Je ne voudrais pas, pour tous les trésors de cette ville, lui faire ici, dans ma maison, la moindre insulte. Sois donc patient, ne fais pas attention à lui: c'est ma volonté; et si tu la respectes, tu prendras un visage gracieux et quitteras cet air de mauvaise humeur qui sied mal dans une fête.

TYBALT.—Il sied très-bien quand un pareil traître devient votre convive: je ne le souffrirai pas.

CAPULET.—Vous le souffrirez vraiment, mon petit ami! Je vous dis que vous le souffrirez. Allons donc; est-ce moi qui suis le maître ici, ou bien vous? Allons donc, vous ne le souffrirez pas? Dieu me pardonne! vous allez mettre le trouble parmi mes hôtes, vous prendrez les airs d'un coq sur son panier28! vous ferez le maître!....

Note 28: (retour)

You will set cock-a-hoop: un coq sur un cerceau.

TYBALT.—Mais, mon oncle, c'est une honte....

CAPULET.—Allez, allez, vous êtes un jeune insolent.... Nous verrons vraiment.... Cette farce pourrait bien vous tourner mal. Je sais ce que je dis. Il faudra que vous veniez ici me contrarier! En vérité, vous prenez bien votre temps.—A merveille, mes enfants.—Vous n'êtes qu'un fat, allez; tenez-vous tranquille, ou....—Encore des lumières; encore des lumières. N'avez-vous pas de honte?—Je vous forcerai bien à être tranquille. Comment!—Allons, gai, mes enfants.

TYBALT.—Cette patience forcée, et la colère à laquelle je voudrais m'abandonner, font, en se heurtant, trembler tout mon corps des assauts qu'elles se livrent. Je m'en irai; mais cette intrusion qui semble douce maintenant, se changera en fiel amer.

(Il sort.)

ROMÉO, à Juliette.—Si d'une main trop indigne j'ai profané la sainteté de l'autel, voici la douce expiation de ma faute: mes lèvres, pèlerins rougissants, sont prêtes à adoucir par un tendre baiser la rude impression de ma main.

JULIETTE.—Bon pèlerin, vous faites injure à votre main, qui n'a montré en ceci qu'une dévotion pleine de convenance; car les saints ont des mains que peuvent toucher celles des pèlerins; et joindre les mains est le baiser du pieux voyageur en terre sainte.

ROMÉO.—Les saints n'ont-ils pas des lèvres? et les pieux voyageurs aussi?

JULIETTE.—Oui, pèlerin, des lèvres qu'ils doivent employer à prier.

ROMÉO.—Oh! s'il en est ainsi, chère sainte, permets aux lèvres de faire l'office des mains: elles te prient, exauce leur prière, de peur que ma foi ne se change en désespoir.

JULIETTE.—Les saints ne bougent pas, bien qu'ils exaucent la prière qui leur est faite.

ROMÉO.—Alors ne bougez pas, tandis que je vais recueillir le fruit de ma prière: ainsi vos lèvres auront purifié les miennes de leur péché.

(Il lui donne un baiser.)

JULIETTE.—Alors mes lèvres doivent avoir pris le péché dont elles ont déchargé les vôtres.

ROMÉO.—Pris le péché de mes lèvres! ô faute doucement punie! Rendez-moi mon péché.

JULIETTE.—Vous donnez des baisers avec méthode29.

Note 29: (retour)

By the book.

LA NOURRICE.—Madame, votre mère veut vous dire un mot.

ROMÉO.—Quelle est sa mère?

LA NOURRICE.—Vraiment, jeune homme; sa mère est la maîtresse de la maison, et c'est une bonne dame, sage et vertueuse. J'ai nourri sa fille avec qui vous causiez; et je dis que celui qui mettra la main dessus aura du comptant.

ROMÉO.—C'est une Capulet!—Oh! qu'il va m'en coûter cher! ma vie est engagée à mon ennemie.

BENVOLIO.—Allons, Roméo, partons, la fête est à son plus beau moment.

ROMÉO.—Oui, j'en ai peur, et mon tourment n'en est que plus grand.

