Cela ne me disait rien aux yeux ni au ventre.

Je voulus en avoir le coeur net. Avant de partir, ma mère m’avait donné une pièce de quarante sous. J’allai chez le boulanger, qui demeurait en face, et lui demandai trente-huit décagrammes de pain ; après de longues explications, il m’en pesa trois quarts de livre.

Une livre moins un quart par jour, c’était là les trente-huit décagrammes offerts si généreusement par mon oncle. En dix minutes, bien qu’une heure ne se fût pas écoulée depuis le déjeuner, j’eus dévoré le morceau. Aussi le soir, au souper, étais-je moins affamé.

– Je savais bien, dit mon oncle, en se méprenant sur la discrétion avec laquelle j’avais coupé un morceau à même ma tourte, que cela te retiendrait. Il en est de même en tout, vois-tu. Ce qui est à soi, on le ménage ; ce qui est aux autres, on le gaspille. Quand tu commenceras à avoir de l’argent, tu verras que tu voudras le garder.

J’avais trente-cinq sous, je ne les gardai pas longtemps ; en une quinzaine ils furent dépensés à me payer un supplément de vingt-cinq décagrammes de pain par jour.

Ma régularité à aller chercher ce supplément de pain, sitôt que mon oncle était sorti, m’avait fait faire connaissance avec la boulangère.

– Mon homme et moi nous ne savons pas écrire, me dit-elle précisément le jour où mon argent finissait, et nous sommes obligés de donner tous les samedis une note écrite à une de nos pratiques ; si vous voulez nous la faire, je vous paierai votre travail avec deux gâteaux rassis que vous aurez le droit de choisir le lundi matin.

Vous jugez si j’acceptai avec empressement. Mais combien aux deux gâteaux j’aurais préféré une bonne livre de pain ! Cependant je n’osai jamais le dire, car la boulangère, bien qu’elle ne fournît pas mon oncle, – qui faisait venir notre pain de la campagne parce qu’il y trouvait un sou d’économie, – paraissait le bien connaître, et j’avais honte pour lui d’avouer ma faim à quelqu’un qui précisément n’avait que trop de dispositions à le mépriser.

Comment cette portion de pain qui suffit à un homme ne me suffisait-elle pas ? C’est que d’ordinaire dans les hospices et dans les prisons on y ajoute du bouillon, de la viande, des légumes, tandis que pour nous elle était notre principale nourriture, le reste se réduisant à des mets impossibles, dont le plus fortifiant était un hareng saur, qui composait invariablement notre déjeuner ; quand mon oncle était là, nous le partagions à deux, ce qui ne veut pas tout à fait dire en deux ; quand il était en tournée, j’avais ordre d’en garder la moitié pour le lendemain.

Au reste, ce que j’ai souffert de la faim à cette époque, un fait entre vingt le fera comprendre.

Derrière notre maison était une petite cour, séparée par une haie de la propriété voisine. Cette propriété était habitée par un monsieur Buhour, qui, n’ayant ni femme ni enfants, avait la passion des bêtes. Parmi ces bêtes, celle qui tenait la première place dans l’affection de son maître était un magnifique chien des Pyrénées, à poil blanc et à nez rose, qu’on appelait Pataud. Comme il était mauvais pour la santé de Pataud d’habiter les appartements, on lui avait construit une belle maison rustique qui était adossée à notre haie de séparation ; et comme il était également mauvais pour sa santé qu’il mangeât à table avec son maître, parce que cela excitait sa gourmandise qui, satisfaite avec de la viande et des friandises, pouvait lui donner une maladie de peau, on lui servait deux fois par jour dans sa maison une belle terrine en porcelaine pleine de soupe au lait. Comme tous les chiens au repos, Pataud avait un appétit paresseux ou tout au moins capricieux, et, le plus souvent, s’il déjeunait, il ne dînait pas, ou bien, s’il dînait, il ne se trouvait pas en train pour déjeuner, de telle sorte que la terrine restait souvent intacte. À travers la haie, quand j’allais dans la cour, je voyais les morceaux de pain blanc nager dans le lait et Pataud qui dormait à côté. Il y avait un trou à cette haie, et Pataud s’en servait souvent pour venir dans notre cour ; comme il avait une juste réputation de férocité, mon oncle le supportait sans se plaindre : c’était un gardien qui valait les plus solides serrures et qui avait l’avantage de ne rien coûter. Malgré cette férocité, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde ; et quand j’arrivais dans la cour, il accourait aussitôt pour jouer avec moi. Un jour qu’il avait emporté ma casquette dans sa niche et qu’il ne voulait pas me la rapporter, je m’enhardis jusqu’à l’aller chercher et à passer par son trou. La terrine était à sa place ordinaire et pleine jusqu’au bord d’un bon lait crémeux. C’était un samedi soir ; de ma tourte, que je n’avais pas assez ménagée durant toute la semaine, il ne m’était pas resté pour mon dîner un croûton plus gros qu’une pomme ; j’avais une faim qui me tordait l’estomac ; je me jetai à genoux et bus à pleines lèvres à même la terrine, tandis que Pataud me regardait en remuant la queue. Brave bête ! ce fut mon seul ami, mon seul camarade pendant ces temps durs ; de son beau mufle rose, il venait me lécher quand je me faufilais le soir pour prendre ma part de son souper ; à chaque instant il m’allongeait une patte caressante, et de ses grands yeux mouillés il me regardait ; une entente étrange s’était établie entre nous : bien certainement il avait conscience de sa protection et bien certainement aussi il en était heureux.

