Deux pompiers, armés de bombes extinctrices, sont une sécurité, même pour le diable, si celui-ci, pour venir sur la terre, s’est déguisé de chair humaine.
On ne fait donc pas attention aux pompiers qui, eux, font attention à tout.
Et voilà que l’on se trouve en face du laboratoire d’Énergie.
La troupe pénètre dans le pavillon central sur le seuil duquel l’ingénieur en chef Hans reçoit son maître.
On traverse des salles où se poursuivent actuellement des travaux que n’auraient point renié l’orgueil et l’audace des alchimistes. Le radium ne va-t-il pas permettre un jour prochain de réaliser tous les rêves de la science occulte au Moyen Âge ?… C’est ce qu’explique celui qui sait tout !…
Tandis que les autres peuples s’attardent encore à des travaux sur la découverte récente de la dématérialisation de la matière, ici on travaille à la rematérialisation !… Au lieu de suivre la chaîne des transformations successives de la matière rayonnante qui se font toujours par dégradations successives d’énergie ceux qui travaillent ici sont en train de la remonter physiologiquement ! Prendre les particules élémentaires des matériaux ultimes avec lesquels est construit notre monde matériel, et reconstruire l’édifice du monde à sa guise !… un monde qui n’obéirait plus aux règles ordinaires de la physique ! Refaire le monde ! Voilà le rêve du monstre qui a mis le bon vieux Dieu dans sa poche{12} !…
Écoutez le damné :
« Si déjà il est certain qu’en prenant un à un les atomes individuels et en les maniant avec des doigts de fée, on peut imaginer de les trier assez adroitement pour refaire, avec l’énergie de déchet, de l’énergie bonne à quelque chose, à plus forte raison, en choisissant dans les matériaux qui sont entrés dans la structure de l’atome, devrions-nous pouvoir les engager en des combinaisons nouvelles qui permettraient la restauration de l’énergie utile ! Où en sont, à l’heure actuelle, ces travaux ? Excellences, messieurs, il ne m’appartient pas encore de vous le dire, mais en attendant que nous puissions recréer le monde, déclare avec un sourire hideux l’Antéchrist, nous allons continuer de vous montrer ce que nous avons fait pour le détruire !… Oui ! si je vous ai rassemblés ici, c’est pour que vous puissiez dire au monde que nous avons son sort dans notre main ! et que notre main n’a qu’un signe à faire pour que les plus riches cités de la terre, avec leurs habitants et leur civilisation, disparaissent en quelques minutes !… et cela sans que nous ayons à sortir d’ici !… »
À cette formidable parole, un frisson parcourut visiblement l’assemblée. Mais l’empereur avait fait un signe et Hans avait ouvert une porte qui donnait sur un couloir. Tous s’y engagèrent derrière l’homme.
On arriva ainsi dans un laboratoire assez vaste, celui-là même dans lequel avait travaillé Malet. Ce laboratoire était séparé en plusieurs parties formant dans chaque coin de véritables cabinets particuliers, fermés soit par des rideaux, soit par des portes.
L’un de ces petits laboratoires avait sa porte vitrée et les vitres en étaient éclairées par une lumière d’un rouge vif.
Quand tout le monde fut rassemblé dans la pièce centrale, l’empereur dit à mi-voix en montrant la porte vitrée.
« Vous allez regarder à travers cette vitre et vous verrez un homme qui travaille à une chose admirable, au remède universel issu du radium. Vous avez dû déjà entendre parler de cet homme. C’est un génie. Il s’appelle Théodore Fulber… C’est un Français !… Il est notre prisonnier… Je n’ai point voulu que les hasards et la guerre interrompissent le cours d’une œuvre destinée à guérir tous les maux de l’humanité, si l’humanité consent à être guérie !… et nous avons mis notre laboratoire à sa disposition. Vous voyez que nous ne sommes point tout à fait des barbares !… »
Ayant dit, il s’approcha lui-même de la porte et se pencha sur les vitres, puis il se retourna et fit signe aux autres d’approcher.
Déjà le mouvement en avant avait commencé quand il s’arrêta brusquement. Quelques invités même reculèrent.
