Sans doute aussi, pendant que les passagers de l'aéronef observaient tous ces détails, les habitants d'Omaha devaient apercevoir l'étrange appareil. Mais leur étonnement à le voir planer dans les airs ne pouvait être plus grand que celui du président et du secrétaire du Weldon-Institute de se trouver à son bord.
En tout cas, c'était là un fait que les journaux de l'Union allaient commenter. Ce serait l'explication de l'étonnant phénomène dont le monde entier S'occupait et se préoccupait depuis quelque temps.
Une heure après, l'Albatros avait dépassé Omaha. Il fut alors constant qu'il se relevait vers l'est, en s'écartant de la Platte-River dont la vallée est suivie par le Pacifiquerailway à travers la Prairie. Cela n'était pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Evans.
« C'est donc sérieux, cet absurde projet de nous emmener aux antipodes? dit l'un.
— Et malgré nous? répondit l'autre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme à le laisser faire!...
— Ni moi! répliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tâchez de vous modérer...
— Me modérer!...
— Et gardez votre colère pour le moment où il sera opportun qu'elle éclate. »
Vers cinq heures, après avoir franchi les montagnes Noires, couvertes de Sapins et de cèdres, l'Albatros volait au-dessus de ce territoire qu'on a justement appelé les Mauvaises-Terres du Nebraska, - un chaos de collines laissées tomber sur le sol et qui se seraient brisées dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Çà et là, au milieu de cet énorme jeu d'osselets, on entrevoyait des ruines de cités du Moyen Age avec forts, donjons, châteaux à mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu'un ossuaire immense où blanchissent, par myriades, les débris de pachydermes, de chéloniens, et même, dit-on, d'hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges.
Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Maintenant la plaine se développait jusqu'aux extrêmes limites d'un horizon très relevé par l'altitude de l'Albatros.
Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublèrent le calme du firmament étoilé. De longs mugissements montaient parfois jusqu'à l'aéronef, alors plus rapproché du sol. C'étaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d'une inondation et très différent du frémissement continu des hélices.
Puis, de temps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat Sauvage, un hurlement de coyote, ce canis latrans, dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.
Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l'absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaient à travers l'air pur de la nuit.
Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n'était pas celui des coyotes; c'était le cri du Peau-Rouge qu'un pionnier n 'eut pu confondre avec le cri des fauves.
Phil Evans quitta sa cabine. Peut-être, ce jour-là, se trouverait-il en face de l'ingénieur Robur?
En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n'avait pas paru la veille, il s'adressa au contremaître Tom Turner.
Tom Turner, d'origine anglaise, âgé de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpenté en fer, avait une de ces têtes énormes et caractéristiques, à la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs saxonnes en a tracé du bout de son pinceau. Si l'on veut bien examiner la planche quatre du Harlots Progress, on y trouvera la tête de Tom Turner sur les épaules du gardien de la prison, et on reconnaîtra que sa physionomie n a rien d'encourageant.
« Aujourd'hui verrons-nous l'ingénieur Robur? dit Phil Evans.
— Je ne sais, répondit Tom Turner.
— Je ne vous demande pas s'il est sorti.
— Peut-être.
— Ni quand il rentrera.
— Apparemment, quand il aura fini ses courses! »
Et, là-dessus: Tom Turner rentra dans son roufle.
Il fallut se contenter de cette réponse, d'autant moins rassurante que, vérification faite de la boussole, il fut constant que l'Albatros continuait à remonter dans le nord-ouest.
Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.
L'aéronef, après avoir franchi mille kilomètres depuis Omaha, se trouvait au-dessus d'une contrée que Phil Evans ne pouvait reconnaître par cette raison qu'il ne l'avait jamais visitée. quelques forts, destinés à contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes géométriques, plutôt formées par des palissades que par des murs. Peu de villages, peu d'habitants en ce pays si différent des territoires aurifères du Colorado, situés à plusieurs degrés au sud.
Au loin commençait à se profiler, très confusément encore, une suite de crêtes que le soleil levant bordait d'un trait de feu.
C'étaient les montagnes Rocheuses.
Tout d'abord, ce matin-là, Uncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la température n'était point dû à une modification du temps, et le soleil brillait d'un éclat superbe.