À quoi tient la vie ? Pataud me serait toujours resté, que très probablement je ne me serais pas lancé dans les aventures dont j’ai entrepris le récit ; mais la saison arriva où son maître avait coutume de s’établir à la campagne. Il l’emmena avec lui, et moi je me trouvai seul, n’ayant plus que la compagnie de mon oncle, qui m’égayait peu le coeur, et ma portion réglementaire, qui m’emplissait peu l’estomac.

Ce furent de tristes journées ; j’avais assez souvent de longues heures inoccupées et, seul dans cette sombre étude, je pensais à la maison maternelle. J’aurais bien voulu alors écrire à ma pauvre maman, mais une lettre de Dol au Port-Dieu coûtait six sous, et comme je savais bien qu’elle ne gagnait que dix sous par jour, je n’osais mettre à la poste toutes celles que j’écrivais. Nous en étions réduits à nous embrasser par l’entremise d’un mareyeur qui venait les jours de marché.

Le supplément de nourriture que j’avais trouvé chez Pataud m’avait, en ces derniers temps, rendu assez indifférent à l’exiguïté de ma portion réglementaire ; quand je n’eus plus qu’elle, il me sembla qu’il y avait des jours où elle était plus réduite encore qu’à l’ordinaire. Tandis que la tourte de mon oncle était sous clef, la mienne était dans une armoire qui ne fermait pas, mais puisqu’il n’entrait jamais personne à la maison, cela me paraissait n’avoir aucune importance. Après quelques jours d’observation, il me fallut reconnaître que je me trompais : au moment même où mon oncle était en train de couper une tranche de mon pain, j’ouvris la porte derrière laquelle j’étais caché.

L’indignation me donna un courage dont je ne me croyais pas capable.

– Mais, mon oncle, c’est ma tourte ! m’écriai-je.

– Crois-tu pas que c’est pour moi, me dit-il tranquillement : c’est pour la chatte blanche ; elle a des petits, et tu ne voudrais pas la laisser mourir de faim, n’est-ce pas ? Il faut être bon pour les animaux, ne l’oublie jamais.

Je n’avais aucune affection pour mon oncle ; j’eus désormais pour lui du mépris et de la répulsion : hypocrite, voleur, lâche et méchant, je fus humilié d’être son neveu.

Au fond, il était, avant tout, avare, âpre au gain, prodigue de sa peine, indifférent aux privations, sensible au seul argent, inquiet et malheureux de ce qu’il faudrait dépenser le lendemain, inconsolable de ce qu’il avait dépensé la veille.

Aujourd’hui le souvenir de son avarice me fait rire, mais alors j’éprouvais cette indignation de la jeunesse qui fait qu’on prend par le côté tragique les mêmes choses que, plus tard, on est tout disposé à prendre par le côté comique.

Il était, comme vous le pensez, l’homme le moins soucieux de sa toilette qui fût au monde ; aussi je fus très surpris de le voir un matin se faire des mines devant un grand miroir déposé dans le vestibule ; il posait son chapeau sur sa tête, il se regardait ; il le retirait, puis, après l’avoir brossé, il le remettait et se regardait encore. Ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’il brossait le haut de ce chapeau dans le bon sens et le bas à contre-poil, si bien qu’une moitié était lisse et l’autre hérissée. Je crus qu’il devenait fou, car il avait habituellement pour ce chapeau des soins de tous les instants, à ce point que, lorsqu’il faisait chaud, il ne le posait sur sa tête qu’après s’être entouré les cheveux d’une bande de vieux papier destinée à absorber la sueur ; cette bande remplissait quelquefois si bien cet office qu’elle se détrempait et adhérait au crâne : alors, quand il retirait son chapeau pour saluer, elle lui faisait une couronne extrêmement drolatique qui provoquait un rire irrésistible même chez ceux qui le connaissaient, c’est-à-dire qui le craignaient.

– Viens ici, dit-il en voyant que je le suivais des yeux, et regarde-moi bien ; que penses-tu de mon chapeau ?

J’en pensais toutes sortes de choses, mais ce n’était pas le moment de les lui dire ; je risquai cette réponse :

– Je pense qu’il est bien conservé.

– Ce n’est pas ça que je te demande. A-t-il l’air d’être en deuil, la partie hérissée imite-t-elle bien un crêpe ? Notre frère Jérôme, de Cancale, vient de mourir, il faut que j’aille à l’enterrement ; c’est bien assez des frais du voyage sans faire encore la dépense d’un crêpe, qui ne me servirait qu’une fois, car je ne vais pas être assez bête pour porter le deuil d’un maladroit qui ne laisse que des dettes.

Jamais éclat de rire ne fut si brusquement arrêté que le mien. Je ne connaissais pas celui de mes oncles qui venait de mourir, je savais seulement qu’il avait toujours été malheureux, qu’il était d’un an plus âgé que mon oncle Simon, et qu’ainsi ils avaient été camarades jusqu’au moment où les nécessités de la vie les avaient séparés. Je retournai à mon travail dans une stupéfaction hébétée ; mes idées sur la famille furent singulièrement atteintes : qu’était-ce donc que l’amitié fraternelle ? qu’était-ce que le respect des morts ?

Au reste, ces idées ne devaient point être les seules qui, dans ce contact journalier, furent ébranlées, non par des leçons directes, car mon oncle ne s’inquiétait guère de m’en donner, soit de bonnes, soit de mauvaises, mais par l’exemple et par ce que je voyais à chaque instant.

Les huissiers à la campagne sont les confidents ou les témoins de toutes les misères : à cette profession mon oncle joignant celle de banquier, ou même, pour ne pas affaiblir la vérité, celle d’usurier, la collection de malheureux et de filous qui passait par son étude se trouvait singulièrement complète.