Romain Kalbris
Hector Malot vu par Jules Vallès
C’est un romancier qui, sans attacher de cocarde rouge à son chapeau, a fait oeuvre de révolutionnaire. Voici qu’on commence la publication de son oeuvre sous la forme populaire, en livraisons à deux sous.
Je conseille aux camarades de donner leurs deux sous.
Le premier livre publié s’appelle Les Victimes d’amour. Sous d’autres titres, ce sera, dans les volumes à venir, l’histoire de toutes les victimes qui perdent leur sang dans l’obscurité, un sang pur et clair, et qui ne devait pas couler sous l’ongle du crime.
Goncourt, Zola, Daudet, se ressemblent tous trois, tant soit peu, et il eût suffi, au besoin, qu’un seul d’entre eux fût né pour que le genre eût son état civil, sa marque de fabrique, son estampille. On pourrait dire qu’ils se sont donné la main pour peindre la grande névrose de Paris ; tous leurs personnages, hommes ou femmes, ont dans leurs veines du sang d’Emma, et dans la caboche un grain de sa folie de misère et d’amour. C’est une race spéciale, maladive et bizarre, dont ils ont étudié la vie ou plutôt l’agonie –impitoyables, avec Goncourt et Zola, comme les médecins en tablier d’opérateur, chariteux et doux, avec Daudet, comme les soeurs de Saint-Vincent à coiffe blanche. Mais si la portée de leur oeuvre est puissante, le champ de leur observation est, de parti pris, limité : il tient entre l’Assommoir et Lourcine.
On n’avait pas encore trépané comme cela les gens, pour lire dans un cerveau mis à nu sa fièvre et son mal. Mais on a pratiqué l’opération sur des têtes choisies, et c’est encore la Bohème qui a fait les frais de la nouvelle chirurgie.
Or, il n’y a pas que la Bohème sous la calotte des cieux, et il est bien temps de laisser l’état-major des détraqués qui tient toute la place dans les livres des romanciers en vogue depuis dix ans, et a caché le gros de l’armée.
Il y a une classe qui s’appelle la Bourgeoisie et un pays qui s’appelle la Province. Ce pays et cette classe représentent des millions d’hommes et il se passe là-dedans, à toute heure que le bon Dieu fait, des drames autrement émouvants et terribles que ceux de la grande ou basse vie.
Cette race meurt de mille morts affreuses, dans des convulsions terribles ; mais elle cache son mal, comme ses crimes, et les romanciers en sont encore à bafouer ses ridicules plutôt qu’à fouiller dans ses plaies et à dénoncer ceux des dirigeants qui chourinent le monde, sans se mettre de sang aux doigts.
Or, à l’ombre des privilèges qui ont aidé la Bourgeoisie à vivre, il y a des bourgeois qui tuent, des bourgeois qui crèvent – tuteurs, héritiers, médecins et malades, avocats et clients, syndics et faillis, déshonorés et décorés, qui ont la rage et se dévorent dans une obscure mêlée. Ce sont des assassinats d’arrière-boutique, des étranglements de coulisse, les coups sont sourds !
Eh bien ! lisez Les Victimes d’amour, lisez Le Beau-Frère, lisez Le Docteur Claude, lisez Une Bonne affaire, lisez La Belle-Mère et vous aurez une idée de cette classe, et vous en voudrez presque aux glorieux d’avoir toujours auréolisé des réfractaires du journal, du lupanar ou de l’atelier, alors qu’il y avait à trancher dans le gras de la vie commune.
Malot, lui, a taillé là-dedans, les manches retroussées, l’oeil tendu : dans les milieux honnêtes et étouffés où l’on parle de décence, de justice et de vertu, il nous montre comment
On peut tuer un homme avec tranquillité
et ce que cache de viols ignobles le manteau de la Loi !
C’est là ce qui le met à part et hors de pair.
Mais il est né au pays du cidre et non au pays du vin ; il est de Normandie, non de Provence. Il lui eût fallu la pourpre d’un talent du Midi. Il n’y a pas l’éclaboussement du soleil dans ses oeuvres ; son style n’a point les fleurs vives de Zola ou les fleurs pâles de Daudet. Il est parfois habillé de gris et a les cheveux ras, comme un puritain.
On peut répondre que s’il est habillé de gris, c’est qu’il fait besogne d’infirmier, quelquefois, et qu’il se frotte à d’autres gens vêtus de sombre aussi comme les gardiens d’asile ou les gardiens de prison. Il a la couleur de son arme, comme les chasseurs à pied qui sont couleur de pré.
D’ailleurs, il a moins la soif de la gloire que la faim du travail, et il ne s’est jamais préoccupé de nouer des rubans au manche de sa charrue. Il a labouré, semé – ayant plus la peur que l’amour des coquelicots, parce qu’ils mangent la place d’un grain de blé, tout en égayant le peuple des épis.
Disons qu’il n’a pas non plus appelé la renommée comme les paysans rappellent l’essaim, en faisant un charivari de casseroles dans le voisinage de la ruche abandonnée. C’est à ceux qui savent tout ce qu’il vaut de le dire et d’appeler l’attention sur la vertu sourde de son oeuvre, si on ne l’a pas remarquée dans le tapage que soulevaient, d’un autre côté, des livres que l’actualité portait sur ses épaules, comme un Hercule porte sur sa tête un clown qu’on voit de tous les coins de la place et qui, ainsi juché, a toute la mine d’un géant.
Le Cri du Peuple, 17 novembre 1884.
Romain Kalbris
La présente édition de Romain Kalbris reprend l’édition dite nouvelle, de la Librairie Ch. Delagrave, Paris, publiée en 1884.