« Cela doit tenir à l'élévation de l'Albatros dans l'atmosphère », dit Phil Evans.
En effet, le baromètre, placé extérieurement à la porte du roufle central, était tombé à cinq cent quarante millimètres - ce qui indiquait une élévation de trois mille mètres environ. L'aéronef se tenait donc alors à une assez grande altitude, nécessitée par les accidents du sol.
D'ailleurs, une heure avant, il avait dû dépasser la hauteur de quatre mille mètres, car, derrière lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige éternelle.
Dans leur mémoire, rien ne pouvait rappeler à Uncle Prudent ni à son compagnon quel était ce pays. Pendant la nuit, l'Albatros avait pu faire des écarts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les dérouter.
Toutefois, après avoir discuté diverses hypothèses plus ou moins plausibles, ils s'arrêtèrent à celle-ci : ce territoire, encadré dans un cirque de montagnes, devait être celui qu'un acte du Congrès, en mars 1872, avait déclaré Parc national des Etats-Unis.
C'était en effet cette région si curieuse. Elle méritait bien le nom de parc - un parc avec des montagnes pour collines, des lacs pour étangs, des rivières pour ruisseaux, des cirques pour labyrinthes, et, pour jets d'eau, des geysers d'une merveilleuse puissance.
En quelques minutes, l'Albatros se glissa au-dessus de la Yellowstone-river, laissant le mont Stevenson sur la droite, et il aborda le grand lac qui porte le nom de ce cours d'eau. quelle variété dans le tracé des rives de ce bassin, dont les plages, semées d'obsidienne et de petits cristaux, réfléchissent le soleil par leurs milliers de facettes! quel caprice dans La disposition des îles qui apparaissent à sa surface! quel reflet d'azur projeté par ce gigantesque miroir! Et autour de ce lac, l'un des plus élevés du globe terrestre, quelles nuées de volatiles, pélicans, cygnes, mouettes, oies, barnaches et plongeons! Certaines portions de rives, très escarpées, sont revêtues d'une toison d'arbres verts, pins et mélèzes, et, du pied de ces escarpements, jaillissent d'innombrables fumerolles blanches. C'est la vapeur qui s'échappe de ce sol, comme d'un énorme récipient, dans lequel l'eau est entretenue par les feux intérieurs à l'état d'ébullition permanente.
Pour le maître coq, c'eût été ou jamais le cas de faire une ample provision de truites, le seul poisson que les eaux du lac Yellowstone nourrissent par myriades. Mais l'Albatros se tint toujours à une telle hauteur que l'occasion ne se présenta pas d'entreprendre une pêche, qui, très certainement, aurait été miraculeuse.
Au surplus, en trois quarts d'heure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la région de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de l'Islande. Penchés au-dessus de la plate-forme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquides qui s'élançaient comme pour fournir à l'aéronef un élément nouveau. C'étaient « l'Eventail » dont les jets se disposent en lamelles rayonnantes, le « Château fort », qui semble se défendre à coups de trombes, le « Vieux fidèle » avec sa projection couronnée d'arcs-en-ciel, le « Géant », dont la poussée interne vomit un torrent vertical d'une circonférence de vingt pieds, à plus de deux cents pieds d'altitude.
Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en connaissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Etait-ce donc pour le seul plaisir de ses hôtes qu'il avait lancé l'aéronef au-dessus de ce domaine national? Quoi qu'il en soit, il s'abstint de venir chercher leurs remerciements. Il ne se dérangea même pas pendant l'audacieuse traversée des montagnes Rocheuses, que l'Albatros aborda vers sept heures du matin.
On sait que cette disposition orographique s'étend, comme une énorme épine dorsale, depuis les reins jusqu'au cou de l'Amérique septentrionale, en prolongeant les Andes mexicaines. C'est un développement de trois mille cinq cents kilomètres que domine le pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds.
Certainement, en multipliant ses coups d'ailes, comme un oiseau de haut vol, l'Albatros aurait pu franchir les cimes les plus élevées de cette chaîne pour aller retomber d'un bond dans l'Oregon ou dans l'Utah.
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