Je décidai donc que je sauterais du premier étage dans la cour et que je passerais par le trou de Pataud ; une fois dans le jardin de M. Buhour, je gagnerais facilement les champs.

C’était dans mon lit que je discutais et réglais mon plan, attendant pour l’exécuter que mon oncle fût couché et endormi.

Bientôt je l’entendis entrer dans sa chambre, puis presque aussitôt en sortir, et il me sembla qu’il montait l’escalier du second étage avec la précaution de ne pas faire du bruit. Se doutait-il de mon projet et voulait-il m’observer ? Il poussa doucement ma porte. Le nez tourné du côté du mur, je ne le vis pas entrer, mais je vis sur ce mur l’ombre tremblotante de sa main qu’il tenait devant sa chandelle pour briser sa lumière. Il s’avança à petits pas vers mon lit.

Je feignis de dormir profondément. Je sentis qu’il se penchait sur moi, qu’il approchait la lumière de ma tête, et que du bout des doigts il écartait les cheveux qui cachaient ma blessure.

– Allons, dit-il à demi-voix, ce ne sera rien.

Et il s’éloigna comme il était venu.

Une pareille démarche, et cette marque d’intérêt, la veille, eussent peut-être changé mes idées ; mais il était trop tard : j’avais en imagination senti l’odeur de la mer et du goudron, j’avais entrouvert les portes mystérieuses de l’inconnu.

Une heure après le départ de mon oncle, quand je pensai qu’il était bien endormi, je me levai et commençai mes préparatifs ; c’est-à-dire que je nouai dans un mouchoir deux chemises et des bas. J’hésitai un moment si j’endosserais mes vêtements de première communion, qui, me semblait-il, devaient me faire honneur ; heureusement, une lueur de bon sens l’emportant, je me décidai pour une bonne veste et un pantalon en gros drap de matelot ; puis, mes souliers à la main pour ne pas faire de bruit, je sortis de ma chambre.

À peine la porte était-elle refermée qu’une idée saugrenue me passa par l’esprit. Je rentrai. Sans qu’il y eût clair de lune, la nuit n’était pas sombre, et mes yeux habitués à l’obscurité distinguaient les objets. Je mis tant bien que mal une chaise en équilibre sur mon lit, et, en grimpant dessus, je pus atteindre jusqu’au crocodile suspendu au plafond ; avec mon couteau je coupai la corde qui le retenait, je le descendis dans mes bras, le couchai tout de son long dans mon lit et lui rabattis le drap par-dessus la tête.

En me représentant la figure que ferait mon oncle, le lundi matin, quand il trouverait le crocodile à ma place, je me mis à rire comme un fou, et je recommençai de plus belle quand l’idée me vint qu’il penserait peut-être que j’avais été mangé.

Cette plaisanterie fut toute ma vengeance.

Il est étonnant comme quatre murailles et un toit au-dessus de la tête donnent de l’assurance ; quand je me trouvai dans le jardin de M. Buhour après avoir heureusement dégringolé par la fenêtre en m’accrochant au mur, je n’avais plus du tout envie de rire. Je regardai avec inquiétude autour de moi : les arbustes dans la nuit avaient des formes étranges ; entre les massifs il y avait de grands trous noirs dont j’aurais bien voulu détourner les yeux ; une légère brise passa dans les branches, et les feuilles bruirent avec des gémissements ; sans savoir ce que je faisais, je me jetai dans la niche de Pataud. Pauvre Pataud ! s’il avait été là, je ne serais peut-être pas parti.

J’avais toujours cru que j’étais brave ; en reconnaissant que les jambes me manquaient et que mes dents claquaient, j’eus un mouvement de honte. Mais je me roidis contre cette émotion ; si j’avais déjà peur, il fallait rentrer chez mon oncle. Je sortis de la niche et je marchai droit à un arbre qui, avec ses grands bras étendus, avait semblé me dire : Tu n’iras pas plus loin ; il ne bougea pas ; seulement des oiseaux qui dormaient dans son feuillage s’envolèrent en criant. Je faisais peur aux autres, cela me donna du courage.

Je lançai mon paquet par-dessus le mur qui séparait le jardin de la campagne, et, en m’aidant de l’espalier, je montai sur le chaperon. Aussi loin que mes yeux pouvaient voir, je regardai dans la plaine ; elle était déserte, on n’entendait aucun bruit ; je me laissai glisser.

