Il avait posé à terre son panier, tout
plein de ces peinturlures aux cadres dorés qui représentent des
saints et des saintes, avec des légendes euskariennes, et dont les
Basques aiment encore garnir leurs vieilles chambres aux murs
blancs. Et il était là, épuisé de fatigue et de chaleur, comme
échoué dans les fougères, à un tournant de ces petites routes de
montagne qui s’en vont solitaires sous des chênes.
Gracieuse voulut descendre et lui acheter une
Sainte Vierge.
« C’est, dit-elle à Raymond, pour, plus
tard, la mettre chez nous, en souvenir… »
Et l’image, éclatante dans son cadre d’or,
s’en alla avec eux sous les longues voûtes vertes…
Ils firent un détour, car ils voulaient passer
par certaine vallée des Cerisiers, non pas dans l’espoir d’y
trouver déjà des cerises, en avril, mais pour montrer à Gracieuse
ce lieu, qui est renommé dans tout le pays basque.
Il était près de cinq heures, le soleil déjà
bas, quand ils arrivèrent là. Une région ombreuse et calme, où le
crépuscule printanier allait descendre en caresse sur la
magnificence des feuillées d’avril. L’air y était frais et suave,
embaumé de senteurs de foins, de senteurs d’acacias. Des montagnes
– très hautes surtout vers le Nord pour y faire le climat plus doux
– l’entouraient de toutes parts, y jetant le mélancolique mystère
des édens fermés.
Et, quand les cerisiers apparurent, ce fut une
gaie surprise : ils étaient déjà rouges, au 20
avril !
Personne, dans ces chemins, au-dessus desquels
ces grands cerisiers étendaient, comme un toit, leurs branches
toutes perlées de corail.
Çà et là seulement, quelques maisons d’été
encore inhabitées, quelques jardins à l’abandon, envahis par les
hautes herbes et les buissons de roses.
Alors, ils mirent leur cheval au pas ;
puis, chacun à son tour, se débarrassant des rênes et se tenant
debout dans la voiture, ils s’amusèrent à manger ces cerises à même
les arbres, en passant et sans s’arrêter. Après, ils en piquèrent
des bouquets à leur boutonnière, ils en cueillirent des branches
pour les attacher à la tête du cheval, aux harnais, à la
lanterne : on eût dit un petit équipage paré pour quelque fête
de jeunesse et de joie…
« A présent, dépêchons-nous ! pria
Gracieuse. Pourvu qu’il fasse assez clair, au moins, quand nous
arriverons à Etchézar, pour que le monde nous voie passer, décorés
comme nous sommes ! »
Quant à Ramuntcho, lui, à l’approche de ce
tiède crépuscule, il songeait surtout au rendez-vous du soir, au
baiser qu’il oserait recommencer, pareil à celui d’hier, en
reprenant la lèvre de Gracieuse entre ses lèvres à lui, comme une
cerise…
XVIII
Mai ! l’herbe monte, monte de partout
comme un tapis somptueux, Comme du velours à longue soie
spontanément émané de la terre.
Pour arroser cette région des Basques, qui
tout l’été demeure humide et verte comme une sorte de Bretagne plus
chaude, les vapeurs errantes sur la mer de Biscaye s’assemblent
toutes dans ce fond de golfe, s’arrêtent aux cimes pyrénéennes et
se fondent en pluies. De longues averses tombent, qui sont
décevantes un peu, mais après lesquelles la terre sent les fleurs
et le foin nouveau.
Dans les champs, le long des chemins,
s’épaississent hâtivement les herbages ; tous les rebords des
sentiers sont comme feutrés par l’épaisseur magnifique des
gramens ; partout, c’est une profusion de pâquerettes géantes,
de boutons d’or à hautes tiges, d’amourettes roses, et de très
larges mauves roses comme celles des printemps d’Algérie.
Et, aux longs crépuscules tièdes, d’une
couleur d’iris pâle ou d’un bleu de cendre, chaque soir les cloches
du mois de Marie résonnent longtemps dans l’air, sous la masse des
nuages accrochés aux flancs des montagnes.