C’est qu’aux carreaux de la porte était venue subitement se coller une figure étrange et fantastique : des yeux de feu, une bouche grimaçante, un front vaste, tourmenté, creusé de rides profondes, encadré par une chevelure dont les mèches blanchies s’entremêlaient et se tordaient comme sur une tête de Gorgone… et, toute cette physionomie, que semblait agiter la plus sombre fureur, flamboyait dans la lumière rouge du laboratoire et apparaissait, sublime comme le génie et terrible comme la folie !…
L’empereur lui-même, à cette apparition, avait fait un pas en arrière… La figure farouche s’était tournée vers lui et le brûlait de son affreux regard…
Alors l’empereur comme pour railler, lui-même, le mouvement instinctif qui l’avait fait reculer, dit à voix haute :
« Monsieur Théodore Fulber n’aime décidément pas qu’on le dérange dans son travail ! »
Aussitôt, des cris insensés éclatèrent derrière la vitre :
« Assassin ! Assassin ! Assassin ! »
XVII – LE PLUS GRAND CHANTAGE DU MONDE
Chose singulière, devant ces clameurs, le monarque d’Essen ne se troubla ni ne manifesta de colère.
Il désigna d’un doigt impérieux la porte derrière laquelle Fulber continuait de se démener et de hurler, et Hans ouvrit cette porte. Aussitôt, Fulber se rua et puis s’arrêta brusquement sur ses jambes flageolantes… Ainsi, la bête fauve sort en bondissant de sa cage pour entrer dans le cirque et suspend soudain son élan devant les visages innombrables et inattendus des spectateurs.
Fulber regarda, comme hébété, ces officiers, ces diplomates, ces ingénieurs, ces journalistes, toute cette troupe chamarrée qui entourait le dompteur ; sans doute se demandait-il, dans sa pensée confuse, pour quel dessein obscur on le produisait tout à coup en liberté devant une aussi exceptionnelle escorte !…
Mais le lion en fureur ne saurait réfléchir longtemps et Fulber, secouant sa crinière chenue, se reprit à rugir :
« Assassin ! Assassin ! Assassin ! »
Déjà des gardiens s’élançaient, mais l’empereur, d’un geste terrible, les immobilisa :
« Laisser parler cet homme ! » fit-il.
Or, cet homme parla. Il dit :
« Voilà l’assassin du monde ! Prenez garde ! si vous ne tuez pas le monstre, le monstre vous tuera !… Et, surtout, prenez bien toutes vos précautions ! Ne vous laissez pas prendre comme moi ! Comme il a pris ma fille ! comme il a pris mon gendre ! Sa Majesté a le bras long et la main sournoise ! Vous vous croyez, en vérité, dans un coin caché aux autres hommes, mais c’est là justement qu’il ira vous chercher et il vous amènera ici, pieds et poings liés, dans sa forge, et il vous fera travailler pour lui, nuit et jour, de gré ou de force !… et si vous refusez il inventera des supplices auxquels vous ne pourrez peut-être pas résister !
« Prenez garde ! Prenez garde !… Si vous avez une fille, il torturera votre fille ! Et si vous avez le courage maudit de laisser martyriser votre enfant sous vos yeux, sans livrer votre secret, il fera descendre le fiancé de votre fille dans le cachot où la malheureuse agonise et alors, le fiancé parlera et travaillera pour cet homme ! Et le monde pourra trembler, car le secret aura été livré ; le secret qui doit tuer la guerre, parce que lorsqu’on possède un secret pareil, il n’y a plus de guerre possible !…
« Oui ! moi ! c’est moi ! Théodore Fulber (vous avez bien entendu parler, n’est-ce-pas, de Théodore Fulber ? un savant innocent qui était l’ami de tous les hommes !) c’est moi qui avais trouvé un engin… un engin formidable… Eh bien ! le monstre me l’a volé !… J’ai tué la guerre, mais au profit du monstre !… Si vous ne le tuez pas, tremblez !… Car je vous le dis, je vous le dis ! il vous tuera ou vous serez réduits en servitude !… Comment peut-il encore exister ?… Il vous dévorera !… Je vous dis qu’il vous dévorera !… Arrachez-lui donc le cœur, et jetez-le aux chiens !… Assassin ! Assassin ! Assassin !… »
L’empereur avait-il souri ? haussé les épaules ? ricané ? Il suffit d’un tout petit geste de l’adversaire détesté pour décupler soudain la rage d’un animal dont le sang, déjà, bouillonne. Toujours est-il que Fulber perdant tout aspect humain, se précipita tout à coup sur l’empereur avec l’élan furieux d’une bête bavante, à la mâchoire altérée de sang et aux ongles meurtriers… Cette fois, il ne fut que temps d’intervenir et deux gardiens ne furent point de trop pour maintenir le vieillard et refermer à clef la porte sur lui.