Je courus plus d’une heure sans m’arrêter, car je sentais bien que, si je me donnais le temps de regarder autour de moi, je mourrais de peur. À la fin, la respiration me manqua ; j’étais alors au milieu des prairies traversées par la digue qui verse l’eau des marais à la mer ; c’était la saison des foins, et à travers une vapeur blanche je voyais les mulons qui bordaient le chemin. Sans ralentir ma course, j’abandonnai la grande route, et, descendant dans la prairie, je me blottis sous le foin. J’avais la certitude d’être à plus de deux lieues de la ville, je me croyais au bout du monde : je pouvais respirer.

Brisé d’émotions, étourdi par ma blessure, affaibli par la faim, la fatigue me coucha sur le foin, qui avait gardé la chaleur du soleil, et je m’endormis, bercé par le coassement de milliers de grenouilles, qui, dans les fossés des marais, faisaient un assourdissant tapage.

Le froid me réveilla, le froid humide du matin que je ne connaissais pas encore, et qui vous pénètre jusqu’au coeur ; les étoiles pâlissaient ; de grandes raies blanches coupaient les profondeurs bleuâtres de la nuit, et, sur la prairie, se traînait un brouillard vaporeux qui tourbillonnait comme des colonnes de fumée. Mes vêtements étaient aussi mouillés que s’ils eussent reçu une ondée, et je frissonnais par tout le corps, car, si le foin m’avait transmis sa chaleur d’un côté, la rosée m’avait, de l’autre, imbibé de sa fraîcheur.

Mais, plus pénible que ce frisson, j’éprouvais un vague sentiment de malaise. Au soir, les tristesses mélancoliques du coeur ; au matin, les inquiétudes et les angoisses de la conscience, qui, pendant le sommeil du corps, s’éveille et parle. Le naufrage, l’île déserte, ne m’apparaissaient plus aussi agréables que la veille. Je ne reviendrais donc plus jamais au pays ! je ne reverrais donc plus jamais maman ! Mes yeux s’emplirent de larmes, et, malgré le froid, je restai immobile, assis sur le foin, la tête entre mes mains.

Quand je la relevai, mes projets étaient changés ; j’irais tout de suite au Port-Dieu, et je ne partirais pour le Havre qu’après avoir revu ma mère. En arrivant le soir, je pouvais me cacher dans le rouf, et repartir le matin sans qu’on se doutât que j’étais venu. Au moins, j’emporterais ce souvenir, et, si c’était une faute de l’abandonner ainsi, il me sembla qu’elle serait moins grave.

Je repris mon paquet. J’avais au moins douze lieues à faire, il ne fallait pas perdre de temps ; le jour allait bientôt venir, déjà au loin on entendait des cris d’oiseaux.

Cela me fit du bien de marcher ; je me sentis moins triste, moins alourdi : la teinte rose qui montait au ciel du côté de l’Orient montait aussi en moi, et, pour mes idées comme pour tout ce qui m’entourait, les exagérations monstrueuses de l’ombre se dissipaient sous la lumière.

Le brouillard qui flottait dans l’atmosphère se ramassa au-dessus du grand fossé de la digue, ne laissant émerger de ses flots cotonneux que quelques vieux têtards de saule qui les déchiraient. La lueur qui éclairait le levant jaunit, rougit, puis monta tout le long du ciel jusqu’au-dessus de ma tête ; une petite brise passa dans les arbres en secouant la rosée de la nuit ; les herbes, les fleurs se redressèrent ; une fumée transparente s’éleva légère et rapide ; il faisait jour. Avec M. de Bihorel, j’avais vu bien souvent le soleil se lever, je ne l’avais jamais regardé ; mais comme si, par mon émancipation, j’étais devenu un des maîtres de la terre, je daignai prendre du plaisir à ce spectacle.

Ce maître, cependant, ne tarda pas à trouver que, si la nature avait des attentions pour ses yeux, elle en avait peu pour son estomac : des fleurs partout, des fruits nulle part ; j’avais peut-être eu tort de compter sur le hasard pour me nourrir.

Après avoir marché plusieurs heures, cette inquiétude devint une certitude.