Je me croyais au milieu de bois inextricables, dans l'obscurité, me frayant à grand peine un passage parmi des broussailles et des roseaux, et j'avais conscience que des êtres imprécis suivaient la même direction que moi à travers le fouillis des branches.

Ces compagnons de ma difficile route peu à peu s'indiquèrent comme des bohémiens en fuite et bientôt je la devinai elle-même, la belle Gitane, se débattant à mes côtés contre les lianes qui de plus en plus enlaçaient nos pieds. Quand enfin nous fûmes tombés ensemble dans les joncs enchevêtrés, je la pris dans mes bras et, à son contact intime, je me sentis faiblir tout à fait par une sorte de petite mort délicieuse…

XXVII

Dès que le grand soleil matinal eut reparu dans ma chambre si simple et blanche, je désirai follement la revoir, ainsi qu'il arrive toujours pour toute créature qui en rêve vous a donné une pareille illusion voluptueuse, et, ayant passé à ma ceinture mon perpétuel et inutile petit revolver, je m'acheminai de bonne heure vers la forêt.

Approchant du carrefour indiqué, à l'ombre d'énormes chênes verts, je ne tardai pas à apercevoir trois ou quatre roulottes dételées, et des chevaux qui paissaient l'herbe rase ; par terre, flambait un feu de branches mortes dont la fumée sentait le sauvage, et une vieille femme à tête de sorcière cuisinait là quelque chose dans une marmite. Sans doute les hommes de la petite tribu étaient déjà partis en maraude, car il ne restait autour des voitures que des enfants aux longs yeux d'ombre, – comme les siens, – et elle-même, la Gitane d'hier et de cette nuit, tressait des paniers, assise avec une grâce de jeune déesse sur le vieux sol charmant feutré de lichen, de mousse et de graminées fines. Alors je passai très près, trop près d'elle ; un élan m'entraînait à tout simplement lui dire : « Me voici, tu vois, je suis venu à ton appel souverain de la nuit dernière ; tu penses bien que tout m'est égal à présent dans le monde, hormis toi… » Mais bien entendu, je m'éloignai sans lui avoir rien dit, m'étant seulement grisé de son imperceptible et énigmatique sourire, où il y avait à la fois du consentement et de l'ironie.

XXVIII

L'envoûtement mutuel dura ainsi cinq ou six jours, sans qu'une parole fût échangée ; comme s'il y avait déjà entre nous un semblant de compromis qui commandait le secret, elle ne revint plus à la maison pour essayer de vendre ses paniers, que pourtant beaucoup de gens du village lui achetaient ; mais, d'aussi loin que nous pouvions nous apercevoir, nos regards ne se quittaient plus dès qu'ils s'étaient accrochés.

Et enfin, par une après-midi surchauffée d'août, avec une brusquerie stupéfiante, le dénouement inévitable survint, parmi des fouillis de branches et de roseaux pareils à ceux de mon rêve, dans le ravin ombreux des grottes, au milieu d'un essaim de très fines libellules qui semblaient aussi impondérables que des petites plumes et qui, pour la fête de notre hyménée sans doute, s'étaient somptueusement vêtues de pierreries et de gaze d'or, les unes en bleu, les autres en vert.

J'étais venu m'installer là, dans la nuit verte, parce que je savais qu'elle y cueillait d'habitude ses joncs ; pour me donner contenance, j'avais apporté mes crayons et mon bloc de dessin, et, rien qu'en l'apercevant de loin arriver de son allure souple, par le sentier le long des rochers en muraille, j'avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vie d'enfant.

En effet, si ce n'était pas moi qu'elle voulait, pourquoi s'approchait-elle ainsi, cauteleusement, sans me quitter des yeux, mais avec les petits détours d'un chat qui craint d'effaroucher sa proie ?… Je commençais de trembler et de ne plus me sentir maître de moi-même ; quand enfin elle s'arrêta tout près, tout près en faisant mine de s'intéresser surtout à mon crayonnage, je m'enhardis jusqu'à prendre sa main, qu'elle laissait pendante, presque à toucher mon carton, – sa petite main moricaude, experte à commettre des vols dans les fermes aussi bien qu'à tresser des roseaux en paniers.

Au lieu de se dérober, et toujours sans rien dire, elle m'attira imperceptiblement comme pour m'indiquer de me lever, – et je me levai, docile, la tête maintenant tout à fait perdue, pris du délicieux grand vertige que je connaissais pour la première fois ; debout maintenant devant elle, j'enlaçai sa taille de mes bras, tandis qu'elle passait les siens autour de mon cou. Elle gardait toujours son même sourire de consentement moitié moqueur et son même silence.

