de Bihorel sans s’inquiéter, nous n’avons qu’à aller droit devant nous.

Aller droit devant nous sur le sable, sans rien pour nous guider, ni ornière, ni trace quelconque, ni pente même pour indiquer si nous descendions ou nous montions, c’était jouer sérieusement le jeu du tapis vert de Versailles, dans lequel il s’agit d’aller les yeux bandés du parterre de Latone au bassin d’Apollon sans dévier et sans marcher sur le sable ; avec cette circonstance aggravante pour nous que nous avions au moins une demi-lieue à faire avant de trouver les falaises.

Il n’y avait pas dix minutes que nous marchions, quand nous fûmes arrêtés par un amas de rochers.

– C’est les Pierres vertes, dis-je.

– C’est le Pouldu, dit M. de Bihorel.

– C’est les Pierres vertes, monsieur.

Il me donna une petite tape sur la joue :

– Ah ! ah ! il paraît que nous avons une bonne petite caboche, dit-il.

Si c’étaient les Pierres vertes, nous devions les longer en allant à droite et nous rapprocher ainsi du Port-Dieu ; si, au contraire, c’était le Pouldu, nous devions prendre à gauche, sous peine de tourner le dos au village.

En plein jour, rien n’est plus facile que de distinguer ces deux rochers ; même la nuit, à la clarté de la lune, je les aurais facilement reconnus ; mais, dans le brouillard, nous voyions les pierres couvertes de varech et voilà tout.

– Écoutons, dit M. de Bihorel, le bruit de la côte nous guidera.

Nous n’entendîmes rien, ni le bruit de la côte, ni le bruit de la mer. Il ne faisait pas un souffle de vent. Nous étions comme plongés dans une ouate blanche qui nous bouchait les oreilles aussi bien que les yeux.

– C’est le Pouldu, dit M. de Bihorel.

Je n’osai le contredire davantage et le suivis en tournant comme lui à gauche.

– Viens près de moi, mon enfant, me dit-il d’une voix douce, donne-moi la main, que nous ne nous séparions point ; une, deux, marchons au pas.

Nous marchâmes encore environ dix minutes, puis je sentis sa main qui serrait la mienne. On entendait un faible clapotement. Nous nous étions trompés, c’étaient les Pierres vertes ; nous nous dirigions droit vers la mer et nous n’en étions plus qu’à quelques pas.

– Tu avais raison, dit-il, il fallait prendre à droite ; retournons.

Retourner où ? Comment nous diriger ? Nous savions où était la mer parce que nous entendions le flot se briser doucement, mais en nous éloignant nous n’entendions plus rien, et nous ne savions plus si nous tournions le dos à la côte ou si nous donnions sur elle.

L’obscurité devenait de plus en plus opaque, car à l’épaisseur du brouillard s’ajoutait l’approche de la nuit. Nous ne voyions plus depuis quelques instants déjà le bout de nos pieds, et ce fut à peine si M. de Bihorel put distinguer l’heure à sa montre. Il était six heures ; la marée allait commencer à remonter.

– Il faut nous hâter, dit-il ; si le flot nous prend, il ira plus vite que nous ; il a des bottes de sept lieues.

Il sentit au tremblement de ma main que j’avais peur.

– N’aie pas peur, mon enfant, le vent va s’élever de terre et pousser le brouillard au large ; d’ailleurs, nous verrons le phare, qui va bientôt s’allumer.

Il n’y avait pas là de quoi me rassurer ; le phare, je savais bien que nous n’apercevrions pas sa lumière. Depuis quelques minutes je pensais à trois femmes qui, l’année précédente, avaient comme nous été surprises sur cette grève par le brouillard et qui avaient été noyées ; on avait retrouvé leurs cadavres seulement huit jours après ; je les avais vu rapporter au Port-Dieu, et je les avais maintenant là devant les yeux, épouvantables dans leurs pauvres guenilles verdâtres.

Quoique je voulusse me retenir, je me mis à pleurer. Sans se fâcher, M. de Bihorel tâcha de me calmer par de bonnes paroles.

– Crions, me dit-il ; s’il y a un douanier sur la falaise, il nous entendra et nous répondra ; il faut bien que ces mâtins-là servent à quelque chose.

Nous criâmes, lui d’une voix forte, moi d’une voix entrecoupée de sanglots. Rien ne nous répondit, pas même l’écho ; et ce silence morne me pénétra d’un effroi plus grand encore ; il me sembla que j’étais mort au fond de l’eau.

– Marchons, dit-il ; peux-tu marcher ?

Il me tira par la main, et nous avançâmes à l’aventure. Aux paroles qu’il m’adressait de temps en temps pour m’encourager, je sentais bien qu’il était inquiet aussi, et sans confiance dans ses propres paroles.

Après plus d’une longue demi-heure de marche, le désespoir me gagna tout à fait, et, lui lâchant la main, je me laissai tomber sur le sable.

– Abandonnez-moi là, monsieur, pour mourir, lui dis-je en pleurant.

