Dans les champs, rien, absolument rien qui se pût manger ; au contraire, dans les villages que je traversais, des apprêts pour le dimanche ; sur les tables des auberges des quartiers de viande, à la devanture des boulangers des gros pains, des galettes dorées qui exhalaient encore la bonne odeur du beurre chaud. Quand je les regardais, ma bouche s’emplissait d’eau et l’estomac me montait aux lèvres.

Quand un créancier malheureux se plaignait à mon oncle de mourir de faim, celui-ci ne manquait jamais de lui répondre : « Serrez-vous le ventre. » J’eus la naïveté d’essayer de ce moyen ; mais il est probable que ceux qui l’indiquent si généreusement n’en ont jamais usé, car, la boucle de mon gilet bien sanglée, je respirai avec peine, j’eus beaucoup plus chaud, je n’eus pas moins faim.

Je crus que, si je ne pensais pas toujours à cette terrible faim, je souffrirais moins, et je me mis à chanter ; les gens qui passaient endimanchés sur la route regardaient avec étonnement cet enfant qui cheminait doucement, son paquet à la main, en criant à tue-tête.

Les chansons ne me réussirent pas longtemps, ma gorge se dessécha, et à la faim s’ajouta la soif : ce besoin était facile à satisfaire, je coupais assez souvent de petites rivières qui couraient à la mer. Je choisis une place bien propre, je me mis à genoux, j’enfonçai mon menton dans l’eau et je bus tant que je pus, pensant à tort que, pourvu que mon estomac fût plein, liquide ou solide, peu importait ; je me souvenais que pendant une fièvre de quatre ou cinq jours j’étais resté sans manger ; j’avais bu seulement et je n’avais pas eu faim.

Un quart d’heure après, j’étais inondé de sueur, c’était l’eau qui, sous les rayons du soleil, produisait son effet. Une grande lassitude me prit, le coeur me manqua, et j’eus peine à gagner un arbre pour m’asseoir à son ombre. Jamais je ne m’étais senti si faible ; les oreilles me tintaient, je voyais les objets en rouge ; j’étais tout près d’un village pourtant, et j’entendais les cloches sonner la messe ; mais de quel secours pouvait m’être ce voisinage des hommes ? je n’avais pas un sou pour entrer chez le boulanger.

Il fallait marcher ; déjà des paysans qui passaient pour aller à la messe m’avaient regardé en se parlant entre eux ; et on allait m’arrêter comme vagabond, il faudrait dire où j’allais, d’où je venais ; on me reconduirait chez mon oncle. Cette idée me terrifia.

Aussitôt que le repos et la fraîcheur m’eurent rendu un peu de force, je me remis en route ; les cailloux étaient bien durs, mes jambes bien raides, le soleil étant dévorant.

Je compris que, si je voulais marcher comme je l’avais fait depuis le matin, je ne manquerais pas de tomber épuisé sans pouvoir me relever ; je résolus donc de ne jamais faire plus d’une demi-lieue sans me reposer, et, toutes les fois que le coeur me tournerait, de m’asseoir sans persister davantage.

Tout en piétinant, il y avait trois vers que j’avais appris naguère chez M. de Bihorel qui me revenaient à la mémoire si obstinément qu’ils étaient une fatigue et un agacement :

 

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,

Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

 

Il me semblait que je ne pouvais pas être, aux yeux de Dieu, moins que les oiseaux qui voltigeaient de branche en branche avec de petits cris joyeux.

Depuis longtemps je répétais machinalement ces vers qui m’étaient une musique, une sorte de marche plutôt qu’une espérance, lorsque j’entrai dans un bois, le premier que j’eusse encore trouvé. Tout à coup mes yeux furent attirés, sur le talus couronné de genêts jaunes, par de petits points rouges qui brillaient dans l’herbe : des fraises, c’étaient des fraises ! Je ne sentis plus ma fatigue ; et d’un bond je franchis le fossé ; le revers était chargé de fruits comme l’eût été une planche de jardin ; sous bois et dans les clairières il y en avait par milliers qui formaient un tapis rouge. J’en ai mangé depuis de plus belles et de plus grosses, jamais de meilleures : c’était de la force, de la gaieté, de l’espérance. Décidément on pouvait aller au bout du monde :

 

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?

 

Les fraises des bois ne se cueillent pas vite ; il faut aller de ci de là et se baisser à chaque fruit. Ma faim un peu calmée, sinon assouvie, je voulus faire ma provision pour la route. Je me disais que, si j’en avais assez, je pourrais peut-être les échanger contre un morceau de pain.

Un morceau de pain, c’était mon rêve ! Mais l’heure me pressait ; il était plus de midi, j’avais encore cinq ou six lieues avant d’arriver au Port-Dieu ; et je sentais, à mes jambes, que ce seraient les plus longues et les plus lentes. Je ne pus donc pas emplir mon mouchoir garni de feuilles de frêne, autant que je l’aurais voulu, et je revins sur le grand chemin, plus dispos et plus courageux que lorsque je l’avais quitté.

La lassitude ne tarda pas à me prendre, et au lieu de faire une demi-lieue d’une seule traite, je me reposai à tous les kilomètres, m’asseyant sur la borne même. Il faut croire que cette lassitude était visible, car, pendant que j’étais ainsi assis dans une côte, je fus rejoint par un mareyeur qui marchait à pied devant ses chevaux. Il s’arrêta devant moi en me regardant.

– Voilà un jeune homme qui est fatigué, pas vrai ? dit-il.

