Ainsi, ce ne serait plus dans un certain avenir, après son temps de soldat, ce serait presque tout de suite ; ce serait dans deux mois, dans un mois peut-être, que cette communion de leurs âmes et de leurs chairs, si ardemment désirée et aujourd’hui si défendue, hier encore si lointaine, pourrait être accomplie sans péché, honnête aux yeux de tous, permise et bénie… Oh ! jamais ils n’avaient envisagé cela de si près…, et ils appuyaient l’un contre l’autre leurs fronts alourdis de trop de pensées, fatigués tout à coup d’une sorte de trop délicieux délire… Autour d’eux, l’odeur des fleurs de juin montait de toute la terre, emplissait la nuit d’une suavité immense. Et, comme s’il n’y avait pas encore assez de senteurs épandues, les jasmins, les chèvrefeuilles des murs exhalaient d’instant en instant, par bouffées intermittentes, l’excès de leur parfum ; on eût dit que des mains balançaient en silence des cassolettes dans l’obscurité, pour quelque fête cachée, pour quelque enchantement magnifique et secret.

Il y a souvent et partout de ces très mystérieux enchantements-là, qui émanent de la nature même, commandés par on ne sait quelle souveraine volonté aux desseins insondables, pour nous donner le change à tous, sur la route de la mort…

« Tu ne me réponds pas, Gracieuse, tu ne me dis rien ?… »

Il voyait bien qu’elle était grisée, elle aussi, comme lui, et pourtant il devinait, à sa façon de rester si longtemps muette, que des ombres devaient s’amasser sur son rêve charmeur et beau.

« Mais, demanda-t-elle enfin, tes papiers de naturalisation, tu les as déjà reçus, n’est-ce pas ?…

– Oui, c’est arrivé depuis la semaine dernière, tu sais bien… Et c’est toi, d’ailleurs, qui m’avais commandé de les faire, ces démarches-là…

– Et alors, tu es Français aujourd’hui… Et alors, si tu manques à ton service militaire, tu es déserteur !

– Dame !… Dame oui !… Déserteur, non ; mais insoumis, je crois, ça s’appelle…, et ça ne vaut pas mieux, du reste, puisqu’on ne peut plus revenir… Moi qui n’y pensais pas !… »

Comme elle était torturée à présent d’en être cause, de l’avoir elle-même poussé à cet acte-là qui faisait planer une menace si noire sur la joie à peine entrevue ! Oh ! mon Dieu, déserteur, lui, son Ramuntcho ! C’est-à-dire banni à jamais du cher pays basque !… Et ce départ pour les Amériques, devenu tout à coup effroyablement grave, solennel, comme une sorte de mort, puisqu’il serait sans retour possible !… Alors, que faire ?…

Voici donc qu’ils restaient anxieux et muets, chacun d’eux préférant se soumettre à la volonté de l’autre, et attendant, avec un égal effroi, la décision qui serait prise, pour partir ou pour rester. Du fond de leurs deux jeunes cœurs montait peu à peu une même et pareille détresse, empoisonnant le bonheur offert là-bas, dans ces Amériques d’où l’on ne reviendrait plus… Et les petites cassolettes nocturnes des jasmins, des chèvrefeuilles, des tilleuls, continuaient de plus belle à lancer dans l’air des bouffées exquises pour les enivrer ; l’obscurité dont ils étaient enveloppés semblait de plus en plus caressante et douce ; dans le silence du village et de la campagne, les rainettes des murailles donnaient de minute en minute leur petite note flûtée, qui semblait un très discret appel d’amour, sous le velours des mousses ; et, à travers la dentelle noire des feuillages, dans la sérénité d’un ciel de juin qu’on eût dit à jamais inaltérable, ils voyaient scintiller, comme une simple et gentille poussière de phosphore, la multitude terrifiante des mondes.