À Madame Anna Malot,
Lorsqu’un jour votre fille, commençant à grandir et voulant dans sa curiosité enfantine se faire tout expliquer, te demandera : – « Que fait donc papa lorsqu’il reste si longtemps enfermé pour écrire ? » – il est bon que tu puisses la satisfaire. Ce livre sera ta réponse. Alors, en voyant ton nom sur la première page tout près du mien, elle se dira que ces noms ne doivent être séparés ni dans son esprit ni dans son coeur.
Hector Malot.
I
De ma position présente, il ne faut pas conclure que j’ai eu la Fortune pour marraine. Mes ancêtres, si le mot n’est pas bien ambitieux, étaient des pêcheurs ; mon père était le dernier de onze enfants, et mon grand-père avait eu bien du mal à élever sa famille, car dans ce métier-là plus encore que dans les autres, le gain n’est pas en proportion du travail ; compter sur de la fatigue, du danger, c’est le certain ; sur un peu d’argent, le hasard.
À dix-huit ans, mon père fut pris par l’inscription maritime ; c’est une espèce de conscription, au moyen de laquelle l’État peut se faire servir par tous les marins pendant trente-deux ans... de dix-huit à cinquante. Il partit ne sachant ni lire ni écrire. Il revint premier maître, ce qui est le plus beau grade auquel parviennent ceux qui n’ont point passé par les écoles du gouvernement.
Le Port-Dieu, notre pays, étant voisin des îles anglaises, l’État y fait stationner un cotre de guerre, qui a pour mission d’empêcher les gens de Jersey de venir nous prendre notre poisson, en même temps qu’il force nos marins à observer les règlements sur la pêche : ce fut sur ce cotre que mon père fut envoyé pour continuer son service. C’était une faveur, car, si grandement habitué que l’on soit à faire de son navire la patrie, on est toujours heureux de revenir au pays natal.
Quinze mois après ce retour, je fis mon entrée dans le monde, et comme c’était en mars un vendredi, jour de nouvelle lune, on s’accorda pour prédire que j’aurais des aventures, que je ferais des voyages sur mer, et que je serais très malheureux, si l’influence de la lune ne contrariait pas celle du vendredi : – des aventures, j’en ai eu, et ce sont elles précisément que je veux vous raconter ; – des voyages sur mer, j’en ai fait ; quant à la lutte des deux influences, elle a été vive ; c’est vous qui direz à la fin de mon récit laquelle des deux l’a emporté.
Me prédire des aventures et des voyages, c’était reconnaître que j’étais bien un enfant de la famille, car de père en fils tous les Kalbris avaient été des marins, et même, si la légende est vraie, ils l’étaient déjà au temps de la guerre de Troie. Ce n’est pas nous, bien entendu, qui nous donnons cette origine, mais des savants qui prétendent qu’il y a au Port-Dieu une centaine de familles, précisément celle des marins, qui descendent d’une colonie de Phéniciens. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec nos yeux noirs, notre teint bistré, notre nez fin, nous n’avons rien du type normand ou breton et que nos barques de pêche sont la reproduction exacte du bateau d’Ulysse tel que nous le montre Homère : un seul mât avec une voile carrée ; ce gréement, très commun dans l’Archipel, est unique dans la Manche.
Pour nous, nos souvenirs remontaient moins loin, et même leur uniformité les rendait assez confus ; quand on parlait d’un parent, l’histoire n’était guère variée : tout enfant il avait été à la mer ou au-delà des mers, chez des peuples dont les noms sont difficiles à retenir, et il était mort dans un naufrage, dans des batailles, sur les pontons anglais ; les croix portant le nom d’une fille ou d’une veuve étaient nombreuses dans le cimetière, celles portant le nom d’un garçon ou d’un homme l’étaient peu ; ceux-là ne mouraient pas au pays. Comme dans toutes les familles pourtant, nous avions nos héros : l’un était mon grand-père maternel, qui avait été le compagnon de Surcouf ; l’autre était mon grand-oncle Flohy. Aussitôt que je compris ce qui se disait autour de moi, j’entendis son nom dix fois par jour ; il était au service d’un roi de l’Inde qui avait des éléphants ; il commandait des troupes contre les Anglais, et il avait un bras d’argent ; des éléphants, un bras d’argent, ce n’était pas un rêve.
Ce fut le besoin d’aventures inné dans tous les Kalbris qui fit prendre à mon père un nouvel embarquement peu d’années après son mariage ; il eût pu commander comme second une des goélettes qui partent tous les ans au printemps pour la pêche d’Islande ; mais il était fait au service de l’État et il l’aimait.
Je ne me rappelle pas son départ. Mes seuls souvenirs de cette époque se rapportent aux jours de tempête, aux nuits d’orage et aux heures que j’allais passer devant le bureau de poste.
Combien de fois, la nuit, ma mère m’a-t-elle fait prier devant un cierge qu’elle allumait ! Pour nous, la tempête au Port-Dieu c’était la tempête partout, et le vent qui secouait notre maison nous semblait secouer en même temps le navire de mon père. Quelquefois il soufflait si fort, qu’il fallait se relever pour attacher les fenêtres, car notre maison était une maison de pauvres gens ; bien qu’elle fût abritée d’un côté par un éboulement de la falaise, et de l’autre, par un rouf qui avait autrefois été le salon d’un trois-mâts naufragé, elle résistait mal aux bourrasques d’équinoxe. Une nuit d’octobre, ma mère me réveilla : l’ouragan était terrible, le vent hurlait, la maison gémissait, et il entrait des rafales qui faisaient vaciller la flamme du cierge jusqu’à l’éteindre ; dans les moments d’apaisement, on entendait la bataille des vagues contre les galets, et, comme des détonations, les coups de mer dans les trous de la falaise.
1 comment