Durant ce mois de mai, avec le petit groupe
des nonnes noires, aux babils discrets, aux rires puérils et sans
vie, Gracieuse, à toute heure, se rendait à l’église. Hâtant le pas
sous les fréquentes ondées, elles traversaient ensemble le
cimetière plein de roses ; ensemble, toujours ensemble, la
petite fiancée clandestine, aux robes claires, et les filles
embéguinées, aux longs voiles de deuil ; pendant la journée,
elles apportaient des bouquets de fleurs blanches, des pâquerettes,
des gerbes de grands lys ; le soir, c’était pour venir
chanter, dans la nef encore plus sonore que le jour, les cantiques
doucement joyeux de la Vierge Marie :
« Salut, reine des Anges ! Étoile de
la mer, salut !… »
Oh ! la blancheur des lys éclairés par
les cierges, leurs feuilles blanches et leur pollen jaune en
poussière d’or ! Oh ! leurs senteurs, dans les jardins ou
dans l’église, pendant les crépuscules de printemps !…
Et sitôt que Gracieuse entrait là, le soir, au
bruit mourant des cloches, – quittant le pâle demi-jour du
cimetière plein de roses pour la nuit étoilée de cierges, qui déjà
régnait dans l’église, quittant l’odeur des foins et des roses pour
celle de l’encens et des grands lys coupés, passant de l’air tiède
et vivant du dehors à ce froid lourd et sépulcral que les siècles
amassent dans les vieux sanctuaires, – un calme particulier tout de
suite se faisait dans son âme, un apaisement de tous ses désirs, un
renoncement à toutes ses terrestres joies. Puis, quand elle s’était
agenouillée, quand les premiers cantiques avaient pris leur vol
sous la voûte aux sonorités infinies, cela devenait peu à peu une
extase, un état plein de rêves, un état visionnaire que
traversaient de confuses apparitions blanches : des
blancheurs, des blancheurs partout ; des lys, des myriades de
gerbes de lys, et de blanches ailes, des tremblements d’ailes
d’anges…
Oh ! rester longuement ainsi, oublier
toutes choses, et se sentir pure, sanctifiée et immaculée, sous ce
regard de fascination ineffable et douce, sous ce regard
d’irrésistible appel, que laissait tomber du haut du tabernacle la
vierge sainte aux longs vêtements blancs !…
Mais, quand elle se retrouvait dehors, quand
la nuit de printemps la réenveloppait de tiédeurs et de souffles de
vie, le souvenir du rendez-vous qu’elle avait promis hier, hier
ainsi que tous les jours, chassait comme un vent d’orage les
visions de l’église. Dans l’attente du contact de Raymond, dans
l’attente de la senteur de ses cheveux, du frôlement de sa
moustache, du goût de ses lèvres, elle se sentait prête à
défaillir, à s’affaisser comme une blessée au milieu des étranges
compagnes qui la reconduisaient, des paisibles et spectrales
nonnettes noires.
Et, l’heure venue, malgré toutes ses
résolutions, elle était là anxieuse et ardente, aux aguets du
moindre bruit de pas, le cœur battant si une branche du jardin
remuait dans la nuit, – torturée par le moindre retard du
bien-aimé.
Il arrivait, lui, toujours de son même pas
silencieux de rôdeur nocturne, la veste sur l’épaule, avec autant
de précautions et de ruses que pour les plus dangereuses
contrebandes.
Par les nuits pluvieuses, si fréquentes durant
ces printemps basques, elle restait dans sa chambre de
rez-de-chaussée, et lui s’asseyait sur le rebord de la fenêtre
ouverte, ne cherchant pas à entrer, n’en ayant pas d’ailleurs la
permission. Et ils se tenaient là, elle en dedans, lui en dehors,
mais leurs bras noués, leurs têtes se touchant, la joue de l’un
longuement posée contre la joue de l’autre.
Quand il faisait beau, elle escaladait cette
fenêtre basse pour l’attendre dehors, et c’était sur le banc du
jardin que se passaient leurs longs tête-à-tête presque sans
paroles. Entre eux deux, ce n’étaient même plus ces continuels
chuchotements en sourdine dont les amoureux sont coutumiers ;
non, c’étaient plutôt des silences. D’abord ils n’osaient pas
causer, de peur d’être découverts, car les moindres murmures de
voix, la nuit, s’entendent. Et puis, tant que rien de nouveau ne
menaçait leur vie ainsi arrangée, quel besoin avaient-ils de se
parler ? qu’est-ce qu’ils auraient bien pu se dire, qui valût
mieux que les longs contacts de leurs mains jointes et de leurs
têtes appuyées ?
