Partis le matin de Port-Dieu dans une voiture de mareyeur qui allait à Cancale, nous étions descendus à cinq ou six lieues de la ville, et nous avions fait le chemin au travers de grandes plaines marécageuses coupées çà et là de fossés pleins d’eau ; mon oncle marchait devant, je le suivais difficilement, tout ému encore des adieux. Par-dessus mon chagrin, j’avais une faim qui me brisait les jambes ; mais comme mon oncle, pendant cette longue journée, n’avait point parlé de s’arrêter pour manger, je n’avais pas osé en parler moi-même. Enfin nous aperçûmes les lumières de la ville, et, après avoir tourné dans deux ou trois rues désertes, mon oncle s’arrêta devant une haute maison précédée d’un porche qui reposait sur de gros piliers. Il tira une clef et ouvrit une serrure ; j’avançai pour entrer, il m’arrêta ; l’ouverture de la porte n’était pas finie ; il tira une seconde clef de sa poche, puis une troisième très grosse ; les pènes crièrent avec un bruit de ferraille que j’ai retrouvé depuis au théâtre dans les pièces où il y a une prison, et la porte s’ouvrit. Ces trois serrures me jetèrent dans une stupéfaction craintive ; chez nous il n’y avait qu’un loquet avec une ficelle, et chez M. de Bihorel qu’une simple clanche. Pourquoi donc mon oncle prenait-il toutes ces précautions ?

Il referma la porte comme il l’avait ouverte ; puis il me dit de lui donner la main et me guida au milieu de l’obscurité à travers deux pièces qui me parurent très grandes et dans lesquelles nos pas retentissaient sur les dalles de pierre comme dans une église ; on y respirait une étrange odeur que je ne connaissais pas encore : celle des vieux parchemins et des papiers moisis, qui forme l’atmosphère des greffes et des études de gens d’affaires. La chandelle allumée, je vis que nous étions dans une espèce de cuisine, mais si encombré de buffets, de bahuts, de vieilles chaises en chêne noir, qu’on ne distinguait ni sa forme ni son étendue.

Malgré cet aspect peu agréable, j’eus un mouvement de joie : enfin nous allions pouvoir nous chauffer et manger.

– Voulez-vous que j’allume le feu ? dis-je à mon oncle.

– Du feu !

Il me fit cette réponse d’une voix si raide que je n’osai pas dire que j’étais mouillé jusqu’aux os et que mes dents claquaient.

– Nous allons souper et nous coucher, dit-il.

Et, allant à une armoire, il prit une tourte de pain, en coupa deux tranches, mit sur chacune un petit morceau de fromage, m’en donna une, posa celle qu’il gardait pour lui sur une table, replaça le pain dans l’armoire et ferma celle-ci à clef.

Je ne sais pas quel effet ressent le prisonnier qui entend fermer sur lui la serrure de son cachot, mais ce ne doit pas être beaucoup plus désagréable que ce que j’éprouvai au grincement de la serrure de cette armoire. Il était bien évident qu’il ne fallait pas demander un second morceau de pain, et cependant j’en aurais bien mangé cinq ou six comme celui que mon oncle m’avait donné.

Au même moment, trois chats maigres se précipitèrent dans la cuisine et coururent se frotter aux jambes de mon oncle : cela me donna un peu d’espoir ; ils venaient demander à souper, et, l’armoire ouverte, j’aurais au moins une occasion de me faire couper un second morceau de pain.

Mais mon oncle ne l’ouvrit pas.

– Les gaillards ont soif, dit-il, ne les laissons pas devenir enragés.

Et il leur donna de l’eau dans une jatte.

– Puisque te voilà maintenant de la maison, continua-t-il, ne les laisse jamais manquer d’eau, je te charge de cela.

– Et pour le manger ?

– Il y a ici assez de rats et de souris pour les nourrir ; si on les gorgeait de nourriture, ils deviendraient paresseux.

Notre souper fut promptement achevé, et mon oncle m’annonça qu’il allait me conduire à la chambre que j’occuperais désormais.

