les rares passants longeaient les murs pour profiter de quelques étroites bandes d'ombre. Ce matin-là, combien ma ville natale était morne et déserte ! Je ne percevais que la tristesse et la désuétude de ce petit groupement humain, dont je faisais partie par le hasard de ma naissance, mais où tout le monde à peu près m'était indifférent ou inconnu.

Chez mon vieil oncle, même impression, décourageante de vivre ; dans son jardin, son vieux perroquet gris à queue rouge somnolait de chaleur, d'un air caduc, sur un perchoir. Dans son cabinet, où je le trouvai lui-même s'amusant à classer ses coquilles, les objets exotiques accrochés aux murs paraissaient plus que jamais poussiéreux et morts. « Alors, te voilà admissible, Mistigri ! » me dit-il, d'un ton plus indifférent que de coutume. (Mistigri ou Mistenflûte étaient les noms d'amitié qu'il me donnait d'ordinaire.) C'est avec détachement que je revoyais ces bibelots « des colonies » qui me captivaient autrefois ; puisque je me sentais déjà un peu de la Marine à présent, je savais que l'avenir me réservait de connaître toutes ces choses dans leur pays même, où au moins elles seraient fraîches et vivantes. Et surtout je songeais que plus tard, comme le vieil oncle, je reviendrais finir ma vie à Rochefort, obscur, inutile et déçu, possesseur de quelque cabinet comme le sien, où s'immobiliseraient des oiseaux empaillés, des papillons et des coquillages… – Il arrivera, ton mercredi Soir » il arrivera et il passera…

XXV

Pour aller prendre le mauvais petit bateau économique de la Charente, je traversai la ville, muette à cette heure-là, et surchauffée par le soleil. J'étais triste, un peu humilié peut-être de ce départ de pauvre, et aussi de mes vêtements de l'an dernier, défraîchis et trop courts ; mais ce n'était rien auprès d'une angoisse inexpliquée que je subissais, angoisse comme de désir et d'attente ; pour la première fois depuis seize ans que j'existais, j'avais cruellement la perception très nette de m'avancer Seul dans la vie éphémère ; j'aspirais donc à je ne sais quoi de nouveau et d'inconnu qui me manquait plus que jamais et dont le besoin inassouvi me causait une vraie souffrance…

Deux heures environ pour remonter les eaux tièdes et jaunes de la rivière, en compagnie de pauvres gens de la campagne ; près de deux heures encore pour cheminer à pied par les champs et les bois, et j'arrivai à Fontbruant, où la joie de retrouver ma sœur chassa tout d'abord cette sorte de détresse mystérieuse. Je ne me doutais pas du reste que la fin de cette journée me réservait une apparition délicieusement troublante et révélatrice, dont le vague pressentiment peut-être me possédait depuis la veille.

Le soleil des beaux soirs d'été commençait de décliner ; sur un banc à l'ombre des tilleuls de la terrasse, je venais de m'asseoir en compagnie de deux ou trois amis de mon beau-frère, et ils causaient entre hommes d'une certaine belle gitane, farouche et inabordable, dont la petite tribu était depuis deux jours campée à l'entrée de la forêt. Devant nous, une lumière couleur d'or rouge illuminait, comme pour annoncer une fête, la profusion des fleurs, de ces vieilles fleurs de France que l'on appelle fleur de curé, et qui étaient tout le charme de ce jardin d'autrefois, des dahlias roses, des dahlias jaunes, des zinnias, des croix de Malte… C'est alors que là-bas le grand portail vert s'ouvrit tout à coup, et une fille audacieuse, qui n'avait même pas daigné sonner, entra comme chez elle.

– Ah ! par exemple, dit l'un des hommes présents, le dicton est vrai ; quand on parle du loup…

Même d'un peu loin comme elle venait d'apparaître, cette créature inattendue (leur belle gitane évidemment) se révéla pour moi incomparable, et je ne pus me tenir de m'approcher tout près d'elle, avec une irrésistible effronterie, tandis qu'elle offrait des petits paniers en jonc tressés à une rigide servante appelée Bertrade et coiffée du foulard de Gascogne, qui la rembarrait avec mépris. Dix-huit ou vingt ans peut-être, cette bohémienne, un peu plus âgée que moi qui n'en avais que seize ; très basanée, couleur des vieilles terres cuites d'Etrurie, avec une peau d'une finesse merveilleuse ; sa très pauvre robe en indienne mince, d'une éclatante propreté, moulait presque trop sa jeune gorge de statue qui, là-dessous, se devinait complètement libre ; son épaisse chevelure noire était piquée d'épingles de clinquant ; elle avait à ses petites oreilles de gros anneaux d'or et autour du cou un fichu de soie rouge. Ce qui fascinait par-dessus tout, c'était ses yeux de profondeur et de nuit, – derrière lesquels, qui sait, il n'y avait peut-être rien, mais où l'on eût dit que se cachait tout le mysticisme sensuel de l'Inde. Ces yeux-là, je devais les retrouver plus tard chez les bayadères des grands temples hindous, qui sont vêtues de soie et d'or et qui ont la gorge, les bras, même le visage, étincelants de folles pierreries… Sous la rebuffade de la domestique, elle s'en alla, silencieuse et hautaine, comme une reine outragée ; mais elle avait certainement compris tout de suite mon admiration étonnée et ardente, car, avant de disparaître, elle retourna deux fois sa petite tête exquise pour me revoir, et, ce qui acheva ma déroute, je sentis très bien que son dernier regard, pour moi tout seul, s'était adouci dans un vague sourire.

XXVI

Quand la belle nuit d'étoiles fut tout à fait venue, retiré dans ma chambrette blanche, je restai longtemps, longtemps à ma fenêtre ouverte, accoudé sur l'appui qui était en ces pierres massives des maisons de jadis.

Un peu de fraîcheur bienfaisante commençait à monter du jardin bas et des sources, on sentait une odeur de lichen et de branches moussues qui était comme l'haleine des bois endormis ; les hiboux s'appelaient par de douces petites notes de flûte et, de temps à autre, du fond de la forêt, arrivait en sourdine le cri glapissant des renards dont la voix ressemble à celle des chacals.

Ah ! comme je me rappelle encore cette chaude nuit où commença mon envoûtement !… La forêt, la forêt, elle était maintenant animée pour moi par une présence dont je restais uniquement préoccupé. Tout près d'ici sans doute, à un carrefour que l'on venait de m'indiquer, la Gitane s'endormait à cette heure, – sur la mousse, ou bien dans sa roulotte de nomade ? seule, ou entre les bras fauves de quelqu'un de sa tribu ?…

Sur la fin de cette même nuit, un rêve enchanta mon sommeil.