Pour compléter ces petits soins
funéraires, je recouvris même plusieurs objets avec des
mousselines, – des morceaux, que je vois encore, d'une robe en
organdi blanc à vieilles fleurs brodées qui venaient de la jeunesse
de ma grand-tante Berthe, vers 1805 ; – ensuite je fis sortir
par pitié ces quelques guêpes et abeilles visiteuses, pour ne pas
les ensevelir vivantes, et ce fut l'heure de fermer les yeux de mon
« musée » (sa fenêtre, que personne ne rouvrirait plus
jusqu'à mon retour). Quand de là-haut je regardai les lointains
familiers pour leur dire adieu, tout commençait déjà de s'illuminer
des rayons rouges du soir ; je me rappelle qu'à cet instant là
justement, sur la rivière à peine indiquée au milieu des prairies,
passait une frégate, une belle frégate annoncée depuis le matin,
qui revenait « des colonies », – et sa vue apporta
l'utile diversion à ma tristesse en faisant tout à coup dévier ma
pensée vers un avenir probable de voyages et d'aventures… Un
dernier regard aux coquillages, classés bien en ordre dans leurs
casiers, un dernier regard au papillon « citronaurore »
du domaine de Borie, dont l'éclat jaune était mis en valeur par les
merveilleux grands papillons bleus de la Guyane, ses voisins de
vitrine, – et enfin, tante Claire et moi, nous fermâmes la porte et
nous y mîmes les scellés en collant des bandes de papier tout
autour, pour maintenir à l'intérieur ce parfum de sarcophage qui
éloigne les mites et autres petits rongeurs attitrés des choses
mortes.
Un enfant qui avait de telles précautions et
de telles craintes en se préparant à quitter le toit paternel,
était vraiment bien peu armé pour la vie, bien peu armé surtout
contre le temps et contre la mort…
XXXIII
Le lendemain fut le jour d'aller à la Limoise
dire adieu à la mère de Lucette qui n'était pas encore rentrée en
ville. Elle faisait partie de ce cher cénacle de figures
tutélaires, trop nombreuses peut-être autour de moi et trop
attentives, qui, pour mon malheur, avaient plus que de raison choyé
mon enfance. Je la tutoyais et l'appelais « tante
Eugénie » ; lors de nos revers, elle était venue offrir
de se charger des frais de mon instruction pour me permettre de ne
pas quitter Rochefort, et je l'aimais bien.
La campagne, où les vendanges venaient de
finir, était ensoleillée et déserte. La vieille Limoise, qui allait
bientôt se fermer pour un hiver de plus, dormait tranquillement
auprès de ses bois centenaires ; les chênes à feuilles
annuelles avaient déjà des chevelures jaunies, tandis que les
chênes verts, qui ressemblent à de grands oliviers, découpaient,
sur le ciel nostalgique des fins d'été, les masses sombres de leur
inaltérable verdure.
Tante Eugénie vint me conduire le soir, avec
la petite Jeanne, jusqu'au tournant du chemin qui mène au village
d'Échillais, et me dit, en m'embrassant pour l'adieu :
« Allons, c'est fini, fini de tes jeudis de Limoise… Et, tu
sais, mon pauvre enfant, ajouta-t-elle, les larmes aux yeux, pour
toi le bon temps est passé, dame ! » Hélas ! oui, et
je ne le savais déjà que trop !…
XXXIV
Mes deux dernières journées furent consacrées
à Fontbruant, où ma mère venait de me devancer. On m'avait permis à
présent de faire à pied les vingt-deux kilomètres de la route, et
c'était par une région en ce temps-là solitaire et charmante, qui
n'était pas morcelée, n'appartenait à personne, et que l'on nommait
« les communaux ».
Quand je jette les yeux en arrière, sur le
long déroulement de ma vie qui s'embrume déjà beaucoup, il y a par
places comme des taches lumineuses qui appellent le regard de mon
souvenir et au milieu desquelles les moindres détails des choses se
dessinent encore avec un relief inaltéré. Ainsi mon retour à
Fontbruant ce jour-là, je le retrouve comme si c'était d'hier.