Le couvre-feu cependant commença de sonner à l’église. Or, le timbre de cette cloche, la nuit surtout, représentait pour eux quelque chose d’unique sur la terre ; en ce moment, c’est même comme une voix qui serait venue apporter, dans leur indécision, son avis, son conseil décisif et tendre. Muets toujours, ils l’écoutaient avec une émotion croissante, d’une intensité jusqu’alors inconnue, la tête brune de l’un appuyée contre la tète blonde de l’autre. Elle disait, la voix conseil1ère, la chère voix protectrice : « Non, ne vous en allez pas pour toujours ; les lointains pays sont faits pour le temps de la jeunesse ; mais il faut pouvoir revenir à Etchézar : c’est ici qu’il faut vieillir et mourir ; nulle part au monde vous ne dormiriez comme dans ce cimetière autour de l’église, où l’on peut, même couché sous la terre, m’entendre sonner encore… » Ils cédaient de plus en plus à la voix de la cloche, les deux enfants dont l’âme était religieuse et primitive. Et Raymond sentit bientôt couler sur sa joue une larme de Gracieuse :

« Non, dit-il enfin, déserter, non ; je crois, vois-tu, que je n’en aurais pas le courage…

– Je pensais la même chose que toi, mon Ramuntcho, dit-elle. Non, ne faisons pas cela… Mais j’attendais, pour te le laisser dire… »

Alors, il s’aperçut qu’il pleurait lui aussi, comme elle…

Donc, le sort en était jeté, ils laisseraient passer le bonheur, qui était là, à leur portée, presque sous leur main ; ils remettraient tout à un avenir incertain et si reculé !…

Et à présent, dans la tristesse, dans le recueillement de leur grande décision prise, ils se communiquaient ce qui leur semblait de mieux à faire :

« On pourrait, disait-elle, lui répondre une jolie lettre, à ton oncle Ignacio ; lui écrire que tu acceptes, que tu viendras avec beaucoup de plaisir aussitôt après ton service militaire ; ajouter même, si tu veux, que celle avec qui tu es fiancé le remercie comme toi et se tiendra prête à te suivre ; mais que, déserter, tu ne le peux pas.

– Et, à ta mère, si tu lui en parlais dès maintenant, toi, Gatchutcha, pour voir un peu ce qu’elle en penserait ?… Car enfin, voici que ce n’est plus comme autrefois, tu comprends bien, je ne suis plus un abandonné comme j’étais… »

Des pas légers derrière eux, dans le chemin… Et, au-dessus du mur, la silhouette apparue d’un jeune homme, qui s’était approché sur la pointe de ses espadrilles, comme pour les épier !…

« Va-t’en, sauve-toi, mon Ramuntcho, à demain soir !… »

En une demi-seconde, plus personne : lui, tapi dans une broussaille, elle, envolée vers sa chambre.

Fini, leur entretien grave ! Fini jusqu’à quand ? Jusqu’à demain ou jusqu’à toujours ?… Sur leurs adieux, brusques ou prolongés, épouvantés ou paisibles, chaque fois, chaque nuit, pesait la même incertitude de se revoir…

XXI

La cloche d’Etchézar, la même chère vieille cloche, celle des tranquilles couvre-feu, celle des fêtes et celle des agonies, sonnait joyeusement, au beau soleil de juin. Le village était tendu partout de draps blancs, de broderies blanches, et la procession de la Fête-Dieu défilait très lente, sur une verte jonchée de fenouils et de roseaux coupés dans les marais d’en bas.

Les montagnes paraissaient proches et sombres, un peu farouches avec leurs tons bruns et leurs tons fauves, au-dessus de cette blanche théorie de petites filles cheminant sur un tapis de feuilles et d’herbes fauchées.

Toutes les vieilles bannières de l’église étaient là, éclairées par ce soleil qu’elles connaissent depuis des siècles, mais qu’elles ne voient qu’une ou deux fois l’an, aux jours consacrés.

La grande, celle de la Vierge, en soie blanche brodée d’or éteint, s’avançait portée par Gracieuse, qui marchait tout de blanc vêtue et les yeux perdus en plein rêve mystique. Derrière les jeunes filles, venaient les femmes, toutes les femmes du village, coiffées d’un voile noir, y compris Dolorès et Franchita, les deux ennemies. Des hommes, assez nombreux encore, fermaient ce cortège, le cierge à la main, le béret bas, – mais c’étaient surtout des chevelures grises, des visages aux expressions vaincues et résignées, des têtes de vieillards.

