Ramuntcho

Ramuntcho
Pierre Loti
Publication: 1897
Catégorie(s): Fiction, Roman
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A Propos Loti:
Pierre Loti (né Louis Marie Julien Viaud) est un écrivain
français. Il est né à Rochefort le 14 janvier 1850, mort à Hendaye
le 10 juin 1923 et enterré à l'île d'Oléron. Officier de marine,
ses voyages lui ont inspiré beaucoup de ses romans, dont l'un des
plus connus est Pêcheur d'Islande. Il est également connu pour son
admiration envers la Turquie.
Disponible sur Feedbooks Loti:
Jérusalem
(1895)
Les
Désenchantées (1906)
Un
pèlerin d'Angkor (1912)
Le
Roman d'un spahi (1881)
Le
Roman d'un enfant (1890)
Aziyadé
(1879)
Figures et choses
qui passaient (1898)
Suleïma
(1882)
Mon
frère Yves (1883)
Le
Mariage de Loti (1882)
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À MADAME V. D’ABBADIE,
qui commença de
m’initier au pays basque, en l’automne 1891.
Hommage
d’affectueux respect,
PIERRE LOTI
Ascain
(Basses-Pyrenées), Novembre 1896.
PREMIÈRE PARTIE
I
Les tristes courlis, annonciateurs de
l’automne, venaient d’apparaître en masse dans une bourrasque
grise, fuyant la haute mer sous la menace des tourmentes
prochaines. A l’embouchure des rivières méridionales, de l’Adour,
de la Nivelle, de la Bidassoa qui longe l’Espagne, ils erraient
au-dessus des eaux déjà froidies, volant bas, rasant de leurs ailes
le miroir des surfaces. Et leurs cris, à la tombée de la nuit
d’octobre, semblaient sonner la demi-mort annuelle des plantes
épuisées.
Sur les campagnes pyrénéennes, toutes de
broussailles ou de grands bois, les mélancolies des soirs pluvieux
d’arrière-saison descendaient lentement, enveloppantes comme des
suaires, tandis que Ramuntcho (1) cheminait par le sentier de
mousse, sans bruit, chaussé de semelles de cordes, souple et
silencieux dans sa marche de montagnard.
(1) Raymond, Ramon, Ramuntcho : le
même nom.
Ramuntcho arrivait à pied de très loin,
remontait des régions qui avoisinent la mer de Biscaye, vers sa
maison isolée, qui était là-haut dans beaucoup d’ombre, près de la
frontière espagnole.
Autour du jeune passant solitaire, qui montait
si vite sans peine et dont la marche en espadrilles ne s’entendait
pas, des lointains, toujours plus profonds, se creusaient de tous
côtés, très estompés de crépuscule et de brume.
L’automne, l’automne s’indiquait partout. Les
maïs, herbages des lieux bas, si magnifiquement verts au printemps,
étalaient des nuances de paille morte au fond des vallées, et, sur
tous les sommets, des hêtres et des chênes s’effeuillaient. L’air
était presque froid ; une humidité odorante sortait de la
terre moussue, et, de temps à autre, il tombait d’en haut quelque
ondée légère. On la sentait proche et angoissante, cette saison des
nuages et des longues pluies, qui revient chaque fois avec son même
air d’amener l’épuisement définitif des sèves et l’irrémédiable
mort, – mais qui passe comme toutes choses et qu’on oublie, au
suivant renouveau.
Partout, dans la mouillure des feuilles
jonchant la terre, dans la mouillure des herbes longues et
couchées, il y avait des tristesses de fin, de muettes résignations
aux décompositions fécondes.
Mais l’automne, lorsqu’il vient finir les
plantes, n’apporte qu’une sorte d’avertissement lointain à l’homme
un peu plus durable, qui résiste, lui, à plusieurs hivers et se
laisse plusieurs fois leurrer au charme des printemps. L’homme, par
les soirs pluvieux d’octobre et de novembre, éprouve surtout
l’instinctif désir de s’abriter au gîte, d’aller se réchauffer
devant l’âtre, sous le toit que tant de millénaires amoncelés lui
ont progressivement appris à construire. – Et Ramuntcho sentait
s’éveiller au fond de soi-même les vieilles aspirations ancestrales
vers le foyer basque des campagnes, le foyer isolé, sans contact
avec les foyers voisins ; il se hâtait davantage vers le
primitif logis, où l’attendait sa mère.
Çà et là, on les apercevait au loin, indécises
dans le crépuscule, les maisonnettes basques, très distantes les
unes des autres, points blancs ou grisâtres, tantôt au fond de
quelque gorge enténébrée, tantôt sur quelque contrefort des
montagnes aux sommets perdus dans le ciel obscur ; presque
négligeables, ces habitations humaines, dans l’ensemble immense de
plus en plus confus des choses ; négligeables et s’annihilant
même tout à fait, à cette heure, devant la majesté des solitudes et
de l’éternelle nature forestière.
