Ce n’était pas payer bien cher la vie d’un homme.
La journée de travail, au temps dont je parle, se réglait sur le soleil ; j’eus donc, le matin et le soir, avant comme après l’école, des heures où, en l’absence de ma mère, je fus maître de faire ce qui me plaisait.
Or, ce qui me plaisait, c’était de flâner sur la jetée ou sur la grève, selon que la mer était haute ou basse. Tout ce que ma pauvre maman essayait pour me retenir à la maison était inutile ; j’avais toujours des raisons pour m’échapper ou me justifier ; heureux encore quand je n’en avais pas pour faire l’école buissonnière, c’est-à-dire quand les navires ne rentraient pas de Terre-Neuve, quand il n’y avait pas de grande marée, quand il n’y avait pas gros temps.
Ce fut dans un de ces jours de grande marée et d’école buissonnière que je fis une rencontre qui eut une influence capitale sur mon caractère et décida de ma vie.
On était à la fin de septembre, et la marée du vendredi devait découvrir des rochers qu’on n’avait pas vus depuis longtemps. Le vendredi matin, au lieu d’aller à l’école, je me sauvai dans la falaise, où, en attendant que la mer descendît, je me mis à déjeuner : j’avais plus de deux heures à attendre.
La marée montait comme une inondation, et si les yeux se détournaient un moment d’un rocher, ils ne le retrouvaient plus, il avait été noyé dans cette nappe qui se soulevait avec une vitesse si calme, que c’était le rocher qui semblait avoir lui-même coulé à pic ; pas une vague, mais seulement une ligne d’écume entre la mer bleue et le sable jaune ; au large, au delà de l’horizon voûté des eaux, le regard se perdait dans des profondeurs grises ; on voyait plus loin qu’à l’ordinaire ; sur les côtes, le cap Vauchel et l’aiguille d’Aval, ce qui n’arrive que dans les grands changements de temps.
La mer resta étale bien longtemps pour mon impatience, puis enfin elle commença à se retirer avec la même vitesse qu’elle était venue. Je la suivis ; j’avais caché dans un trou mon panier et mes sabots et je marchai pieds nus sur la grève, où mes pas creusaient une souille qui s’emplissait d’eau.
Nos plages sont en général sablonneuses ; cependant on y rencontre, semés çà et là, des amas de rochers, que la mer, dans son travail d’érosion, n’a pas encore pu user et qui forment à marée basse des îlots noirâtres. Comme j’étais dans un de ces îlots à poursuivre des crabes sous les goémons, je m’entendis héler.
Ceux qui sont en faute ne sont pas très braves, j’eus un moment de frayeur ; mais en levant les yeux je vis que je n’avais rien à craindre, celui qui m’avait hélé n’allait point me renvoyer à l’école : c’était un vieux monsieur à barbe blanche que dans le pays nous avions baptisé Monsieur Dimanche, parce qu’il avait un domestique qu’il appelait Samedi. De vrai, il se nommait M. de Bihorel et il habitait une petite île à un quart d’heure du Port-Dieu ; autrefois cette île avait tenu à la terre, mais il avait fait couper la chaussée de granit qui formait l’isthme et l’avait ainsi transformée en une île véritable, que la mer, lorsqu’elle était haute, baignait de tous côtés. Il avait la réputation d’être le plus grand original qui existât à vingt lieues à la ronde ; et cette réputation il la devait à un immense parapluie qu’il portait toujours tendu au-dessus de sa tête, à la solitude absolue dans laquelle il vivait, surtout à un mélange de dureté et de bonté dans ses relations avec les gens du pays.
– Hé ! petit, criait-il, qu’est-ce que tu fais là ?
– Vous voyez bien, je cherche des crabes.
– Eh bien ! laisse tes crabes et viens avec moi, tu me porteras mon filet, tu ne t’en repentiras pas.
Je ne répondis pas ; mais ma figure parla pour moi.
– Ah ! ah ! tu ne veux pas ?
– C’est que...
– Tais-toi, je vais te dire pourquoi tu ne veux pas ; dis-moi seulement ton nom.
– Romain Kalbris.
– Tu es le fils de Kalbris, qui a péri pour sauver un brick l’année dernière ; ton père était un homme.
J’étais fier de mon père ; ces paroles me firent regarder M. de Bihorel moins sournoisement.
– Tu as neuf ans, continua-t-il en me posant la main sur la tête et en plongeant ses yeux dans les mains, c’est aujourd’hui vendredi, il est midi, tu fais l’école buissonnière.
Je baissai les yeux en rougissant.
– Tu fais l’école buissonnière, poursuivit-il, ceci n’est pas bien difficile à deviner ; maintenant je vais te dire pourquoi. Ne tremble pas, petit nigaud, je ne suis pas sorcier. Allons, regarde-moi. Tu veux profiter de la marée pour pêcher.
– Oui, monsieur, et pour voir la Tête de chien.
La Tête de chien est un rocher qui ne découvre que très rarement.
– Hé bien ! moi aussi, je vais à la Tête de chien ; prends mon filet et suis-moi.
Je le suivis sans souffler mot, j’étais abasourdi qu’il m’eût si facilement deviné. Quoique je le connusse bien, c’était la première fois que j’échangeais autant de paroles avec lui, et je ne savais pas que son plaisir était de chercher le mobile secret des actions de ceux avec lesquels il se trouvait ; une grande finesse et une longue expérience le faisaient souvent toucher juste, et, comme il ne craignait personne, il disait toujours son impression quelle qu’elle fût, gracieuse ou blessante.