Gracieuse, en tenant haut la bannière de la Vierge, devenait à cette heure une petite illuminée ; elle se croyait en marche, comme après la mort, vers les célestes tabernacles. Et quand, par instants, le souvenir des lèvres de Raymond traversait son rêve, elle avait l’impression, au milieu de tout ce blanc, d’une souillure cuisante, bien que délicieuse. Vraiment, à mesure que ses pensées de jour en jour s’élevaient, ce qui la ramenait sans cesse vers lui, c’était moins les sens, susceptibles chez elle d’être domptés, que de plus en plus la tendresse, la vraie, la profonde, celle qui résiste au temps et aux déceptions de la chair. Et cette tendresse-là, d’ailleurs, s’augmentait encore de ce que Raymond était moins fortuné qu’elle-même et plus abandonné dans la vie, n’ayant pas eu de père…

XXII

« Eh bien, Gatchutcha, tu lui en as enfin parlé, à ta maman, de l’oncle Ignacio ? » demandait Raymond, très tard, le même soir, dans l’allée du jardin, sous des rayons de lune.

« Pas encore, non, je n’ai pas osé… C’est que, vois-tu, comment lui expliquer que je sais toutes ces choses, moi, puisque je suis censée ne plus causer avec toi jamais, et qu’elle m’en a fait défense ?… Songe un peu, si j’allais lui donner soupçon !… Après, ce serait fini, nous ne pourrions plus nous voir ! J’aimerais mieux remettre à plus tard, à quand tu auras quitté le pays, car alors tout me sera égal…

– C’est vrai !… Attendons, puisque je vais partir. »

En effet, il allait partir et déjà leurs soirs étaient comptés.

Maintenant qu’ils avaient définitivement laissé échapper ce bonheur immédiat, offert là-bas dans les prairies d’Amérique, il leur semblait préférable de hâter le départ de Raymond pour l’armée, afin qu’il fût de retour plus vite aussi. Donc, ils avaient décidé qu’il demanderait à « devancer l’appel », qu’il irait s’engager dans l’infanterie de marine, le seul corps où l’on ait la faculté de ne servir que trois ans. Et, comme il leur fallait, pour être plus certains de ne pas manquer de courage, une époque précise, envisagée longtemps à l’avance, ils avaient fixé la fin de septembre, après la grande série des jeux de paume.

Cette séparation de trois années, ils la contemplaient d’ailleurs avec une confiance absolue dans l’avenir, tant ils se croyaient sûrs l’un de l’autre, et d’eux-mêmes, et de leur impérissable amour. Mais c’était cependant une attente qui déjà leur serrait le cœur étrangement ; cela jetait une mélancolie imprévue sur les choses même les plus indifférentes d’ordinaire, sur la fuite des journées, sur les moindres indices de la saison prochaine, sur l’éclosion de certaines plantes, sur l’épanouissement de certaines espèces de fleurs, sur tout ce qui présageait l’arrivée et la marche si rapide de leur dernier été.

XXIII

Déjà les feux de la Saint-Jean ont flambé, joyeux et rouges dans une claire nuit bleue, – et la montagne espagnole, là-bas, semblait ce soir-là brûler comme une gerbe de paille, tant il y en avait de ces feux de joie, allumés sur ses flancs. La voici donc commencée, la saison de lumière, de chaleur et d’orage, vers la fin de laquelle Raymond doit partir.

Et les sèves, qui au printemps montaient si vite, déjà s’alanguissent dans le développement complet des verdures, dans l’épanouissement large des fleurs. Et le soleil, toujours plus brûlant, surchauffe toutes les têtes, de bérets coiffées, exalte les ardeurs et les passions, fait lever partout, dans ces villages basques, des ferments d’agitation bruyante et de plaisir. Tandis qu’en Espagne commencent les grandes courses sanglantes, c’est ici l’époque de tant de fêtes, de tant de parties de paume, de tant de fandangos dansés le soir, de tant d’alanguissements d’amoureux dans la tiède volupté des nuits !