Les encombrements que j’avais remarqués dans la cuisine se retrouvaient dans l’escalier ; bien qu’il fût d’une largeur extraordinaire, c’était à peine si l’on pouvait s’y frayer un passage ; sur les marches étaient déposés des chenets en fer rouillé, des horloges, des statues en bois et en pierre, des tournebroches, des vases de faïence, des poteries aux formes bizarres, et toutes sortes de meubles dont j’ignorais le nom et l’usage ; aux murailles étaient accrochés des cadres, des tableaux, des épées, des casques, tout cela dans un fouillis qu’augmentait encore pour moi la lueur incertaine de la petite chandelle qui nous éclairait. De quelle utilité tout cela pouvait-il être pour mon oncle ?

C’était la question inquiète que je me posais sans y trouver de réponse, car ce fut seulement plus tard que je sus qu’à la profession d’huissier il en joignait une autre beaucoup plus lucrative.

En quittant le Port-Dieu encore tout enfant, il avait été à Paris chez un commissaire-priseur, où il était resté une vingtaine d’années, et d’où il n’était revenu que pour acheter une étude à Dol. Mais en réalité l’étude n’était que l’accessoire, le commerce des vieux meubles et des antiquités de tout genre était le principal. Chargé par sa profession de presque toutes les ventes, en relation avec tout le monde, entrant dans toutes les maisons, il connaissait les bonnes occasions et était, mieux que personne, en situation d’en profiter. Sous le couvert d’un prête-nom, il achetait pour lui-même tout ce qui avait une valeur d’art ou de fantaisie, et le revendait avec un énorme bénéfice aux grands marchands de Paris avec lesquels il était en relation, les Vidalinq, les Monbro ; c’est ainsi que sa maison, depuis la cave jusqu’au grenier, était un véritable magasin d’antiquités.

Comme toutes les pièces de cette vieille maison, qui semblait avoir été bâtie pour des géants, la chambre où mon oncle me conduisit était immense, et cependant si bien remplie, qu’il dut me montrer le lit pour que je le visse : aux murailles, des tapisseries avec des personnages de grandeur naturelle ; au plafond, des animaux empaillés, un cormoran, un crocodile, la gueule rouge grande ouverte ; dans un angle, derrière un coffre qui cachait les jambes, une armure surmontée d’un casque comme si elle eût recouvert un guerrier vivant.

– As-tu peur ? dit mon oncle en voyant mon effarement.

Je n’osai pas l’avouer et je répondis que j’avais froid.

– Eh bien, dépêche-toi, que j’emporte la lumière ; ici l’on se couche sans chandelle.

Je me glissai dans le lit ; mais à peine avait-il fermé la porte que je le rappelai. Il revint.

L’armure avait tremblé avec un bruit de ferraille.

– Mon oncle, il y a un homme dans l’armure.

Il s’approcha de mon lit, et me regardant fixement :

– Tâche de ne jamais redire une pareille bêtise, ou tu auras affaire à moi.

Pendant plus d’une heure, je restai caché sous les draps humides, tremblant de peur, de froid et de faim ; puis enfin, à force de me gourmander moi-même, je retrouvai un peu de courage, levai la tête et ouvris les yeux. Par deux hautes fenêtres, la lumière de la lune tombait dans la chambre et la divisait en trois compartiments : deux clairs, un sombre. Il ventait au dehors, les vitres sonnaient dans leurs mailles de plomb, et de petits nuages blancs voilaient de temps en temps la face de la lune. Je tins longtemps mes yeux fixés vers elle, et je crois que je l’aurais regardée toute la nuit, car il me semblait qu’elle était pour moi ce qu’est un phare pour les marins et que, tant qu’elle éclairerait, je ne serais pas perdu, mais elle monta à l’horizon, et, sans que l’obscurité se fît dans la chambre, elle disparut en haut de la fenêtre. Je fermai les yeux ; mais il y avait dans chaque angle de cette pièce, derrière chaque meuble, un aimant irrésistible qui tirait mes paupières et les relevait ; aussi, bien que je ne le voulusse pas, je les ouvris. Au même instant une rafale secoua la maison, les bois craquèrent ; de la tapisserie qui remuait se détacha un homme rouge agitant une épée, le crocodile se mit à danser au bout de sa corde en ouvrant la gueule, et des ombres monstrueuses coururent au plafond, tandis que le guerrier, que ce tapage éveillait, se secouait dans son armure. Je voulus crier, étendre les bras, supplier le guerrier de me défendre contre l’homme rouge, je ne pus ni articuler un son ni faire un mouvement, et me sentis mourir.

Quand je revins à moi, mon oncle me secouait par le bras et il était grand jour. Mon premier regard fut pour l’homme rouge ; il avait regagné la tapisserie immobile.

