Plusieurs personnes la virent; elle ne rougit même pas: elle était si enivrée, si folle et si fière de son succès, qu'elle se serait, je crois, prostituée à lui

dans cette loge et devant tout le monde. Plusieurs voix crièrent: Le voilà!

le voilà! Le drôle prit un air modeste, et salua profondément. Le lustre, qui s'éteignit, mit fin à cette scène. Je n'essayerai pas de décrire ce qui se passait dans moi; la jalousie, le mépris, l'indignation se heurtaient dans mon ‚me; c'était un orage d'autant plus furieux que je n'avais aucun moyen de le mettre au-dehors: la foule s'écoula, je sortis du thé‚tre; j'errai quelque temps dans la rue, ne sachant o˘ aller. La promenade ne me réjouissait guère. Il sifflait une bise piquante: ma pauvre ‚me, frileuse comme l'était mon corps, grelottait et mourait de froid. Je rencontrai une fenêtre ouverte, j'entrai, résolu de gîter dans cette chambre jusqu'au lendemain. La fenêtre se ferma sur moi: j'aperçus assis dans une grande bergère à ramages un personnage des plus singuliers. C'était un grand homme, maigre, sec, poudré à frimas, la figure ridée comme une vieille pomme, une énorme paire de besicles à cheval sur un maître-nez, baisant presque le menton. Une petite estafilade transversale, semblable à une ouverture de tirelire, enfouie sous une infinité de plis et de poils roides comme des soies de sanglier, représentait tant bien que mal ce que nous appellerons une bouche, faute d'autre terme. Un antique habit noir, limé

jusqu'à la corde, blanc sur toutes les coutures, une veste d'étoffe changeante, une culotte courte, des bas chinés et des souliers à boucles: voilà pour le costume. A mon arrivée, ce digne personnage se leva, et alla prendre dans une armoire deux brosses faites d'une manière spéciale: je n'en

pus deviner d'abord l'usage; il en prit une dans chaque main, et se mit à

parcourir la chambre avec une agilité surprenante comme s'il poursuivait quelqu'un, et choquant ses brosses l'une contre l'autre du côté des barbes; je compris alors que c'était le fameux M. Berbiguier de Terre-Neuve-du-Thym qui faisait la chasse aux farfadets; j'étais fort inquiet de ce qui allait arriver, il semblait que cet hétéroclite individu e˚t la faculté de voir l'invisible, il me suivait exactement, et j'avais toutes les peines du monde à lui échapper. Enfin, il m'accula dans une encoignure, il brandit ses deux fatales brosses, des millions de dard me criblèrent l'‚me, chaque crin faisait un trou, la douleur était insoutenable oubliant que je n'avais ni langue, ni poitrine, je fis de merveilleux efforts pour crier; et..."

Onuphrius en était là de son rêve lorsque j'entrai dans l'atelier: il criait effectivement à pleine gorge; je le secoue, il se frotta les yeux et me regarda d'un air hébété; enfin il me reconnut, et me raconta, ne sachant trop s'il avait veillé ou dormi, la série de ses tribulations que l'on vient de lire; ce n'était pas, hélas! les dernières qu'il devait éprouver réellement ou non. Depuis cette nuit fatale, il resta dans un état d'hallucination presque perpétuel qui ne lui permettait pas de distinguer ses rêveries d'avec le vrai. Pendant qu'il dormait, Jacintha avait envoyé

chercher le portrait; elle aurait bien voulu y aller elle-même, mais sa robe tachée l'avait trahie auprès de sa tante, dont elle n'avait pu tromper la surveillance.

Onuphrius, on ne peut plus désappointé de ce contretemps, se jeta dans un fauteuil, et, les coudes sur la table, se prit tristement à réfléchir; ses regards flottaient devant lui sans se fixer particulièrement sur rien: le hasard fit qu'ils tombèrent sur une grande glace de Venise à bordure de cristal, qui garnissait le fond de l'atelier; aucun rayon de jour ne venait s'y briser, aucun objet ne s'y réfléchissait assez exactement pour que l'on p˚t en apercevoir les contours: cela faisait un espace vide dans la muraille, une fenêtre ouverte sur le néant, d'o˘ l'esprit pouvait plonger dans les mondes imaginaires. Les prunelles d'Onuphrius fouillaient ce prisme profond et sombre, comme pour en faire jaillir quelque apparition.

Il se pencha, il vit son reflet double, il pensa que c'était une illusion d'optique; mais en examinant plus attentivement, il trouva que le second reflet ne lui ressemblait en aucune façon; il crut que quelqu'un était entré dans l'atelier sans qu'il l'e˚t entendu: il se retourna. Personne.

L'ombre continuait cependant à se projeter dans la glace, c'était un homme p‚le, ayant au doigt un gros rubis, pareil au mystérieux rubis qui avait joué un rôle dans les fantasmagories de la nuit précédente. Onuphrius commençait à se sentir mal à l'aise. Tout à coup le reflet sortit de la glace, descendit dans la chambre, vint droit à lui, le força à s'asseoir, et, malgré sa résistance, lui enleva le dessus de la tête comme on ferait de la calotte d'un p‚té.

L'opération finie, il mit le morceau dans sa poche, et s'en retourna par o˘

il était venu. Onuphrius, avant de le

perdre tout à fait de vue dans les profondeurs de la glace, apercevait encore à une distance incommensurable son rubis qui brillait comme une comète. Du reste, cette espèce de trépan ne lui avait fait aucun mal.

Seulement, au bout de quelques minutes, il entendit un bourdonnement étrange au-dessus de sa tête; il leva les yeux, et vit que c'étaient ses idées qui, n'étant plus contenues par la vo˚te du cr‚ne, s'échappaient en désordre comme des oiseaux dont on ouvre la cage. Chaque idéal de femme qu'il avait rêvé sortit avec son costume, son parler, son attitude (nous devons dire à la louange d'Onuphrius qu'elles avaient l'air de soeurs jumelles de Jacintha), les héroÔnes des romans qu'il avait projetés; chacune de ces dames avait son cortège d'amants, les unes en cotte armoriée du Moyen Age, les autres en chapeaux et en robe de dix-huit cent trente-deux. Les types qu'il avait créés grandioses, grotesques ou monstrueux, les esquisses de ses tableaux à faire, de toute nation et de tout temps, ses idées métaphysiques sous la forme de petites bulles de savon, les réminiscences de ses lectures, tout cela sortit pendant une heure au moins: l'atelier en était plein. Ces dames et ces messieurs se promenaient en long et en large sans se gêner le moins du monde, causant, riant, se disputant, comme s'ils eussent été chez eux.