Parti de Rochefort le matin, j'arrivai là-bas
à l'heure chaude et morne de midi ; j'ouvris doucement le
grand portail vert de la maison et j'entrai sans bruit. Personne
dans le jardin, une torpeur méridienne, un silence d'été au milieu
duquel une petite voix infiniment douce chantait en sourdine, et
comme en sommeil… Je ne sais rien au monde de mélancolique autant
qu'un chant frêle, sur des notes hautes, s'élevant isolé dans le
silence d'un midi que le soleil accable. Cette mélancolie sans nom,
qui si mystérieusement nous pénètre, m'avait déjà été plusieurs
fois révélée par le cri des sauterelles de la Limoise ; elle
est la même que devaient me redonner plus tard les vocalises des
muezzins au-dessus des villes blanches de l'Islam, aux heures où
les maisons ne jettent plus d'ombre sur la terre ; la même
aussi que je devais retrouver dans les régions tout à fait
torrides, en écoutant les petites chansons somnolentes des femmes
sénégalaises quand les sables du désert se pâment de chaleur.
Aujourd'hui, cela me faisait mal à entendre, d'abord parce qu'il y
avait dans l'air on ne sait quoi de languide pour annoncer
l'arrière-saison, ensuite parce que l'angoisse du départ planait
pour moi sur ces dernières journées, enfin et surtout parce que
cette voix, je l'avais aussitôt reconnue : c'était la chère
voix de ma mère, si pure jadis, mais où je percevais pour la
première fois quelque chose comme une imperceptible fêlure dans un
son de cristal. La chanson aussi m'avait été familière toute ma
vie ; c'était une berceuse de l'île qui avait servi à nous
endormir les uns et les autres depuis plusieurs générations. Et la
chanson disait :
Passe la Dormette, Passe vers chez nous, Pour
endormir Ninette, Jusqu'au point du jour.
Je m'arrêtai un moment pour écouter, immobile,
et puis je contournai tout doucement la vieille maison pour me
rapprocher de la bien-aimée chanteuse ; je l'aperçus à travers
des branches sans qu'elle se doutât de mon arrivée, et je m'arrêtai
encore pour la regarder. Elle berçait sa petite-fille, le bébé de
ma sœur, et faisait les cent pas très lentement, dans une allée
étroite, au bord de la terrasse aux grosses pierres anciennes
rongées de lichen et de mousse ; sur son passage, les corcorus
qui tapissaient la lourde muraille la frôlaient un peu de leurs
branchettes terminées par leurs fleurs en houppes de soie jaune, et
les abeilles, les guêpes qui s'empressaient à faire leurs
provisions d'automne, accompagnaient son chant comme d'un discret
murmure d'orgue d'église.
Passe la Dormette, Passe vers chez nous…
Cette Dormette de midi, que la voix appelait,
était la même petite fée, bienfaisante aux enfants, qui avait jadis
présidé à mes premiers sommeils ; la douce incantation qui la
priait de venir n'aurait donc pas dû me sembler triste ;
cependant mon cœur s'endeuilla peu à peu en l'écoutant, à cause de
ce silence, de ce chaud et presque morbide soleil, surtout de ce
très proche départ ; la vieille terrasse me semblait prête à
s'endormir comme la toute petite fille que l'on berçait, et pour
moi la chanson lente qui planait comme craintivement au-dessus de
nous cessa bientôt d'être une berceuse pour devenir une sorte
d'élégie, le dernier chant, eût-on dit, le chant de mort de tout
mon cher passé, de mon enfance qui décidément allait finir, et,
quand je sortis de derrière les branches pour aller me jeter dans
les bras de maman, je n'étais pas loin de pleurer.
XXXV
La même tache lumineuse dont je viens de
parler s'étend aussi, dans ma mémoire, sur les quelques heures que
je passai à Rochefort avant de partir et dont je retrouve les
moindres détails. Le même beau temps m'avait du reste suivi là,
avec le même soleil et le même grand bourdonnement d'ensemble des
abeilles sur les fleurs d'arrière-saison ; je me rappelle que
certaine muraille de notre cour, tapissée de boussingaultias en
guirlandes blanches, rendait comme un léger son d'orgue sous le vol
des milliers de petites butineuses empressées ; jamais je
n'avais connu chez nous autant de guêpes et d'abeilles.