La possibilité d’être surpris les tenait
souvent l’oreille au guet, dans une inquiétude qui rendait plus
délicieux ensuite les moments où ils s’abandonnaient davantage, la
confiance reprise… Personne du reste ne les épouvantait comme
Arrochkoa, très fin rôdeur nocturne lui-même, et toujours si au
courant des allées et venues de Ramuntcho… Malgré son indulgence à
leurs projets, que ferait-il, celui-là, s’il venait à tout
découvrir ?…
Oh ! les vieux bancs de pierre, sous des
branches, devant les portes des maisons isolées, quand tombent les
soirs attiédis de printemps !… Le leur était une vraie
cachette d’amour, et même il se faisait là chaque soir une musique
pour eux, car, dans toutes les pierres du mur voisin, habitaient de
ces rainettes chanteuses, bestioles du Midi, qui, dès la nuit
tombée, donnent de minute en minute une petite note brève,
discrète, drôle, participant de la cloche de cristal et du gosier
d’enfant. On produirait quelque chose de semblable en touchant çà
et là, sans jamais appuyer ni tenir, le clavier d’un orgue à voix
céleste. Il y en avait d’ailleurs partout, de ces rainettes, qui se
répondaient en différents tons ; même celles de dessous le
banc, tout prés d’eux, rassurées par leur immobilité, chantaient
aussi de temps à autre ; alors ce petit son brusque et doux,
si rapproché, les faisait tressaillir et sourire. Toute l’exquise
obscurité d’alentour était comme animée de cette musique-là, qui se
continuait au loin, dans le mystère des feuilles et des pierres, au
fond de tous les petits trous noirs des rochers ou des
murailles ; cela semblait un carillon en miniature, ou plutôt
une sorte de grêle concert un peu persifleur, – oh ! mais très
peu et sans malice aucune, – mené timidement par d’inoffensifs
gnomes. Et cela rendait la nuit plus vivante et plus amoureuse…
Après les audaces enivrées des premières fois,
la frayeur les prenait davantage, et, quand l’un d’eux avait
quelque chose de particulier à dire, il entraînait d’abord l’autre
par la main sans parler ; cela signifiait qu’il fallait
marcher, doucement, doucement, comme des chats en maraude, jusqu’à
une allée, derrière la maison, où l’on pouvait causer sans
crainte.
« Où demeurerons-nous,
Gracieuse ? » demandait Raymond, un soir.
– Mais…, chez toi, j’avais pensé.
– Ah ! oui, moi aussi, j’avais pensé de
même… Seulement je craignais que tu ne trouves bien triste d’être
si loin de la paroisse et de la place…
– Oh !…, avec toi, trouver quelque chose
triste ?…
– Alors, on renverrait ceux qui demeurent en
bas, dis, et on prendrait la grande chambre qui regarde la route
d’Hasparitz… »
C’était pour lui une joie de plus, que de
savoir sa maison acceptée par Gracieuse, d’être sûr qu’elle
viendrait apporter le rayonnement de sa présence dans ce vieux
logis aimé, et qu’ils feraient là leur nid pour la vie…
XIX
Voici venir les longs crépuscules pâles de
juin, un peu voilés comme ceux de mai, moins incertains cependant
et plus tièdes encore. Dans les jardins, les lauriers-roses de
pleine terre, qui commencent de fleurir à profusion, deviennent des
gerbes magnifiquement rosées. A la fin de chaque journée de labeur,
les bonnes gens s’asseyent dehors devant les portes, pour regarder
la nuit tomber, – la nuit qui bientôt embrume et confond, sous les
voûtes de platanes, leurs groupes assemblés pour de bienfaisants
repos. Et de tranquilles mélancolies descendent sur les villages,
pendant ces interminables soirs…
Pour Ramuntcho, c’est l’époque où la
contrebande devient un métier presque sans peine, avec des heures
charmantes : marcher vers les sommets, à travers les nuages
printaniers ; franchir des ravins, errer dans des régions de
sources et de figuiers sauvages ; dormir, pour attendre
l’heure convenue avec les carabiniers complices, sur des tapis de
menthes et d’œillets… La bonne senteur des plantes imprégnait ses
habits, sa veste jamais mise qui ne lui servait que d’oreiller ou
de couverture ; – et Gracieuse quelquefois lui disait le
soir : « Je sais la contrebande que vous avez faite la
nuit dernière, car tu sens les menthes de la montagne au-dessus de
Mendiazpi », – ou bien : « Tu sens les absinthes du
marais de Subernoa ».
Elle, Gracieuse, regrettait le mois de Marie,
les offices de la Vierge dans la nef parée de fleurs blanches. Par
les crépuscules sans pluie, avec les sœurs et quelques
« grandes « de leur classe, on allait s’asseoir sous le
porche de l’église, contre le mur bas du cimetière d’où la vue
plonge dans les vallées d’en dessous. Là, c’étaient des causeries,
ou bien de ces jeux très enfantins, auxquels les nonnes se prêtent
toujours si volontiers.