« Cet homme est fou ! proclamèrent tous ceux qui accompagnaient l’empereur, mais l’empereur dit :
– Non ! il n’est point fou ! il n’est point fou, mais simplement furieux du bon tour que je lui ai joué et que je vais vous faire connaître… »
Il entraîna sur ses paroles, encore énigmatiques pour beaucoup, tout son monde dans la salle où l’on avait pénétré en premier et où l’on se trouvait à l’abri des clameurs, des gémissements et des malédictions de Fulber…
Et là, ayant allumé en souriant une cigarette, il commença :
« Messieurs, Fulber est si peu fou qu’il ne se vante nullement lorsqu’il dit avoir trouvé un engin tel qu’il n’y a pas de guerre possible contre celui qui le possède !… Lorsque je me suis emparé de Fulber et de ceux qui travaillaient avec lui, c’est-à-dire de sa fille, et du fiancé de sa fille, Fulber, comme il vous l’a fait entendre dans son langage de prophète de malheur inspiré par la plus basse haine, était sur le point de déchaîner contre moi et contre l’Allemagne la foudre la plus cruelle qu’un cerveau humain ait jamais pu concevoir !… Cette foudre, je la lui ai ravie !… et c’est à moi qu’elle va servir !… N’est-ce pas de bonne guerre ?… »
Aussitôt, ceux qui étaient là ne trouvèrent plus de termes pour exprimer leur admiration mais l’empereur, d’un geste, rétablit le silence et continua :
« L’engin ! c’est moi qui l’ai, et je vais vous le montrer !… et vous allez comprendre la fureur de Fulber !… et mon calme à moi, et mon pardon !… car je pardonne à cet homme qui a voulu détruire mon pays, mais qui a fourni finalement le moyen à la Kultur allemande de répandre ses bienfaits sur le monde !… Comme l’a voulu Fulber, messieurs, son engin sera un engin de paix, mais de paix dictée par l’Allemagne, pour le plus grand bonheur de l’humanité !… Encore un mot, messieurs, avant de continuer notre chemin… Fulber n’est pas un fou ! mais c’est un menteur !… Pour avoir son secret, nous n’avons torturé personne !… Sa fille, qui n’a jamais eu une très bonne santé, se porte aujourd’hui aussi bien que possible et est traitée en amie, par la fille même de l’ingénieur Hans, nièce du général von Berg ! En même temps que l’on vous fera voir la machine infernale qui va nous faire les maîtres de la terre, on vous présentera celui qui a livré le secret de Fulber. C’est son aide, le Polonais Serge Kaniewsky, cet anarchiste qui a été condamné par les tribunaux français à cinq ans de prison pour avoir simplement tenu des propos qu’il a niés. Vous comprendrez que Kaniewsky ne porte point la France dans son cœur et qu’il ne nous a fallu aucun effort pour le déterminer, moyennant une petite fortune, à nous aider à détruire Paris !…
– Détruire Paris !… Votre Majesté va détruire Paris !… firent entendre des voix frémissantes…
– Je détruirai tout ce qui me résistera ! Venez, messieurs !… »
Pendant que l’empereur parlait ainsi, Fulber, à l’autre bout du laboratoire, écroulé, la tête dans les mains, sur les carreaux du vaste fourneau du laboratoire, pleurait !… Oui, maintenant, il gémissait comme un enfant !… et ces sanglots, après la fureur insensée qui avait secoué sa vieille carcasse, étaient un bienfait. Ils le sauvaient, en le soulageant. Aussi, y trouvait-il une douceur inusitée, s’attardait-il à ces larmes comme à une onde rafraîchissante.