C’est bientôt la splendeur chaude de juillet méridional. La mer de Biscaye s’est faite très bleue et la côte Cantabrique a pour un temps revêtu ses fauves couleurs de Maroc ou d’Algérie.

Avec les lourdes pluies d’orage, alternent les merveilleux beaux temps qui donnent à l’air des limpidités absolues. Et il y a les journées aussi où les choses un peu distantes sont comme mangées de lumière, poudrées d’une poussière de soleil ; alors, au-dessus des bois et du village d’Etchézar, la Gizune très pointue devient plus vaporeuse et plus haute, et, sur le ciel, flottent, pour le faire paraître plus bleu, de tout petits nuages d’un blanc doré avec un peu de gris de nacre dans leurs ombres.

Et les sources coulent plus minces et plus rares sous l’épaisseur des fougères, et, le long des routes, s’en vont plus lents, sous la conduite des hommes demi-nus, les chars à bœufs, qu’un essaim de mouches environne.

A cette saison, Ramuntcho, dans le jour, vivait de sa vie agitée de pelotari, tout le temps en courses, avec Arrochkoa, de village en village, pour organiser des parties de paume et pour les jouer.

Mais, à ses yeux, les soirs existaient seuls.

Les soirs !… Dans l’obscurité odorante et chaude du jardin, être assis très près de Gracieuse ; nouer les bras autour d’elle, peu à peu l’attirer et l’appuyer contre la poitrine pour la tenir comme blottie, et rester ainsi longuement sans rien dire, le menton appuyé sur ses cheveux, à respirer la senteur jeune et saine de son corps.

Il s’énervait dangereusement, Raymond, à ces contacts prolongés qu’elle ne défendait pas. D’ailleurs, il la devinait assez abandonnée à lui maintenant, et confiante, pour tout permettre ; mais il ne voulait pas tenter d’aller jusqu’à la communion suprême, par pudeur d’enfant, par respect de fiancé, par excès et par profondeur d’amour. Et il lui arrivait par fois de se lever brusquement pour se détendre, – à la manière d’un chat qui s’étire, disait-elle comme jadis à Erribiague, – quand il se voyait pris d’un tremblement dangereux et d’une plus impérieuse tentation de se fondre en elle, pour une minute d’ineffable mort…

XXIV

Cependant Franchita s’étonnait de l’attitude inexpliquée de son fils, qui, semblait-il, ne voyait plus jamais Gracieuse et qui pourtant n’en parlait même pas. Alors, tandis que s’amassait en elle-même la tristesse de ce départ si prochain pour le service militaire, elle observait, avec son mutisme et sa patience de paysanne.

Un soir donc, un des derniers soirs, comme il partait, mystérieux et empressé, bien avant l’heure de la contrebande nocturne elle se dressa devant lui, le regard dans le sien : « Où vas-tu, mon fils ? »

Et le voyant détourner la tête, rouge et embarrassé, elle acquit la soudaine certitude : « C’est bon, maintenant je sais… Oh ! je sais !… »

Elle était plus émue que lui encore, à la découverte de ce grand secret… Que ce ne fût pas Gracieuse, que ce fût une autre fille, l’idée ne lui en était même pas venue, elle était pour cela trop clairvoyante. Et ses scrupules de chrétienne s’éveillaient, sa conscience s’épouvantait du mal qu’ils avaient pu faire tous deux, – en même temps que montait du fond de son cœur un sentiment dont elle avait honte comme d’un crime, une espèce de joie sauvage… Car enfin…, si leur union charnelle était accomplie, l’avenir de son fils s’assurait tel qu’elle l’avait rêvé pour lui… Elle connaissait bien assez son Ramuntcho, du reste pour savoir qu’il ne changerait pas et que Gracieuse ne serait jamais abandonnée.

Le silence cependant se prolongeait entre eux, elle toujours devant lui, barrant le chemin :

« Et qu’avez-vous fait ensemble ? se décida-t-elle demander. Dis-moi la vérité, Raymond, qu’avez vous fait de mal ?…

– De mal ?… Oh ! mais rien, ma mère, rien de mal, je vous le jure… »

Il répondait cela sans aucune irritation d’être interrogé, et en soutenant le regard de sa mère avec de bons yeux de franchise. C’était vrai, d’ailleurs, et elle le crut.