– Tu auras soin de t’éveiller seul et plus matin que ça tous les jours, dit mon oncle ; maintenant dépêche-toi, que je te mette au travail avant de sortir.

Mon oncle avait cette activité remuante qui ne se rencontre que chez les gens de petite taille, et, s’il avait reçu la même dose d’énergie que tous les Kalbris, comme chez lui cette énergie n’avait à mettre en mouvement qu’un corps microscopique, elle y faisait rage. Levé tous les jours à quatre heures, il descendait à son étude et y travaillait furieusement jusqu’au moment où les clients arrivaient, c’est-à-dire jusqu’à huit ou neuf heures. C’était ce travail de quatre ou cinq heures que j’avais à copier dans ma journée, car les actes des huissiers se font en double, un original et une copie.

À peine mon oncle fut-il parti, que j’abandonnai la tâche qu’il m’avait donnée, car, depuis que j’étais éveillé, je n’avais qu’une préoccupation, l’homme rouge de la tapisserie ; je sentais que si la nuit prochaine il se détachait encore de la muraille, j’en mourrais tout à fait : et quand je pensais à son visage menaçant et à son épée levée, la sueur me souillait le front.

Je me mis à fureter dans la maison pour trouver un marteau et des clous : quand j’eus ce que je voulais, ce qui ne fut pas bien difficile, car mon oncle n’avait recours à personne pour mettre une pièce à un meuble qui lui arrivait en mauvais état, je remontai à ma chambre. J’allai droit à l’homme rouge ; il avait pris l’air le plus inoffensif du monde, et il restait parfaitement tranquille au milieu de la tapisserie. Je ne me laissai pas tromper à cette hypocrite tranquillité et, à grands coups de marteau, je lui clouai le bras à la muraille ; le guerrier essaya de s’agiter dans son armure, mais il faisait beau soleil, l’heure des fantômes était passée, je lui appliquai un bon coup de marteau sur sa cuirasse, et d’un geste je fis comprendre au crocodile qu’il n’avait qu’à se bien tenir s’il ne voulait pas être aussi exécuté.

Cela fait, et la conscience d’autant plus calme que j’avais résisté à un désir de vengeance qui me poussait à cogner un clou dans le cou de l’homme à l’épée, je redescendis à l’étude et achevai mon travail à temps pour la rentrée de mon oncle.

Il voulut bien se montrer satisfait et me dire que, toutes les fois que j’aurais terminé ma tâche, je pourrais, comme récréation, m’amuser à épousseter les meubles et à frotter avec une brosse et un chiffon de laine ceux qui étaient en vieux chêne.

Quel changement entre cette vie nouvelle et la vie si heureuse que j’avais chez M. de Bihorel !

Je me pliai cependant assez bien au travail continu de quatorze heures par jour, qui me fut imposé, mais je ne pus pas m’habituer du tout au régime nourricier de mon oncle. La tourte de pain enfermée dans l’armoire n’était point un accident, c’était la règle, et, à chaque repas, je devais me contenter de la tranche que je trouvais sur la table.

Le quatrième ou le cinquième jour, poussé par la faim, je m’enhardis, et, au moment où l’armoire se refermait, j’étendis la main ; mon geste fut si éloquent que mon oncle comprit.

– Tu en voudrais une seconde tranche, dit-il en continuant de fermer la serrure, tu as bien fait de parler. À partir de ce soir, je te donnerai une tourte exprès pour toi qui t’appartiendra ; le jour où tu auras très faim, tu pourras en prendre tant que tu voudras.

J’eus envie de l’embrasser ; il continua :

– Seulement, tu t’arrangeras pour manger moins le lendemain, de manière que ta tourte te fasse la semaine. Il faut une règle dans la nourriture comme dans tout ; il n’y a rien de trompeur comme l’appétit, et c’est à ton âge qu’on a les yeux plus grands que le ventre. Trente-huit décagrammes par jour est à peu près la quantité qu’on donne dans les hospices ; ce sera ta portion, elle suffit à des hommes, elle doit te suffire aussi, ou bien tu serais un gourmand, ce que je ne supporterais pas.

Je ne fus pas plus tôt seul que je cherchai dans le dictionnaire ce que c’était qu’un décagramme : dix grammes, ou deux gros, quarante-quatre grains.