– Allons, bon ! fit-il, autre marée maintenant ; veux-tu bien rentrer tes larmes ; est-ce qu’on meurt quand on a une maman ? Allons, lève-toi, viens.

Mais tout, même cela, était inutile ; je restais sans pouvoir bouger.

Tout à coup je poussai un cri.

– Monsieur !

– Eh bien, mon enfant ?

– Là, là, baissez-vous.

– Veux-tu que je te porte, pauvre petit ?

– Non, monsieur, tâtez.

Et lui prenant la main, je la posai à plat à côté de la mienne.

– Eh bien ?

– Sentez-vous ? voilà l’eau.

Nos plages sont formées d’un sable très fin, profond et spongieux ; à marée basse, ce sable, qui s’est imbibé comme une éponge, s’égoutte, et l’eau se réunissant forme de petits filets presque invisibles, qui suivent la pente du terrain jusqu’à la mer. C’était un de ces petits filets que ma main avait barré.

– La côte est là, et j’étendis le bras dans la direction d’où venait l’eau.

En même temps je me relevai ; l’espérance m’avait rendu mes jambes ; M. de Bihorel n’eut pas besoin de me traîner.

J’allais en avant ; de minute en minute, je me baissais pour coller ma main sur la plage, et, par la direction de l’eau, remonter le courant.

– Tu es un brave garçon, dit M. de Bihorel ; sans toi, nous étions, je crois, bien perdus.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait laissé échapper ses craintes, lorsqu’il me sembla que je ne trouvais plus d’eau. Nous fîmes encore quelques pas ; ma main se posa sur le sable sec.

– Il n’y a plus d’eau.

Il se baissa et tâta aussi à deux mains ; nous ne sentîmes que le sable humide qui s’attacha à nos doigts.

En même temps il me sembla entendre comme un léger clapotement. M. de Bihorel l’entendit aussi.

– Tu te seras trompé, dit-il, nous marchons vers la mer.

– Non, monsieur, je vous assure ; et puis, si nous approchions de la mer, le sable serait plus mouillé.

Il ne dit rien et se releva. Nous restâmes ainsi indécis, perdus une fois encore. Il tira sa montre ; il faisait bien trop sombre pour voir les aiguilles, mais il la fit sonner : elle sonna six heures et trois quarts.

– La marée monte depuis plus d’une heure.

– Alors, monsieur, vous voyez bien que nous nous sommes rapprochés de la côte.

Comme pour donner une confirmation à mon raisonnement, nous entendîmes derrière nous un ronflement sourd ; il n’y avait pas à s’y tromper, c’était la marée montante qui arrivait.

– C’était une nau que nous avons devant nous, dit-il.

– Je le crois bien, monsieur.

Ces plages, précisément, parce qu’elles sont formées d’un sable mouvant, ne restent pas parfaitement planes. Il s’y forme ça et là de petits monticules séparés les uns des autres par de petites vallées ; tout cela à peu près plat pour l’oeil, tant les différences de niveau sont légères, mais parfaitement sensible pour l’eau, si bien qu’à la marée montante ce sont les vallées qui se remplissent les premières et les monticules restent à sec, formant des îles, battues d’un côté par le flot montant, entourées de tous les autres par l’eau qui court dans les vallées comme dans le lit d’une rivière. Nous étions en face d’une de ces rivières. Était-elle profonde ? Toute la question était là.

– Il faut passer la nau, dit M. de Bihorel ; tiens-moi bien.

Et comme j’hésitais :

– As-tu pas peur de te mouiller, dit-il, les pieds ou la tête ? choisis ; moi, j’aime mieux les pieds.

– Non, monsieur, nous allons nous perdre dans l’eau.

– Veux-tu donc rester là pour être pris par la mer ?

– Non, mais passez le premier, je resterai là à crier, vous irez contre ma voix ; quand vous serez de l’autre côté, vous crierez à votre tour et j’irai sur vous.

– Passe le premier.

– Non, je nage mieux que vous.

– Tu es un brave petit, viens, que je t’embrasse.

Et il m’embrassa comme si j’avais été son fils ; ça me remua le coeur.

Il n’y avait pas de temps à perdre, la mer arrivait rapidement ; de seconde en seconde on entendait son soufflement plus fort. Il entra dans l’eau et je commençai à crier.

– Ne crie pas, dit M. de Bihorel, que je ne voyais plus, chante plutôt si tu peux.

– Oui, monsieur, et je me mis à chanter :

 

Il est né en Normandie ;

Il y fut nommé Rageau.

Sa beauté, dès son berceau

À chacun faisait envie.

Tra la, la, tra la, la.

 

Je m’interrompis.

– Avez-vous pied, monsieur ?

– Oui, mon enfant, il me semble que je commence à remonter ; chante.

 

Ses lèvres étaient vermeilles

Comme du sang de navet ;

Sa bouche ne s’arrêtait

Qu’en rencontrant ses oreilles.

Tra la, la, tra la, la.

 

J’allais chanter le troisième couplet de cette ronde.

– À ton tour, me cria M.