Mais, comme elle restait encore en face de lui, la main sur le loquet de la porte, il reprit, avec une sourde violence :

« Vous n’allez pas m’empêcher d’y aller, au moins, quand je pars dans trois jours ! »

Alors, devant cette jeune volonté en révolte, la mère, enfermant en elle-même le tumulte de ses pensées contradictoires, baissa la tête et, sans un mot, s’écarta pour le laisser passer.

XXV

C’était leur dernier soir, car avant-hier, à la mairie de Saint-Jean-de-Luz, il avait, d’une main un peu tremblante, signé son engagement de trois années pour le 2e d’infanterie de marine, qui tient garnison dans un port militaire du Nord.

C’était leur dernier soir, – et ils s’étaient dit qu’ils le prolongeraient plus que de coutume, – jusqu’à minuit, avait décidé Gracieuse : minuit, qui est dans les villages une heure indue et noire, une heure après laquelle, on ne sait pourquoi, tout semblait à la petite fiancée plus grave et plus coupable.

Malgré l’ardent désir de leurs sens, l’idée n’était venue ni à l’un ni à l’autre que, pendant ce dernier rendez-vous, sous l’oppression du départ, quelque chose de plus pourrait être tenté.

Au contraire, à l’instant si recueilli de leurs adieux, ils se sentaient plus chastes encore, tant ils s’aimaient d’amour éternel.

Moins prudents, par exemple, puisqu’ils n’avaient plus de lendemains à ménager, ils osaient causer, là, sur leur banc d’amoureux, ce que jamais ils n’avaient fait encore. Ils causaient de l’avenir, d’un avenir qui était pour eux si loin, car à leur âge, trois ans paraissent infinis.

Dans trois ans, à son retour, elle aurait vingt ans ; alors, si sa mère persistait à refuser d’une manière absolue, au bout d’une année d’attente elle userait de son droit de fille majeure, c’était entre eux une chose convenue et jurée.

Les moyens de correspondre, pendant la longue absence de Raymond, les préoccupaient beaucoup : entre eux, tout était si compliqué d’entraves et de secrets !… Arrochkoa, leur seul intermédiaire possible, avait bien promis son aide ; mais il était si changeant, si peu sûr !… Mon Dieu, s’il allait leur manquer !… Et puis, accepterait-il de faire passer des lettres cachetées ? – Sans quoi il n’y aurait plus aucune joie à s’écrire. – De nos jours où les communications sont faciles et constantes, il n’y en a plus guère, de ces séparations complètes comme serait bientôt la leur ; ils allaient se dire un très solennel adieu, comme s’en disaient les amants de jadis, ceux du temps où existaient encore des pays sans courriers, des distances qui faisaient peur. Le bienheureux revoir leur apparaissait comme situé là-bas, là-bas, dans le recul des durées ; cependant, à cause de cette foi qu’ils avaient l’un dans l’autre, ils espéraient cela avec une tranquille assurance, comme les croyants espèrent la vie céleste.

Mais les moindres choses de cette dernière soirée prenaient dans leur esprit une importance singulière ; à l’approche de cet adieu, tout s’agrandissait et s’exagérait pour eux, comme il arrive aux attentes de la mort. Les bruits légers et les aspects de la nuit leur semblaient particuliers et, à leur insu, se gravaient pour toujours dans leur souvenir. Le chant des grillons d’été avait quelque chose de spécial qu’il leur semblait n’avoir jamais entendu. Dans la sonorité nocturne les aboiements d’un chien de garde, arrivant de quelque métairie éloignée, les faisaient frissonner d’une frayeur triste. Et Ramuntcho devait emporter en exil, conserver plus tard avec un attachement désolé, certaine tige d’herbe arrachée dans le jardin en passant et avec laquelle il avait machinalement joué tout ce soir-là.

Une étape de leur vie finissait avec ce jour ; un temps était révolu, leur enfance avait passé…

De recommandations, ils n’en avaient pas de bien longues à échanger, tant chacun d’eux se croyait sûr de ce que l’autre pourrait faire en son absence.