de Bihorel avait étudié les cris des oiseaux, et dans ces cris il avait cru, à tort ou à raison, trouver un langage dont il avait composé le lexique ; il voulait me l’apprendre : je n’y comprenais absolument rien. De là étaient nées des occasions continuelles, pour lui de colère, pour moi de pleurs.

C’était cependant chose curieuse que ce langage, et je regrette bien aujourd’hui de n’en avoir retenu que quelques mots. Tout ce qu’un oiseau peut exprimer, M. de Bihorel affirmait qu’il était arrivé à le traduire, selon lui, couramment : « J’ai faim... manger là-bas... sauvons-nous vite... faisons un nid... kia ouah tsioui, voilà la tempête. » Mais alors j’étais encore trop enfant et trop paysan pour admettre, même à l’état d’hypothèse, que les bêtes puissent parler. Nous sentons la musique, qui n’est pas notre langue, et nous ne voulons pas que les oiseaux la comprennent, eux qui nous en ont donné les premiers modèles ! Nos chiens, nos chevaux, nos animaux domestiques entendent notre langage ; était-il donc tout à fait impossible que M. de Bihorel entendît celui des oiseaux ?

Ma mère, troublée par cette réponse de M. de Bihorel, ne persista pas dans sa demande, et je dus continuer à étudier le dictionnaire des Guillemot et des Pierre Garin.

– Tu verras plus tard, me dit M. de Bihorel, l’utilité de ce qui te paraît aujourd’hui ridicule. Ta mère a peur que tu sois marin, je ne le souhaite pas non plus ; car aujourd’hui, si on entre avec enthousiasme dans la marine à quinze ans, on en sort souvent à quarante, avec dégoût. Mais tu as la passion des voyages, c’est chez toi une vocation de famille, et il faut s’arranger pour donner satisfaction à ta vocation et aux désirs de ta mère. Je voudrais donc que tu fusses un homme comme André Michaux dont tu lisais l’autre jour la vie, comme Siehold, un médecin hollandais qui nous a fait connaître le Japon ; comme l’Anglais Robert Fortune ; je voudrais te préparer à voyager dans des pays peu connus, au profit de ta patrie que tu enrichirais de plantes nouvelles et d’animaux utiles, au profit de la science dont tu serais un soldat. Voilà qui vaut mieux que d’être marin pour transporter toute ta vie, comme un entrepreneur de roulage maritime, du café de Rio-Janeiro au Havre, et des articles Paris du Havre à Rio-Janeiro ; et si cela se réalise, tu verras que ce que je veux t’apprendre aujourd’hui te rendra de réels services.

C’était là un beau rêve. Par malheur, ce ne fut qu’un rêve. Cette direction prévoyante et élevée eût-elle fait de moi l’homme que M. de Bihorel voulait ? Je ne sais ; car elle cessa de s’exercer sur moi précisément au moment où elle m’était le plus nécessaire et où je commençais à profiter des leçons de cet excellent homme. Voici comment arriva cette brusque catastrophe :

Habituellement j’accompagnais M. de Bihorel dans toutes ses courses ; quelquefois cependant il s’embarquait seul dans la chaloupe pour aller étudier tout à son aise les cris des oiseaux à l’île des Grunes, qui est à trois lieues au large du Port-Dieu.

Un jour qu’il était ainsi parti avant que je fusse levé, nous fûmes très surpris de ne pas le voir revenir à l’heure du dîner.

– Il aura manqué la marée, dit Samedi, ce sera pour celle de ce soir.

Le temps était calme, la mer tranquille ; il n’y avait en apparence aucun danger. Cependant Samedi paraissait assez inquiet.

Le soir, M. de Bihorel n’arriva pas, et Samedi, au lieu de se coucher, alluma un grand feu de fagots sur le point le plus élevé de l’île. Je voulus rester auprès de lui, il m’envoya à mon lit assez durement. Vers le matin avant le jour, je me levai et l’allai rejoindre. Il marchait en long et en large devant le feu qui jetait de grandes flammes rouges, et de temps en temps il s’arrêtait pour écouter : on n’entendait que le murmure de la mer ; quelquefois il se faisait une sourde rumeur, un bruit d’ailes, et des oiseaux, que la lumière avait été troubler dans leurs cavernes, s’abattaient affolés sur notre feu.

Une lueur blanche entrouvrit le ciel du côté de l’Orient.

– Bien sûr il lui sera arrivé quelque chose, dit Samedi ; il faut emprunter le bateau à Gosseaume et aller à l’île des Grunes.

L’île des Grunes est un amas de rochers granitiques qui n’est habité que par les oiseaux de mer ; nous l’eûmes bientôt explorée, nulle part nous ne trouvâmes traces de M. de Bihorel ni de la chaloupe.

Au Port-Dieu tout le monde fut bientôt en émoi, car malgré son originalité on aimait le vieux M. Dimanche. Cette disparition était inexplicable.

– Il aura chaviré, disaient les uns.

– On retrouverait la chaloupe.

– Et les courants ?

Samedi ne disait rien, mais de toute la journée il ne quittait pas la grève ; quand la marée baissait, il suivait le flot, et les uns après les autres il visitait tous les rochers ; il y avait des soirs où nous nous trouvions ainsi éloignés de cinq à six lieues du Port-Dieu. Il ne parlait pas, jamais il ne prononçait le nom de M.