Jamais encore je n'avais entendu le son de sa voix, quand ma bouche s'appuya éperdument sur la sienne, ce qui fit passer dans tout mon corps comme le tremblement d'une grande fièvre ; je crois que nous chancelions tous les deux, l'un cherchant à entraîner l'autre sans trop savoir où, mais l'un et l'autre souhaitant, avec une muette complicité, de trouver quelque recoin plus inviolable encore, dans ce ravin dont l'enchevêtrement ombreux était pourtant déjà une suffisante cachette.

Le grand secret de la vie et de l'amour me fut donc appris là, devant une de ces entrées de grotte qui ressemblent à des portiques de temple cyclopéen ; c'était parmi des scolopendres et des fougères délicates ; pour tapisser la terre sur laquelle nous étions étendus, il y avait des mousses de variétés rares et comme choisies ; des branchettes de phyllirea formaient des rideaux à notre couche, et au-dessus de nos têtes, les fines petites libellules impondérables, assemblées sans frayeur, jetaient parmi les feuilles leurs étincellements de pierreries…

Qu'est-ce donc qui avait pu l'amener à moi ?

N'avais-je pas aperçu deux ou trois jeunes hommes de son campement qui me paraissaient beaucoup plus beaux ?… Après tout, ils étaient ses frères peut-être…

Et puis, sans doute elle avait deviné mes raffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie, de même que ma passion toute sensuelle s'exaltait de ce qu'elle fût la dernière des dernières, fille d'une race de parias, petite gitane voleuse. De ce qu'elle ne fût que cela, notre intime communion n'en devenait pour moi que plus suavement coupable ; avec mes scrupules d'alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, – mais si adorablement sacrilège ! – de m'être donné tout entier, en esclave, pour lui apporter l'ivresse suprême…

J'ai écrit quelque part, je ne sais où, cette vérité qui, je crois bien, n'était pas neuve : « Les lieux où nous n'avons ni aimé ni souffert ne laissent pas de trace dans notre souvenir. » En revanche, ceux où nos sens ont subi l'incomparable enchantement ne s'oublient jamais plus ; ainsi le ravin où s'accomplit mon initiation, ses fougères, ses mousses, le mystère de ses grottes, même jusqu'à ses frêles libellules au corps étincelant, ont gardé, pour le reste de ma vie, une nostalgique attirance…

Libellules très fines, les unes en métal bleu avec des ailes de deuil en velours noir, les autres en métal vert avec des ailes en gaze d'or et des yeux en rubis, depuis combien de centaines de millénaires leurs merveilleuses petites parures se propagent-elles ici, inchangeables ? Elles étaient présentes aux premiers temps de notre période géologique ; elles ont connu notre ancêtre des cavernes, elles ont vu commencer, sous ces rochers, les imperceptibles suintements calcaires qui mettent un siècle à donner un millimètre d'épaisseur et qui forment aujourd'hui des voûtes aux énormes piliers gris ; elles sont presque indestructibles, ces petites créatures des étés, qui, au-dessus de notre union d'un jour, sont venues danser leurs danses fantasques et légères… Jusqu'à ce qu'ait sonné mon heure de mourir, elles ne cesseront de me faire penser à la chair ambrée d'une jeune gitane…

XXIX

Quand je revins à la maison, le soir, quelque chose était à jamais changé en moi, bien que je fusse toujours, en apparence, le même enfant timide. Je marchais sans rien voir, absorbé dans un souvenir unique.

J'avais honte, en même temps que j'éprouvais une sorte de fierté nouvelle, avec une envie de conter à ceux que je rencontrais en chemin ma belle aventure enivrante. Au dîner, dans la modeste petite salle à manger dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur le parterre follement fleuri, j'étais gêné par le regard de ma sœur qui m'observait plus que de coutume :

« Qu'as-tu, mon cher petit, ce soir ? » finit-elle par dire. – « Moi !… Mais rien, sœur… » répondis-je, tandis que je sentais le sang me monter aux joues. Et, même à elle, malgré ma confusion profonde, j'étais presque tenté de crier : « Maintenant, je sais toutes choses… Les ultimes secrets de la vie, à présent, ils me sont révélés… » Ma grande fête d'amour dura un peu plus d'une semaine, pendant laquelle, sous la voûte massive des grottes ou dans la nuit verte de ce ravin plein du mystère des vieux temps géologiques, la gitane ne manqua jamais un de nos rendez-vous. Elle parlait un vague français mêlé d'espagnol et nous échangions à peine quelques mots ; mais peu à peu son sourire d'ironie faisait place à une expression de tendresse toute simple, et je l'en aimais davantage. J'aimais jusqu'à sa petite robe de pauvresse que, vu la chaleur d'août, elle portait sans chemise sur son impeccable gorge basanée ; déjà à cette époque, comme plus tard dans la suite de ma vie, toute élégance, tout charme acquis, ne comptait pour rien à mes yeux auprès de la saine beauté de la forme : c'était là sans doute une revanche de la nature contre l'excès de mes affinements.