CAPULET.—Arrêtez, cavaliers, ne songez pas encore à nous quitter: nous avons là une ridicule petite collation sans cérémonie.—Vous le voulez donc absolument? Allons, je vous remercie tous; je vous remercie, honnêtes cavaliers; bonne nuit.—Encore des torches par là!—Allons, allons donc chercher nos lits. Ah! par ma foi, mon cher (au second Capulet), il se fait tard. Je vais aller me reposer.

(Ils sortent.)

JULIETTE.—Approche, nourrice; dis-moi, quel est ce cavalier?

LA NOURRICE.—C'est le fils et l'héritier du vieux Tibério.

JULIETTE.—Quel est celui qui sort actuellement?

LA NOURRICE.—Je crois, ma foi, que c'est le jeune Pétruccio.

JULIETTE.—Et celui qui le suit, qui ne voulait pas danser?

LA NOURRICE.—Je ne le connais pas.

JULIETTE.—Va, demande son nom.—S'il est marié, il est probable que mon tombeau sera mon lit nuptial.

LA NOURRICE.—Son nom est Roméo: c'est un Montaigu, le fils unique de votre grand ennemi.

JULIETTE.—Mon unique amour lié de l'unique objet de ma haine!.... Je l'ai vu trop tôt sans le connaître! et je l'ai connu trop tard! O prodige de l'amour qui vient de naître en moi, que je sois forcée d'aimer un ennemi détesté!

LA NOURRICE.—Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est?

JULIETTE.—Un vers que je viens d'apprendre de quelqu'un avec qui j'ai dansé.

(Une voix dans l'intérieur appelle Juliette.)

LA NOURRICE.—Tout à l'heure, tout à l'heure. (A Juliette.) Venez, allons-nous-en; tous les étrangers sont partis.

(Elles sortent.)

(Entre le choeur.)

LE CHOEUR.—Une ancienne passion languit maintenant sur son lit de mort, et de jeunes désirs soupirent après son héritage. Cette beauté pour qui l'amour gémissait et demandait à mourir, comparée à la tendre Juliette, a maintenant cessé d'être belle. Maintenant Roméo est aimé, et il aime à son tour; la magie des regards a jeté sur eux le même charme. Cependant il faut qu'il se plaigne à celle qu'il croit son ennemie, et qu'elle dérobe sur de cruels hameçons le doux appât de l'Amour. Étant tenu pour un ennemi, il ne pourra avoir accès près d'elle pour exprimer ces voeux que les amants ont accoutumé de jurer; tandis qu'elle, aussi pressée d'amour, aura bien moins de moyens encore de chercher à rencontrer celui qu'elle aime depuis un moment, mais la passion leur prête sa puissance, l'occasion leur fournira les moyens de se rapprocher, et tempérera leur détresse par une douceur extrême.

(Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE DEUXIÈME



SCÈNE I

Un lieu ouvert touchant le jardin de Capulet.

Entre ROMÉO.


ROMÉO.—Puis-je aller plus loin lorsque mon coeur est ici? Marche, terre insensible, et retourne vers ton centre.

(Il escalade le mur et saute dans le jardin.)

(Entrent Benvolio et Mercutio.)

BENVOLIO.—Roméo! cousin Roméo!

MERCUTIO.—Il a fait sagement, et, sur ma vie, il s'est échappé pour aller trouver son lit.

BENVOLIO.—Il a couru de ce côté, et a sauté par-dessus le mur de ce verger. Appelle-le, bon Mercutio.

MERCUTIO.—Oui, et je vais même le conjurer.—Roméo! caprice! insensé! passion! amant! apparais-nous sous la forme d'un soupir; dis-nous seulement un vers, et je serai satisfait.—Crie-nous seulement un hélas! Fais seulement rimer tendresse et maîtresse; dis quelques mots de douceur à ma commère Vénus, un petit sobriquet à son fils et héritier le jeune aveugle Adam Cupidon30, qui tira si proprement quand le roi Cophetua devint amoureux de la fille du mendiant31.—Il ne m'entend point, il ne bouge point, il ne remue point; il faut que ce magot-là soit mort, et je vais l'évoquer.—Je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, par son front élevé, par l'incarnat de ses lèvres, par son joli pied, par sa jambe bien faite, et tout ce qui s'ensuit32, de nous apparaître sous ta propre ressemblance.

