En dehors du bruissement des ailes d'hélices, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de sifflet que lançait quelque locomotive terrestre en courant les rails-roads, ou des hurlements d'animaux domestiques. Singulier instinct! ces êtres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus d'eux et jetaient des cris d'épouvante à son passage.

Le lendemain, 14 juin, à cinq heures, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient sur la plate-forme, on pourrait dire sur le pont de l'aéronef. Rien de changé depuis la veille l'homme de garde à l'avant, le timonier à l'arrière.

Pourquoi un homme de garde? Y avait-il donc quelque choc à redouter avec un appareil de même sorte? Non, évidemment. Robur n'avait pas encore trouvé d'imitateurs quant à rencontrer quelque aérostat planant dans les airs, cette chance était tellement minime qu'il était permis de n'en point tenir compte. En tout cas, c'eût été tant pis pour l'aérostat - le pot de fer et le pot de terre. L'Albatros n'aurait rien eu à craindre d'une semblable collision.

Mais, enfin, pouvait-elle se produire? Oui! Il n'était pas impossible que l'aéronef se mît à la côte comme un navire, si quelque montagne, qu'il n'eût pu tourner ou dépasser, eût barré sa route. C'étaient là les écueils de l'air, et il devait les éviter comme un bâtiment évite des écueils de la mer.

L'ingénieur, il est vrai, avait donné la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de l'altitude nécessaire pour dominer les hauts sommets du territoire. Or, comme l'aéronef ne devait pas tarder à planer sur un pays de montagnes, il n'était que prudent de veiller, pour le cas où il aurait quelque peu dévié de sa route.

En observant la contrée placée au-dessous d'eux, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent un vaste lac dont l'Albatros allait atteindre la pointe inférieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, l'Erié avait été dépassé sur toute sa longueur. Donc, puisqu'il marchait plus directement à l'ouest, l'aéronef devait alors remonter l'extrémité du lac Michigan.

« Pas de doute possible! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits à l'horizon, c'est Chicago! »

Il ne se trompait pas. C'était bien la cité vers laquelle rayonnent dix-sept railways, la reine de l'Ouest, le vaste réservoir dans lequel affluent les produits de l'Indiana, de l'Ohio, du Wisconsin, du Missouri, de toutes ces provinces qui forment la partie occidentale de l'Union.

Uncle Prudent, armé d'une excellente lorgnette marine qu'il avait trouvée dans son roufle, reconnut aisément les principaux édifices de la ville. Son collègue put lui indiquer les églises, les édifices publics, les nombreux « élévators » ou greniers mécaniques, l'immense hôtel Sherman, semblable à un gros dé à jouer, dont les fenêtres figuraient des centaines de points sur chacune de ses faces.

Puisque c'est Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportés un peu plus à l'ouest qu'il ne conviendrait pour revenir à notre point de départ.

En effet, l'Albatros s'éloignait en droite ligne de la capitale de la Pennsylvanie.

Mais, si Uncle Prudent eût voulu mettre Robur en demeure de les ramener vers l'est, il ne l'aurait pneu ce moment. Ce matin-là, l'ingénieur ne semblait pas pressé de quitter sa cabine, soit qu'il y fût occupé de quelques travaux, soit qu'il y dormit encore. Les deux collègues durent donc déjeuner sans l'avoir aperçu.

La vitesse ne s'était pas modifiée depuis la veille. Etant donné la direction du vent qui soufflait de l'est, cette vitesse n'était pas gênante, et, comme le thermomètre ne baisse que d'un degré par cent soixante-dix mètres d'élévation, la température était très supportable. Aussi, tout en réfléchissant, en causant, en attendant l'ingénieur, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient-ils sous ce qu'on pourrait appeler la ramure des hélices, entraînées alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branches se fondait en un disque semi-diaphane.

L'Etat d'Illinois fut ainsi franchi sur sa frontière septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du Père des Eaux, le Mississippi, dont les steam-boats à deux étages ne paraissaient pas plus grands que des canots. Puis, l'Albatros se lança sur l'Iowa, après avoir entrevu Iowa-City vers onze heures du matin.

Quelques chaînes de collines, des « bluffs », serpentaient à travers ce territoire, en obliquant du sud au nord-ouest. Leur médiocre altitude n'exigea aucun relèvement de l'aéronef. D'ailleurs, ces bluffs ne devaient pais tarder à s'abaisser pour faire place aux larges plaines de l'Iowa, étendues sur toute sa partie occidentale et sur le Nebraska, - prairies immenses qui se développent jusqu'au pied des montagnes Rocheuses. Çà et là, nombreux rios, affluents ou sous-affluents du Missouri. Sur leurs rives, villes et villages, d'autant plus rares que l'Albatros s'avançait plus rapidement au-dessus du Far-West.

Rien de particulier ne se produisit pendant cette journée. Uncle Prudent et Phil Evans furent absolument livrés à eux-mêmes. C'est à peine s'ils aperçurent Frycollin, étendu à l'avant, fermant les yeux pour ne rien voir. Et cependant, il n'était pas en proie au vertige, comme on pourrait le penser. Faute de repères, ce vertige n'aurait pu se manifester ainsi qu'il arrive au sommet d'un édifice élevé. L'abîme n'attire pas quand on le domine de la nacelle d'un ballon ou de la plate-forme d'un aéronef, ou, plutôt, ce n'est pas un abîme qui se creuse au-dessous de l'aéronaute, c'est l'horizon qui monte et l'entoure de toutes parts.

A deux heures, l'Albatros passait au-dessus d'Omaha, sur la frontière du Nebraska, - Omaha-City, véritable tête de ligne de ce chemin de fer du Pacifique, longue traînée de rails de quinze cents lieues, tracée entre New York et San Francisco. Un moment, on put voir les eaux jaunâtres du Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posée au centre de ce riche bassin, comme une boucle à la ceinture de fer qui serre l'Amérique du Nord à sa taille.