XXX

Les bonnes gens des villages alentour se plaignaient de vols commis dans les fermes, dans les granges, et je ne cessais d'avoir peur que la gendarmerie expulsât la petite tribu nomade.

Un jour en effet je ne vis plus à leur place habituelle, au pied des vieux chênes verts, les roulottes ni les chevaux ; restaient seulement sur le lichen des traces carbonisées indiquant les feux qu'avaient allumés les bohémiens. Ils avaient dû fuir pendant la nuit, mais par quelle route, vers quel inconnu ? et, dès la première minute, je compris l'inanité de toute poursuite ; c'était bien la séparation sans recours. Il me sembla d'abord que mon cœur cessait de battre…

Je ramassai un des roseaux coupés par elle, qui traînait par terre, et je me mis à errer sans but, dans la forêt, choisissant les fouillis d'épines encore inexplorés, allongeant ma course pour retarder mon retour à la maison. Sur la fin de la journée, je revins malgré moi au ravin d'ombre, où, dans un silence de sanctuaire, les petites libellules, aux toujours mêmes luxueuses parures, dansaient comme si de rien n'était.

Là, à une place qui nous avait été familière, je m'assis sur des mousses que nous avions foulées ensemble et, la tête dans mes mains, je pleurai tout à coup à sanglots. – Ces larmes, comme une pluie soudaine, ce n'était pas à sa beauté ni à sa forme qu'elles allaient, oh ! non, mais à l'expression de confiante tendresse qui, les derniers jours, avait paru dans ses jeux…

XXXI

Mes vacances suivaient leur cours, devenu morne et décoloré depuis sa fuite ; la forêt, le ravin avaient perdu leur âme, et, par ailleurs, de plus en plus l'approche de mon départ pour Paris m'épouvantait. Cependant, à force de supplications, j'avais gagné mon procès auprès de mes parents, pour notre cher « salon rouge » ; ils avaient trouvé une autre combinaison qui leur permettrait de ne pas s'en dessaisir, et de louer quand même une partie de notre demeure héréditaire ; c'était donc pour moi une angoisse de moins, de savoir que les portraits de famille ne seraient pas décrochés, que je conserverais là mes deux pianos et que plus tard peut-être, en des temps moins sombres, nos soirées du dimanche pourraient retrouver leur douce gaieté d'autrefois dans le même cadre tant aimé.

Vers la fin de septembre, je fus mandé à Rochefort : nos locataires de malheur, – un capitaine de frégate et sa femme – venaient d'entrer plus tôt qu'on ne pensait ; ils avaient cependant respecté ma chambre d'enfant, pour me permettre de la déménager moi-même à ma guise, mais il fallait me hâter.

Quand j'arrivai chez nous le lendemain soir, c'était l'heure du dîner et, pour la première fois, je vis notre couvert mis là-bas, au fond de la cour, dans l'ancien bureau de mon père dont il avait fallu, depuis nos réductions, faire notre salle à manger. Il ne me parut pas triste en lui-même, ce couvert des dépossédés que nous étions, mais tout de suite mes yeux se portèrent avec effroi sur une de ces grandes machines en fonte qu'on appelle fourneau « économique » et qui chauffait là dans un coin. – « Oh ! maman, dis-je… ça, est-ce que c'est pour rester ? » – « Il le faut, mon pauvre enfant », répondit-elle sur un ton de résignation si décisive que je ne sus que baisser la tête…

Parut alors une de nos anciennes domestiques de l'île, qui avait voulu rester avec nous malgré des gages maintenant dérisoires, et qui se mit à cuisiner différentes choses, dans des petites casseroles, sur la machine en fonte… Oh ! j'étais préparé à tout, mais pas à cela. Être pauvre, soit ! mais en subir à ce point les apparences, prendre ses repas à côté d'un fourneau de cuisine ! Non, cela dépassait mes forces !…

Un grand orage d'équinoxe se déchaîna pendant notre dîner, arrachant les pampres jaunis de nos treilles, et la première pluie d'automne se mit à tomber torrentielle, attristant cette fois pour tout de bon les choses. Or, cette salle à manger d'exil, qui était au rez-de-chaussée sur la cour, se trouvait coupée maintenant de tout le reste de la maison par la présence des locataires ; mes parents avaient donc imaginé de faire percer un trou dans le plafond d'une petite office voisine et de fixer là une échelle, pour permettre de communiquer par l'intérieur avec nos appartements d'en haut. Quand il fut l'heure de monter nous coucher, la pluie d'orage continuait de cingler les vitres, et c'était vraiment l'occasion d'inaugurer cette petite route nouvelle, à la file, par une trappe.