Note 30: (retour)

Adam Cupid. Adam Bell était le nom d'un archer fameux auquel on a dû supposer que Shakspeare voulait faire allusion. C'est ce qui a engagé les critiques à adopter cette leçon à la place d'Abraham Cupid, que portent les premières éditions.

Note 31: (retour)

Allusion à un vers d'une ancienne ballade:

The blinded boy that shoots so trim,

(L'enfant aveugle qui tire si proprement). La ballade a pour titre: King Cophetua and the beggar maid, et se trouve dans le recueil intitulé Relics of ancient english poetry, rassemblé par le docteur Percy.

Note 32: (retour)

By her fine foot, straight leg, and quivering thigh

And the demesnes that there adjacent lie.

BENVOLIO.—S'il t'entend, tu le fâcheras.

MERCUTIO.—Ce que je dis ne peut l'offenser; ce qui pourrait l'offenser serait d'évoquer quelque esprit étrange dans le cercle de sa maîtresse, et de l'y laisser jusqu'à ce qu'elle l'eût conjuré et fait rentrer dans l'abîme; cela pourrait l'irriter; mon invocation est honnête et obligeante, et je ne conjure au nom de sa maîtresse que pour le faire apparaître.

BENVOLIO.—Viens, il se sera enfoncé sous ces arbres pour l'amour de la nuit; ils sont faits l'un pour l'autre33: son amour est aveugle; les ténèbres seules lui conviennent.

Note 33: (retour)

To be consorted with the humorous night, humorous veut dire ici d'une humeur assortie à la sienne.

MERCUTIO.—Quand l'amour est aveugle, il ne peut toucher le but34.—Roméo, je te souhaite une bonne nuit; moi, je vais gagner mon alcôve. Ce lit de camp est trop froid pour que j'y puisse dormir.—Eh bien! partons-nous?

Note 34: (retour)

Il a fallu passer ces cinq vers:

Now will he sit under a medlar tree

And wish his mistress were that kind of fruit

As maid call medlars, when they laugh alone.

O Roméo, that she were, ah that she were

An open et cætera, thou a propin pear.

Ces deux derniers vers, dont les commentateurs ne sont pas trop parvenus à saisir le sens, leur ont cependant paru d'une telle indécence qu'ils n'ont osé les insérer dans le texte, et les ont rejetés dans une note où ils nous apprennent que l'et cætera est l'indication d'une obscénité encore plus grossière, l'usage, du temps de Shakspeare étant, lorsque quelque expression prononcée sur la scène paraissait trop indécente pour l'impression, de la suppléer par un et cætera.

BENVOLIO.—Allons, car il serait fort inutile de le chercher ici, puisqu'il ne veut pas qu'on le trouve.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Le jardin de Capulet.

Entre ROMÉO.


ROMÉO.—Il se rit des cicatrices, celui qui n'a jamais reçu une blessure. (Juliette paraît à une fenêtre.)—Mais doucement! Quelle lumière brille soudain à travers cette fenêtre? C'est l'Orient; Juliette est le soleil.—Lève-toi, soleil de beauté; tue la lune jalouse, déjà malade et pâle de douleur de ce que toi, sa servante, es bien plus belle qu'elle. Ne sois pas sa servante, puisqu'elle est jalouse. La couleur dont se revêtent ses vestales est une couleur malade et livide; on ne la voit qu'aux imbéciles, rejette-la loin de toi. Oui, c'est ma dame; oui, ce sont mes amours: oh! si elle pouvait savoir ce qu'elle est pour moi!—Elle parle, et cependant elle ne fait entendre aucun son. Qu'importe! ses yeux ont un langage; je veux leur répondre.—Je suis trop téméraire; ce n'est pas à moi qu'elle parle. Deux des plus brillantes étoiles du ciel, appelées ailleurs par quelque soin, conjurent ses yeux de briller dans leur sphère jusqu'à leur retour.