Mes malles furent vite prêtes ; mon
trousseau, d'enfant presque pauvre, se composait surtout de
costumes soigneusement réparés et agrandis ; comme objets très
précieux, j'emportais les dernières lettres de Lucette, les
dernières lettres de mon frère et sa Bible revenue d'lndo-Chine,
sur laquelle ma mère venait d'ajouter pour moi :
« Sois, mon enfant chéri, le fidèle
dépositaire de ce si précieux souvenir et n'oublie pas un instant
le rendez-vous que nous a donné notre bienheureux Georges en
laissant cette vie. Veuille, à mon Dieu, qu'aucun de mes bien-aimés
n'y manque, et que je m'y trouve aussi avec eux. NADINE
V. »
9 octobre 1861
Le cœur serré comme s'il se fût agi d'un
départ éternel, je fis mes adieux à notre cour ensoleillée et à son
lac en miniature ; quand il fut tout à fait l'heure de se
rendre à la gare, je gantai avec un respect attendri de pauvres
petits gants raccommodés à miracle par ma mère, « rien que
pour le voyage », – avait-elle dit, – et enfin je montai en
chemin de fer, – en troisième classe, pour la première fois de ma
vie…
XXXVI
Au Quartier latin, un petit logis d'étudiant,
haut perché, d'où la vue donnait sur le clocher de
Saint-Étienne-du-Mont et dominait toute une stupéfiante assemblée
de tuyaux de poêle. C'était triste à pleurer, et même d'une
propreté insuffisante, pour moi qui étais habitué à des chambrettes
si parfaitement soignées et si blanches ; il y avait une
armoire à glace en acajou qui me faisait presque peur ; elle
avait dû être vendue et revendue à qui sait combien d'encarts de
misère et semblait sortir d'une bataille ; je ne cessais de
penser à tout ce qu'elle avait dû être condamnée à refléter de
lamentable, et je ne lui confiais mes affaires qu'à contrecœur,
après les avoir enveloppées de papier pour éviter les contacts.
J'étais là dans une sorte de pension
demi-libre où je suivais comme externe les cours du lycée Henri IV,
et, pour compagnons, j'avais surtout des jeunes Ievantins, fils de
familles riches ou même princières de là-bas, qui faisaient des
études fantaisistes et, avant tout, la fête.
Mes oncles de Paris qui s'étaient chargés de
moi m'accueillaient avec affection, sans réussir toutefois à me
réchauffer un peu le cœur. Ils m'avaient fait habiller d'une
manière assez élégante, ce à quoi j'étais très sensible, mais
j'avais serré avec des soins pieux mes anciens vêtements de
Rochefort, agrandis, remis à neuf sous la direction de ma mère, et
je me faisais un devoir de les porter encore de temps à autre au
lieu de les mettre au rebut ; quant aux petits gants qu'elle
m'avait raccommodés elle-même « pour le voyage », ai-je
besoin de dire qu'ils étaient passés au nombre de mes reliques
sacrées.
Le jeudi et le dimanche, j'avais la permission
de minuit comme un grand jeune homme. Mais je travaillais surtout,
car j'étais à limite pour l'École Navale ; si par malheur
j'avais manqué le Bord mes parents ne m'auraient jamais laissé
m'engager comme matelot, – et alors je frémissais d'une terreur
glacée en songeant à quelque avenir de bureaucrate dans une
« administration ».
Au milieu de Paris, j'étais un peu comme ces
jeunes sauvages que l'on amène de leurs forêts et qui dédaignent
même de s'étonner. Rien ne m'émerveillait, si ce n'est pourtant le
Louvre, et l'Opéra où l'on m'avait conduit dès la première semaine
pour me faire entendre les Huguenots.