Les honneurs de grimper la première furent dévolus à ma grand-tante Berthe, la doyenne, un peu lourde, vu ses quatre-vingts ans bientôt sonnés. Elle n'y fut pas très brillante, et pour compliquer les difficultés de ses débuts, monsieur Souris, dit la « Suprématie » (mon toujours même chat que je n'avais cessé d'adorer), se fit un devoir de l'accompagner pas à pas, marche par marche, tout le temps dans ses jupes.

Mais elle sut y mettre tant de belle humeur et d'impayable drôlerie que le fou rire me prit, le bon fou rire qui triomphe de toute mélancolie. Chère bonne vieille grand-tante Berthe, encore si agréable à regarder, avec son profil de médaille que, pour s'amuser aux dépens d'elle-même, elle appelait, en feignant une fierté comique, son profil d'Apollon !… Vraiment je ne trouvai rien de pénible à cette première répétition des petits défilés en cortège, chat compris, que je devais connaître dans cette même échelle pendant plusieurs années, les soirs d'hiver, jusqu'à des temps meilleurs. Non, mais la grande mortification, pour moi insoutenable, c'était ce fourneau de cuisine…

XXXII

Le déménagement de ma chambre m'occupa deux jours, – et combien je me retrouvai là enfant, petit enfant même, malgré mon aventure de jeune homme dans le ravin des grottes ! Après beaucoup de tergiversations, mon « musée » fut le lieu sur lequel se fixa mon choix, pour y transporter et ensevelir tant de chères petites choses ; aucune place dans la maison n'était plus secrète, plus inviolable, ni plus complètement à moi que ce réduit haut perché dont la fenêtre donnait sur les tranquilles lointains désuets du rempart, des prairies et de la rivière. Si je parle longuement de ce « musée », dont je fis en outre, à partir de ces jours, une sorte de reliquaire, c'est qu'il a vraiment joué un grand rôle dans ma vie, même plus tard dans ma vie d'homme courant le monde, – et qui croirait cela en voyant cet appartement de poupée, dont je touchais déjà de la tête le plafond trop bas !…

J'eus vite fait d'arranger, sous l'étagère aux fossiles, toutes les grandes boîtes de mes jouets d'autrefois. Il me fallut beaucoup plus de soins pour le transfert de mes humbles objets précieux, gentilles boîtes à bonbons qui me rappelaient mes premiers de l'an de jadis, gentils bibelots qui dataient de l'enfance de maman, vases ou statuettes en porcelaine, petites chinoiseries surannées qui venaient de grands-oncles navigateurs, etc. Or, dans ce musée, il y avait un modeste bureau-secrétaire pour enfant, qui, sous Louis XVI, avait servi aux toutes premières études de l'une de mes aïeules huguenotes ; il m'était sacré comme provenant de l'île, et je le jugeai digne de recevoir tout cela dans ses flancs vieillots. Mais il me parut urgent d'en faire d'abord le scrupuleux nettoyage et de coller sur ses étagères, dans ses tiroirs, le plus impeccable papier blanc. Tante Claire, bien entendu, était montée pour m'assister, comme dans toutes mes entreprises, et, sentant que le si proche départ pour Paris jetait pour moi de l'angoisse sur ces puériles installations, elle cherchait de son mieux à me consoler.

Ce Paris, elle l'avait plusieurs fois habité avant ma naissance, chez son oncle, frère de ma grand-mère, qui y était receveur de l'enregistrement ; plus tard elle y était souvent revenue pour accompagner ma sœur pendant ses périodes d'étude à l'atelier du peintre Léon Cognet, et je voyais bien qu'elle ne le détestait pas. – « Tu as tort d'en faire fi, – me disait-elle, tout en manœuvrant le pinceau pour enduire de colle les feuilles et les bandelettes blanches qu'elle me faisait passer à mesure, – tu as tort d'en faire fi, mon cher ; il est plein de choses pour t'intéresser, tu verras !

Tiens, par exemple, le Louvre, il te passionnera… et la musique, et les concerts, tu ne te doutes pas de concerts pareils ! » Mais non, elle avait beau dire, j'avais par avance décidé qu'à Paris tout m'ennuierait… Pendant notre patient travail de tapissiers, la fenêtre ouverte laissait entrer le radieux soleil de fin septembre, avec le calme des entours, et avec aussi quelques-unes de ces guêpes ou abeilles qui ont de tout temps affectionné ce lieu de silence, et qui bourdonnaient très affairées autour de nous.

Sur la fin du second jour, quand tout fut arrangé à mon gré, je répandis un peu partout du camphre et des paquets d'herbes aromatiques.