– Un peu, monsieur.

– Ça se voit. Vous allez loin comme ça ?

– Encore cinq lieues.

– Si c’est du côté du Port-Dieu, j’y vas ; et je peux vous y porter.

Le moment était décisif ; je ramassai ce que j’avais de force et de courage.

– Je n’ai pas d’argent, dis-je, mais si vous voulez des fraises pour le paiement, en voilà que je viens de cueillir.

Et j’ouvris mon mouchoir.

– Tiens, elles sentent bon. Alors, mon petit, tu n’as pas le sou, dit-il en changeant de ton et en cessant de me traiter en monsieur, eh bien ! monte tout de même ; tu as l’air trop fatigué ; tu vendras tes fraises à l’auberge du Beau-Moulin, et tu me paieras la goutte avec l’argent de ton marché.

Mes pauvres fraises, on m’en donna six sous à l’auberge du Beau-Moulin, et encore parce que mon ami le mareyeur déclara en criant très fort que c’était un vol de me les payer moins.

– Maintenant, dit-il, quand le marché fut conclu, deux gouttes.

Je n’étais pas dans des conditions à faire le timide.

– J’aimerais mieux un morceau de pain, dis-je, si vous voulez.

– Allons donc, bois toujours ; si tu as faim, tu prendras ta part en pain dans la tournée que je paie.

Ma part, en pain ! je ne le me fis pas dire deux fois, je vous prie de le croire.

Au lieu d’arriver au Port-Dieu le soir comme je l’avais cru, j’y arrivai avant quatre heures, c’est-à-dire au moment où, ma mère étant aux vêpres, je pouvais entrer à la maison sans que personne me vît, et prendre tout mon temps pour m’installer dans le rouf où ma mère n’entrait presque jamais. Je le retrouvai tel que je l’avais laissé, tel qu’il était depuis la mort de mon père : plein de ses filets et de ses appareils de pêche. Desséchés comme de vieilles toiles d’araignée, ils gardaient encore l’odeur du tan et du goudron. Je commençai par les baiser, ces filets, puis j’en pris une brassée, et m’en fis un lit pour la nuit. Cet arrangement terminé, après avoir disposé la lucarne qui ouvrait sur la cuisine de façon à voir sans être vu, j’attendis.

J’avais compté sans la fatigue ; à peine assis, je m’endormis, et ce fut un bruit de voix qui me réveilla, longtemps après sans doute, puisqu’il faisait nuit. Baissée devant la cheminée, ma mère soufflait sur trois tisons en faisceau. Auprès d’elle une de mes tantes se tenait épaulée contre la muraille.

– Alors, disait celle-ci, tu iras dimanche ?

– Oui, je m’ennuie trop, et puis je veux voir de mes yeux comment il est ; il ne se plaint pas dans ses lettres, mais il me semble qu’il est chagrin.

– Tu diras ce que tu voudras, à ta place je ne l’aurais pas donné au frère Simon.

– Fallait-il donc le laisser à la mer ?

– Eh bien ! après ?

– Après ! où est ton fils aîné ? où sont nos frères Fortuné, Maxime ? où est mon pauvre cher homme ? où est le mari de Françoise ? Regarde donc autour de nous ceux qui manquent. Oh ! la mer !

– J’en aurais encore moins peur que de Simon ; ce n’est pas un homme, c’est un tas d’argent.

– C’est bien là ce qui m’empêche de dormir, pas tant pour ce que le pauvre petit peut endurer en ce moment que pour ce qu’il peut devenir près d’un homme pareil ; les frères Leheu parlaient de lui l’autre jour ; il paraît qu’il est riche de plus de trois cent mille francs ; ce n’est pas honnêtement qu’on peut gagner une si grosse fortune dans son état. Ah ! s’il n’avait pas pris Romain pour cinq ans !

– Faut-il donc que tu le lui laisses quand même ?

– Si je le lui retire, il se fâchera ; il voudra me faire payer une indemnité ; où la prendre ? Tu ne le connais pas. Enfin, je verrai le petit.

– Eh bien ! samedi soir je t’apporterai un pot de beurre ; tu lui donneras ça de ma part ; il ne doit pas être trop bien nourri.

Ma tante partie, ma mère prépara son souper. Comme le parfum des pommes de terre rissolant dans la poêle me rappela les anciens jours, le temps où je revenais de l’école, affamé !

Elle se mit à table, et je la vis de face, éclairée en plein par la chandelle. Son repas ne fut pas long, et encore entrecoupé de moments de repos, pendant lesquels elle restait les yeux perdus dans le vague, comme si elle attendait que quelqu’un arrivât, d’autres fois les fixant avec un soupir sur la place qu’autrefois j’occupais vis-à-vis d’elle. Pauvre chère maman ! je la vois encore, avec son bon visage si triste, mais si doux. C’était à moi qu’elle pensait, c’était après moi qu’elle soupirait, et j’étais là à trois pas d’elle, retenu, enchaîné par ma maudite résolution.

Avec son ordre et sa propreté ordinaires, elle remit tout en place, lava son assiette, essuya la table, puis, s’agenouillant devant l’image de saint Romain accrochée à la muraille, elle commença sa prière.

Combien de fois, tous deux à la même place, à la même heure, nous l’avions faite ensemble, cette prière, demandant à Dieu d’étendre sa main sur mon père !

En entendant ces paroles ferventes que nous avions si souvent répétées, je m’agenouillai sur les filets et doucement je les répétai tout bas.