En attendant que tu sois témoin de ces luttes, je vais te donner à lire, dans le livre d’un savant qui se nomme Huber, le récit d’un de ces combats qui eut lieu précisément au moment même où une autre grande bataille, bien plus terrible, se livrait à cinq cents lieues de là entre les hommes. Les hommes avaient-ils, ce jour-là, de meilleures raisons pour s’entre-tuer, je ne le sais pas, mais je sais que le massacre fut épouvantable. Moi-même, si je ne suis pas resté sur ce champ de mort, il s’en est fallu de bien peu. Nous marchions le long d’une rivière qu’on nomme l’Elbe, et de l’autre côté, sur la rive droite, les Russes avaient en batterie une formidable artillerie dont nous entendions les détonations, mais dont nous ne voyions pas les ravages, parce que nous étions abrités par un coude de la rivière et par un mouvement de terrain. Tout en marchant je n’avais qu’une idée, c’est que ce jour, qui pouvait être le jour de ma mort, car il fallait passer sous le feu de cette artillerie, était aussi celui de la fête de ma femme. Je pensais combien j’aurais été heureux de la lui souhaiter. Tout à coup, j’aperçois à mes pieds, dans le fossé humide où je marchais, toute une traînée de myosotis en pleine fleur. Il ne faut pas croire que dans les batailles les choses se passent comme le représentent les tableaux, avec une parfaite régularité d’alignement. Nous étions déployés en tirailleurs, c’est-à-dire libres de nos mouvements. En dépit du sérieux de la position, les petites fleurs bleues m’attiraient. Je me baissai pour cueillir quelques brins de myosotis, et au même moment je sentis au-dessus de moi un vent terrible qui me passait à quelques pouces de la tête, puis j’entendis une détonation épouvantable et je reçus sur le dos une bourrée de branches de saule. Nous étions arrivés en face de la batterie, et c’était elle qui venait de faucher autour de moi tous mes camarades. Si j’étais resté debout, sans mon petit bouquet par conséquent, j’étais mort comme eux. Avoue que j’avais bien fait de penser à ma femme. Quand je parvins à sortir de dessous les saules, le maréchal Ney avait fait taire les canons russes.

Tout pénétré encore de ce récit de la bataille de Friedland, le soir même, je lisais celui du combat des fourmis dans Huber. Huber était aveugle, il regardait par les yeux du plus dévoué et du plus intelligent des domestiques, et lui dictait ensuite le plus charmant livre qu’on ait écrit sur les abeilles et les fourmis. Si M. de Bihorel n’eût point ainsi amené cette lecture, et s’il me l’eût imposée comme un devoir au lieu de me la donner comme une récompense, quel effet eût-elle produit sur un enfant de mon âge, ignorant de tout comme je l’étais ? Grâce à la façon dont il me la présenta, elle entra si pleinement dans mon esprit préparé qu’aujourd’hui encore, malgré les années écoulées, j’en retrouve le souvenir plus sensible et plus net que pour le livre que je lisais hier.

Il n’aimait pas beaucoup les livres. Il y en eut un pourtant qu’il me mit tout de suite entre les mains, mais celui-là était à ses yeux ce qu’est la Bible pour les protestants, l’Imitation pour un catholique ; c’était sur ce livre qu’il avait modelé sa vie, c’était lui qui avait créé la Pierre-Gante et les merveilles de travail qu’on y voyait ; c’était lui qui avait donné l’idée du grand parapluie, lui qui avait baptisé Samedi que, par respect pour Robinson, il n’avait pas voulu nommer Vendredi, – c’était le Robinson Crusoé.

– Tu apprendras là-dedans, me dit-il en me le remettant, ce que peut chez un homme la force morale ; tu apprendras aussi que si l’homme peut à lui seul, par la volonté, recommencer toutes les inventions humaines, il ne doit pas trop s’enorgueillir de sa puissance, car au-dessus de lui il y a Dieu. Tu ne sens peut-être pas en ce moment ce que je te dis là, mais ça te reviendra plus tard, et il était nécessaire que cela te fût dit. Au reste, si tu n’es pas frappé par ce grand enseignement, tu feras comme tous les lecteurs, tu prendras dans le livre ce qui te plaira.

Je ne sais pas s’il est des enfants qui peuvent lire Robinson de sang-froid ; pour moi je fus transporté.

Il faut avouer pourtant que ce qui me toucha, ce ne fut pas le côté philosophique qui m’avait été indiqué, mais bien le côté romanesque, – les aventures sur mer, le naufrage, l’île déserte, les sauvages, l’effroi, l’inconnu. Mon oncle l’Indien eut un rival.

Je trouvai là comme une justification de mes désirs. Qui de nous ne s’est pas mis à la place du héros de de Foë, et ne s’est pas demandé :

– Pourquoi ne m’en arriverait-il pas autant ? Pourquoi n’en ferais-je pas autant ?

Ce ne sont pas seulement les enfants de six mois qui croient qu’il n’y a qu’à étendre la main pour prendre la lune.

Samedi, qui savait tant de choses, ne savait pas lire. En voyant mon enthousiasme, il eut envie de connaître ces aventures et me demanda de les lui lire.

– Il te les contera, dit M. de Bihorel, et ça vaudra mieux ; tu es assez primitif pour préférer le récit à la lecture.

Dix années de voyages avaient donné à Samedi une certaine expérience, et il n’acceptait pas toutes mes histoires sans y faire des objections. Mais j’avais une réponse qui ne permettait pas la discussion.

– C’est écrit.

– En es-tu sûr, mon petit Romain ?

Je prenais le livre et je lisais.

Samedi écoutait en se grattant le nez, puis, avec la résignation d’une foi aveugle :

– Puisque c’est écrit, disait-il, je veux bien ; mais c’est égal, j’y ai été, à la côte d’Afrique, et je n’ai jamais vu de lions venir à la nage attaquer les navires. Enfin !

Il avait surtout été dans les mers du Nord, et il avait gardé de ces voyages des souvenirs avec lesquels il payait mes récits.

Une année, surpris par les glaces, ils avaient été obligés d’hiverner : pendant six mois ils avaient vécu sous la neige, plus de la moitié de l’équipage était restée ensevelie sous cette neige ; les chiens eux-mêmes étaient morts, non de froid ou de privation de nourriture, mais de privation de lumière ; si on avait eu assez d’huile pour tenir toujours les lampes allumées, ils auraient vécu. C’était presque aussi beau que Robinson, quelquefois cependant c’était trop beau pour ma crédulité.

– Est-ce écrit ?

Samedi était bien alors obligé de convenir qu’il ne l’avait pas lu ; mais il l’avait vu.

– Qu’est-ce que cela fait, puisque ce n’est pas écrit ?

De pareils entretiens n’étaient pas de nature, il faut en convenir, à me donner l’idée de vivre tranquillement à terre ; aussi ma mère, tourmentée de voir mes dispositions naturelles si malheureusement encouragées, voulut-elle faire une tentative auprès de M. de Bihorel.

– Ma chère dame, répondit-il, je vous rendrai l’enfant si vous trouvez que je le pousse dans une voie que vous ne voudriez pas lui voir suivre ; mais vous ne le changerez jamais tout à fait, il est de la race de ceux qui cherchent l’impossible ; je conviens avec vous que cela mène rarement à la fortune, mais cela mène quelquefois aux grandes choses.

Telle est l’ingratitude des enfants qu’à ce moment j’aurais presque volontiers quitté la Pierre-Gante. M.