Ramuntcho s’élevait rapidement, leste, hardi
et jeune, enfant encore, capable de jouer en route, comme s’amusent
les petits montagnards, avec un caillou, un roseau, ou une branche
que l’on taille en marchant. L’air se faisait plus vif, les
alentours plus âpres, et déjà ne s’entendaient plus les cris des
courlis, leurs cris de poulie rouillée, sur les rivières d’en bas.
Mais Ramuntcho chantait l’une de ces plaintives chansons des vieux
temps, qui se transmettent encore au fond des campagnes perdues, et
sa naïve voix s en allait dans la brume ou la pluie, parmi les
branches mouillées des chênes, sous le grand suaire toujours plus
sombre de l’isolement, de l’automne et du soir.
Pour regarder passer, très loin au-dessous de
lui, un char à bœufs, il s’arrêta un instant, pensif. Le bouvier
qui menait le lent attelage chantait aussi ; par un sentier
rocailleux et mauvais, cela descendait dans un ravin baigné d’une
ombre déjà nocturne.
Et bientôt cela disparut à un tournant, masqué
tout à coup par des arbres, et comme évanoui dans un gouffre. Alors
Ramuntcho sentit l’étreinte d’une mélancolie subite, inexpliquée
comme la plupart de ses impressions complexes, et, par un geste
habituel, tout en reprenant sa marche moins alerte, il ramena en
visière, sur ses yeux gris très vifs et très doux, le rebord de son
béret de laine.
Pourquoi ?… Qu’est-ce que cela pouvait
lui faire, ce chariot, ce bouvier chanteur qu’il ne connaissait
même pas ?… Évidemment rien… Cependant, de les avoir vus ainsi
disparaître pour aller se gîter, comme sans doute chaque nuit, en
quelque métairie isolée dans un bas fond, la compréhension lui
était venue, plus exacte, de ces humbles existences de paysan,
attachées à la terre et au champ natal, de ces vies humaines aussi
dépourvues de joies que celles des bêtes de labour, mais avec des
déclins plus prolongés et plus lamentables. Et, en même temps, dans
son esprit avait passé l’intuitive inquiétude des
ailleurs, des mille choses autres que l’on peut voir ou
faire en ce monde et dont on peut jouir ; un chaos de
demi-pensées troublantes, de ressouvenirs ataviques et de fantômes
venait furtivement de s’indiquer, aux tréfonds de son âme d’enfant
sauvage…
C’est qu’il était, lui, Ramuntcho, un mélange
de deux races très différentes et de deux êtres que séparait l’un
de l’autre, si l’on peut dire, un abîme de plusieurs générations.
Créé par la fantaisie triste d’un des raffinés de nos temps de
vertige, il avait été inscrit à sa naissance comme « fils de
père inconnu « et ne portait d’autre nom que celui de sa mère.
Aussi ne se sentait-il pas entièrement pareil à ses compagnons de
jeux ou de saines fatigues.
Silencieux pour un moment, il marchait moins
vite vers son logis, par les sentiers déserts serpentant sur les
hauteurs. En lui, le chaos des choses autres, des
ailleurs lumineux, des splendeurs ou des épouvantes
étrangères à sa propre vie, s’agitait confusément, cherchant à se
démêler… Mais non, tout cela, qui était l’insaisissable et
l’incompréhensible, restait sans lien, sans suite et sans forme,
dans des ténèbres…
A la fin, n’y pensant plus, il recommença de
chanter sa chanson : elle disait, par couplets monotones, les
plaintes d’une fileuse de lin dont l’amant, parti pour une guerre
éloignée, tardait à revenir ; elle était en cette mystérieuse
langue euskarienne dont l’âge semble incalculable et dont l’origine
demeure inconnue. Et peu à peu, sous l’influence de la mélodie
ancienne, du vent et de la solitude, Ramuntcho se retrouva ce qu’il
était au début de sa course, un simple montagnard basque de seize à
dix-sept ans, formé comme un homme, mais gardant des ignorances et
des candeurs de tout petit garçon.
Bientôt il aperçut Etchézar, sa paroisse, son
clocher massif comme un donjon de forteresse ; auprès de
l’église, quelques maisons étaient groupées ; les autres, plus
nombreuses, avaient préféré se disséminer aux environs, parmi des
arbres, dans des ravins ou sur des escarpements. La nuit tombait
tout à fait, hâtive ce soir, à cause des voiles sombres accrochés
aux grandes cimes.