Bien que j’en eusse peu envie, il me fallut parler, tout au moins répondre aux questions qu’il ne cessa de me poser. Il n’y avait pas un quart d’heure que je marchais derrière lui qu’il savait tout ce que je pouvais lui apprendre sur moi-même, sur mon père, sur ma mère, sur ma famille. Ce que je lui racontai de mon oncle l’Indien parut l’intéresser.
– Curieux, disait-il, esprit d’aventure, sang normand mêlé au sang phénicien ; d’où peut venir Calbris ou Kalbris.
Cet interrogatoire ne l’empêchait pas d’examiner la grève sur laquelle nous avancions, et de ramasser de temps en temps des coquillages et des herbes qu’il me fallait mettre dans le filet.
– Comment appelles-tu ça ? me disait-il à chaque chose.
Presque toujours je restais muet, car, si je connaissais bien de vue ces herbes ou ces coquillages, je ne savais pas leur nom.
– Tu es bien un fils de ton pays, dit-il impatienté ; pour vous autres, la mer n’est bonne qu’à piller et à ravager, c’est l’éternelle ennemie contre laquelle il faut se défendre ; vous ne verrez donc jamais qu’elle est une mère aussi nourricière que la terre, et que les forêts qui couvrent ses plaines et ses montagnes sont peuplées de plus d’animaux que nos forêts terrestres ! Cet horizon infini, ces nuages, ces flots ne vous parleront donc jamais que d’ouragans et de naufrages !
Il s’exprimait avec une véhémence qui stupéfiait ma timidité d’enfant, et c’est l’impression de ses paroles que je vous donne plutôt que ses paroles elles-mêmes, car j’ai mal retenu ce que je ne comprenais guère ; mais l’impression m’est restée si vive que je le vois encore sous son parapluie, étendant son bras sur la haute mer et entraînant mes yeux avec les siens.
– Viens ici, continua-t-il en me montrant une crevasse de rocher d’où l’eau ne s’était pas retirée, que je te fasse comprendre un peu ce que c’est que la mer. Qu’est-ce que ça ?
Il m’indiqua du doigt une sorte de petite tige fauve collée par la base à une pierre, et terminée à l’extrémité par une espèce de corolle jaune dont les bords découpés en lanières étaient d’un blanc de neige.
– Est-ce une herbe, est-ce une bête ? Tu n’en sais rien, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est une bête ; si nous avions le temps de rester là, tu la verrais peut-être se détacher, et tu sais bien que les fleurs ne marchent pas. Regarde de tout près, tu vas voir ce qui ressemble à la fleur s’allonger, se raccourcir, se balancer. C’est ce que les savants nomment une anémone de mer. Mais pour que tu sois bien convaincu que c’est un animal, tâche de m’attraper une crevette. Tu sais que les fleurs ne mangent point, n’est-ce pas ?
Disant cela, il prit la crevette et la jeta dans la corolle de l’anémone ; la corolle se referma et la crevette disparut engloutie.
Dans un trou plein d’eau, je pris une petite raie : elle avait enfoui ses ailerons dans le sable pour se cacher, mais ses taches brunes et blanches me la firent apercevoir ; je la portai à M. de Bihorel.
– Tu as trouvé cette raie, me dit-il, parce qu’elle a des marbrures, et ce qui te l’a fait découvrir la dénonce aussi aux poissons voraces ; or, comme au fond des mers règne une guerre générale dans laquelle on se tue les uns les autres, ainsi que cela arrive trop souvent sur la terre, simplement pour le plaisir et la gloire, ces pauvres raies, qui nagent mal, ne tarderaient pas à être exterminées si la nature n’y avait pourvu ; regarde la queue de ta raie, elle est hérissée d’épines et de dards, si bien que, quand elle se sauve, elle ne peut être attaquée par là, et que les ennemis que ses taches attirent doivent s’arrêter devant sa cuirasse. Il y a là une loi d’équilibre universel que tu peux remarquer aujourd’hui et que tu comprendras plus tard.
J’étais émerveillé ; vous pouvez comprendre quel effet produisait cette leçon démonstrative sur un enfant naturellement curieux et questionneur, qui n’avait jamais trouvé personne pour lui répondre. La crainte, qui tout d’abord m’avait clos la bouche, s’était promptement dissipée.
Suivant toujours la marée qui se retirait, nous arrivâmes à la Tête de chien. Combien y restâmes-nous, je n’en sais rien. Je n’avais plus conscience du temps. Je courais de rocher en rocher, et je rapportais à M. de Bihorel les coquilles ou les plantes que je voyais pour la première fois. J’emplissais mes poches d’un tas de choses qui me semblaient très curieuses au moment où je les trouvais et que bientôt je jetais pour les remplacer par d’autres qui avaient l’incontestable supériorité d’être nouvelles.
Tout à coup, en levant les yeux, je ne vis plus la côte ; elle avait disparu dans un léger brouillard ; le ciel était uniformément d’un gris pâle ; la mer était si calme que c’était à peine si nous l’entendions derrière nous.
J’aurais été seul que je serais rentré, car je savais combien il est difficile, par un temps de brouillard, de retrouver son chemin au milieu des grèves ; mais M. de Bihorel ne disant rien, je n’osai rien dire non plus.
Cependant le brouillard, qui enveloppait toute la côte, s’avança vers nous comme un nuage de fumée montant de la terre droit au ciel.
– Ah ! ah ! voici le brouillard, dit M. de Bihorel ; si nous ne voulons pas faire une partie de colin-maillard un peu trop sérieuse, il faut nous en retourner : prends le filet.
Mais presque aussitôt le nuage nous atteignit, nous dépassa, et nous ne vîmes plus rien, ni la côte, ni la mer qui était à cinquante pas derrière nous ; nous étions plongés dans une obscurité grise.
– La mer est là, dit M.
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