C’étaient aussi des méditations longues et
étranges, quand on ne jouait pas et qu’on ne causait plus, des
méditations auxquelles le déclin du jour, le voisinage de l’église,
des tombes et de leurs fleurs, donnait bientôt une sérénité
détachée des choses et comme affranchie de tout lien avec les sens.
Dans ses premiers rêves mystiques de petite fille, – inspirés
surtout par les rites pompeux du culte, par la voix des orgues, les
bouquets blancs, les mille flammes des cierges, – c’étaient des
images seulement qui lui apparaissaient, – il est vrai, de très
rayonnantes images : autels qui posaient sur des nuées,
tabernacles d’or où vibraient des musiques, et où venaient
s’abattre de grands vols d’anges. Mais ces visions-là maintenant
faisaient place à des idées : elle entrevoyait cette paix et
ce suprême renoncement que donne la certitude d’une vie céleste ne
devant jamais finir ; elle concevait d’une façon plus haute
que jadis la mélancolique joie d’abandonner tout pour n’être qu’une
partie impersonnelle de cet ensemble de nonnes blanches, ou bleues,
ou noires, qui, des innombrables couvents de la terre, font monter
vers le ciel une immense et perpétuelle intercession pour les
péchés du monde…
Cependant, dès que la nuit était tombée tout à
fait, le cours de ses pensées redescendait chaque soir fatalement
vers les choses enivrantes et mortelles. L’attente, la fiévreuse
attente commençait, de minute en minute plus impatiente. Il lui
tardait que ses froides compagnes au voile noir fussent rentrées
dans le sépulcre de leur couvent, et d’être seule dans sa chambre,
libre enfin dans la maison endormie, prête à ouvrir sa fenêtre pour
guetter le bruit léger des pas de Raymond.
Le baiser des amants, le baiser sur les
lèvres, était maintenant une chose acquise dont ils n’avaient plus
la force de se priver. Et ils le prolongeaient beaucoup, ne voulant
ni l’un ni l’autre, par scrupules et par pudeur charmante,
s’accorder davantage.
D’ailleurs, si l’enivrement qu’ils se
donnaient ainsi était bien un peu trop charnel, il y avait entre
eux cette tendresse absolue, infinie, unique, par laquelle toutes
choses sont élevées et purifiées.
XX
Ramuntcho, ce soir-là, était venu au
rendez-vous plus tôt que de coutume, – avec plus d’hésitation aussi
dans sa marche et son escalade, car l’on risque, par ces soirs de
juin, de trouver des filles attardées le long des chemins, ou bien
des garçons, derrière les haies, en maraude d’amour.
Et, par hasard, elle était déjà seule en bas,
regardant au-dehors, sans cependant l’attendre.
Tout de suite, elle remarqua son allure
agitée, ou joyeuse, et devina du nouveau. N’osant pas s’approcher
trop, il lui fit signe qu’il fallait vite venir, enjamber la
fenêtre, gagner l’allée obscure où l’on causait sans crainte. Puis,
dès qu’elle fut près de lui, à l’ombre nocturne des arbres, il la
prit par la taille et lui annonça brusquement cette grande nouvelle
qui, depuis le matin, bouleversait sa jeune tête et celle de
Franchita sa mère.
« L’oncle Ignacio a écrit !
– Vrai ? L’oncle
Ignacio !… »
C’est qu’elle savait, elle aussi, que cet
oncle aventurier, cet oncle d’Amérique, disparu depuis tant
d’années, n’avait jusqu’ici songé à envoyer qu’un étrange bonjour,
par un matelot de passage.
« Oui !… Et il dit qu’il a du bien
là-bas, dont il faut s’occuper, de grandes prairies, des troupes de
chevaux ; qu’il n’a pas d’enfants, que, si je voulais aller
m’établir près de lui, avec une gentille Basquaise épousée au pays,
il serait content de nous adopter tous deux… Oh ! je crois que
ma mère viendrait aussi… Donc, si tu voulais…, ce serait dès
maintenant que nous pourrions nous marier… Tu sais, on en marie
d’aussi jeunes, c’est permis… A présent que je serais adopté par
l’oncle et que j’aurais une vraie position, elle consentirait, ta
mère, je pense… Et ma foi, tant pis pour le service militaire,
n’est-ce pas, dis ?… »
Ils s’assirent, sur des pierres moussues qui
étaient là, leurs têtes tournant un peu, aussi troublés l’un que
l’autre par l’approche et la tentation imprévue du bonheur.
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