Autour de ce village, en haut ou bien dans les
vallées d’en dessous, le pays basque apparaissait en ce moment
comme une confusion de gigantesques masses obscures. De longues
nuées dérangeaient les perspectives ; toutes les distances,
toutes les profondeurs étaient devenues inappréciables, les
changeantes montagnes semblaient avoir grandi dans la nébuleuse
fantasmagorie du soir. L’heure, on ne sait pourquoi, se faisait
étrangement solennelle, comme si l’ombre des siècles passés allait
sortir de la terre. Sur ce vaste soulèvement qui s’appelle
Pyrénées, on sentait planer quelque chose qui était peut-être l’âme
finissante de cette race, dont les débris se sont là conservés et à
laquelle Ramuntcho appartenait par sa mère…
Et l’enfant, composé de deux essences si
diverses, qui cheminait seul vers son logis, à travers la nuit et
la pluie, recommençait à éprouver, au fond de son être double,
l’inquiétude des inexplicables ressouvenirs.
Enfin il arriva devant sa maison, – qui était
très élevée, à la mode basque, avec de vieux balcons en bois sous
d’étroites fenêtres, et dont les vitres jetaient dans la nuit du
dehors une lueur de lampe. Près d’entrer, le bruit léger de sa
marche s’atténua encore dans l’épaisseur des feuilles mortes :
les feuilles de ces platanes taillés en voûte qui, suivant l’usage
du pays, forment une sorte d’atrium devant chaque demeure.
Elle reconnaissait de loin le pas de son fils,
la sérieuse Franchita, pâle et droite dans ses vêtements noirs, –
celle qui jadis avait aimé et suivi l’étranger ; puis, qui,
sentant l’abandon prochain, était courageusement revenue au village
pour habiter seule la maison délabrée de ses parents morts. Plutôt
que de rester dans la grande ville là-bas, et d’y être gênante et
quémandeuse, elle avait vite résolu de partir, de renoncer à tout,
de faire un simple paysan basque de ce petit Ramuntcho qui, à son
entrée dans la vie, avait porté des robes brodées de soie
blanche.
Il y avait quinze ans de cela, quinze ans
qu’elle était revenue, clandestinement, à une tombée de nuit
pareille à celle-ci. Dans les premiers temps de ce retour, muette
et hautaine avec ses compagnes d’autrefois par crainte de leurs
dédains, elle ne sortait que pour aller à l’église, la mantille de
drap noir abaissée sur les yeux. Puis, à la longue, les curiosités
apaisées, elle avait repris ses habitudes d’avant, si vaillante
d’ailleurs et si irréprochable que tous l’avaient pardonnée.
Pour accueillir et embrasser son fils, elle
sourit de joie et de tendresse ; mais, silencieux par nature,
renfermés tous deux, ils ne se disaient guère que ce qu’il était
utile de se dire.
Lui, s’assit à sa place accoutumée, pour
manger la soupe et le plat fumant qu’elle lui servit sans parler.
La salle, soigneusement peinte à la chaux, s’égayait à la lueur
subite d’une flambée de branches, dans la cheminée haute et large,
garnie d’un feston de calicot blanc. Dans des cadres, accrochés en
bon ordre, il y avait les images de première communion de
Ramuntcho, et différentes figures de saints ou de saintes, avec des
légendes basques ; puis la Vierge du Pilar, la Vierge des
angoisses, et des chapelets, des rameaux bénits. Les ustensiles du
ménage luisaient, bien alignés sur des planches scellées aux
murailles ; – chaque étagère toujours ornée d’un de ces
volants en papier rose, découpés et ajourés, qui se fabriquent en
Espagne et où sont invariablement imprimées des séries de
personnages dansant avec des castagnettes, ou bien des scènes de la
vie des toréadors. Dans cet intérieur blanc, devant cette cheminée
joyeuse et claire, on éprouvait une impression de chez soi, un
tranquille bien-être, qu’augmentait encore la notion de la grande
nuit mouillée d’alentour, du grand noir des vallées, des montagnes
et des bois.
Franchita, comme chaque soir, regardait
longuement son fils, le regardait embellir et croître, prendre de
plus en plus un air de décision et de force, à mesure qu’une
moustache brune se dessinait davantage au-dessus de ses lèvres
fraîches.
Quand il eut soupé, mangé avec son appétit de
jeune montagnard plusieurs tranches de pain et bu deux verres de
cidre, il se leva, disant :
« Je m’en vais dormir, car nous avons du
travail pour cette nuit.
– Ah ! demanda la mère, et à quelle heure
dois-tu te réveiller ?
– A une heure, sitôt la lune couchée. On
viendra siffler sous la fenêtre.
– Et qu’est-ce que c’est ?
– Des ballots de soie et des ballots de
velours.
– Et avec qui vas-tu ?
– Les mêmes que d’habitude : Arrochkoa,
Florentino et les frères Iragola.
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