Mes camarades levantins, – Arméniens, Grecs ou
Bulgares, – m'étaient tous antipathiques ; ils se faisaient
des escroqueries entre eux et, au cours de leurs querelles, se
jetaient à la figure des abominations que, dans les temps, leurs
parents auraient commises. Je vivais donc très seul, n'admettant
qu'un pauvre petit Turc, mystique et doux, mais qui mourut d'une
pneumonie, aux premiers froids de novembre. Dans ma chambre
hostile, assis à ma table devant ma fenêtre, aux crépuscules
brumeux d'automne, je me laissais souvent hypnotiser par cette
peuplade de tuyaux de poêle, à la fois lugubre et comique, surtout
si nouvelle pour moi qui n'en avais jamais tant vu. Ils
commençaient de lancer leurs premières fumées de la saison ;
ils avaient tous comme des petites têtes, des petits bonnets, des
petits chapeaux ornés d'espèces d'oreilles pour les faire
tourner ; au moindre vent, ils s'agitaient avec des mouvements
de Guignol, en jetant parfois de vagues cris grinçants que
j'entendais à travers mes vitres. À mesure que la nuit tombait, ils
prenaient à mes yeux une demi-vie fantastique, ils me faisaient
l'effet d'une troupe de diablotins surgissant des toits et étirant
leurs cous grêles pour regarder plus loin ; quand je somnolais
d'ennui sur des calculs de trigonométrie, des enchaînements de
formules abstraites, pour un peu ils m'auraient effrayé… Et puis,
tout ce qui devait se passer de terre à terre et de maussade autour
de moi, trop près de moi, devant les feux de ces cheminées ou de
ces poêles !… Vraiment toutes ces vies de labeur et de
souffrance agglomérées, pressées dans mon voisinage, m'enlevaient
mon peu d'air respirable, et, d'instinct, j'avais envie de m'évader
n'importe où dans la campagne, dans les champs, parmi les
arbres…
XXXVII
Un cousin germain de ma mère habitait Paris,
sur l'autre rive. Sa femme, qui ressemblait beaucoup de visage à
madame de Sévigné, accentuait encore son effet en disposant comme
des oreilles d'épagneul, à la manière Grand Siècle, ses admirables
boucles blondes ; elle n'avait du reste que ce défaut-là et
celui d'être poétesse, à part quoi elle était intelligente et
bonne, et m'affectionnait, celle-ci encore, comme un véritable
neveu. Une fois par semaine, elle donnait un thé aux membres d'une
certaine « Union des poètes », dont elle faisait
elle-même partie. Oh ! le singulier petit monde que j'ai connu
là, presque chaque jeudi soir ! À tour de rôle, les invités se
levaient et prenaient une pose pour nous communiquer leurs plus
récents produits. À peine achevaient-ils, que c'était une ovation
bruyante ; tout le monde les entourait, en criant, en se
pâmant d'extase, et, à mon avis, il n'y avait jamais de quoi
devenir épileptique comme ça. Habitué que j'étais à ces plus calmes
soirées de province où après une audition, fût-elle même
remarquable, l'assistance se borne à un discret chuchotement
approbateur, je me demandais : mais qu'est-ce qu'ils ont, mais
qu'est-ce qui leur prend ? Chaque fois, dès que les auditeurs
flairaient l'approche de la strophe finale, leur figure se
contractait comme sous l'effort d'un pénible travail interne ;
visiblement ils élaboraient des phrases transcendantes pour définir
à haute voix leur admiration. Pauvres gens, besogneux pour la
plupart et tous névrosés, en mal d'impuissance et
d'obscurité !…
Le seul que j'écoutais avec une certaine
attention était un jeune homme pâli qui se composait une tête
fatale ; il était aussi un neveu de la maison, du côté de la
tante aux belles boucles blondes ; il s'appelait Léon Dierx et
devint par la suite le « prince des poètes ».
Dès le premier soir, je fus prié de me mettre
au piano et je leur jouai un menuet difficile, assez peu connu. Le
piano était excellent, avec des sons qui se prolongeaient comme
ceux d'une voix, et je sentis tout de suite que l'on m'écoutait, de
sorte que je jouai bien ; – alors ce fut du délire, d'autant
plus que l'on me savait neveu du bon chocolat tout chaud et des
bonnes sandwichs impatiemment attendues ; les poètes, avec ces
longs cheveux qui étaient encore à cette époque le symptôme
extérieur de leur genre de maladie, s'approchèrent en affectant des
mines extasiées : – « Oh ! monsieur… c'est un poème
que vous venez de nous jouer là ! » – « Oh !
monsieur… mais toute la poésie pastorale du dix-huitième siècle
s'est échappée de vos jeunes doigts ! » – « Tu as
fait florès, mon cher », me dit la maîtresse de la maison,
assez satisfaite du succès de son jeune parent provincial.
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