Or, il fut tiré de cette torpeur douloureuse et salutaire par le bruit que fit près de lui une petite pierre qui venait de tomber… C’était une pierre qui arrivait par la cheminée… et certainement elle ne s’en était pas détachée toute seule, car elle était enveloppée d’un papier sur lequel l’inventeur se jeta sournoisement et qu’il déploya d’une main tremblante, après avoir constaté qu’il était bien seul et que nul ne pouvait le surprendre. Le malheureux savant lut :
« Espérez ! vous n’êtes pas abandonné ! Soyez au travail ici toutes les nuits à 4 heures du matin, et faites exactement tout ce qui vous sera ordonné par celui qui signe : TITANIA… »
Le cortège retraversait maintenant toute l’usine. La Candeur, qui venait d’être rejoint par Rouletabille, ne quittait plus des yeux certain personnage qui se rapprochait insensiblement de nos deux pompiers. C’était Nelpas Pacha, lequel devait être un peu fatigué par toutes ces tribulations infernales, car il traînait visiblement la jambe. Un instant même, il laissa passer devant lui tous ses collègues et les officiers qui les accompagnaient, s’arrêtant comme s’il prêtait une attention spéciale à quelque travail qui n’avait cependant rien de bien spécial, puis il reprit son chemin ; mais, pour regagner son groupe, il dut passer auprès de Rouletabille et il eut le temps d’entendre ces mots prononcés nettement, quoique d’une voix sourde : « Tout va bien ! Il faut que tu sois au déjeuner des fiançailles de la nièce de von Berg ! »
Nelpas Pacha hocha la tête d’une façon où il n’y avait pas à se méprendre. Il n’aurait pas fourni de réponse plus catégorique s’il avait pu prononcer ces mots : « C’est entendu ! » Et il hâta le pas.
« Il ne m’a même pas regardé ! soupira La Candeur.
– Mais, toi, tu le regardes trop, gros imbécile !…
– Merci pour la langouste !…
– Ferme !… »
Les deux compagnons ne se dirent plus un mot jusqu’à l’entrée du fameux mur de bois qui clôturait l’espace réservé à la construction de ce que l’on avait cru jusqu’alors être un nouveau modèle de zeppelin.
Arrivé là, Rouletabille ne fut pas maître de dissimuler un mouvement de satisfaction :
« Chouette ! dit-il entre ses dents. On entre par la porte B… »
L’empereur et sa suite avaient déjà franchi ce seuil redoutable. Les deux pompiers, leurs grenades à la ceinture, le passèrent à leur tour.
Sur la gauche, se dressait immédiatement une bâtisse en planches comme il y en avait à toutes les portes et qui servait de logement au portier, ainsi que de poste militaire et de poste de secours.
La porte de cette maisonnette était ouverte et on apercevait une grande salle commune où, après le passage du cortège des soldats reprenaient leurs places sur les bancs ou s’asseyaient sur les tables, rallumant leurs pipes.
Un pompier, reconnaissable à sa capote et à sa casquette rouge, était penché sur un pupitre appuyé contre le mur, et rédigeait quelque rapport. Devant ce pupitre, attachée au mur, était pendue une glace. Un peu à gauche de la table, il y avait une petite fenêtre ou plutôt un carreau qui donnait sur le dehors et qui devait permettre au concierge, avant d’ouvrir sa porte, d’examiner de chez lui, les gens qui voulaient pénétrer dans l’enceinte, en dehors des heures d’entrée et de sortie des ouvriers.
C’était dans cette pièce également que se faisait la distribution des jetons ou que l’on recevait les jetons d’identité quand passaient les équipes.
Rouletabille, d’un coup d’œil aigu, s’était rendu compte de la disposition des lieux et de la place occupée par les personnages qui s’y trouvaient. Il dit à La Candeur :
« Tu vas me suivre, et quoi qu’il arrive, fais le sourd et ne te démonte pas !… »
À leur entrée dans la salle, les soldats qui s’étaient mis à fumer et à bavarder ne leur prêtèrent aucune attention. Seul, le pompier qui avait fini son rapport et qui s’était retourné les dévisagea assez curieusement.
L’air redoutable de La Candeur lui en imposa immédiatement, mais comme Rouletabille se dirigeait vers le pupitre qu’il venait de laisser, le pompier ne put résister à l’envie de lui demander :
« Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Votre section n’a rien à faire ici. »
Rouletabille lui montra d’un clignement d’œil le terrifiant La Candeur et prononça ce simple mot : Polizei ! (Police)…
Aussitôt, l’autre, qui venait de voir passer l’empereur et son cortège imagina qu’il avait en face de lui de hauts personnages de la police occulte, et rectifia la position…
« Pas un mot ! lui souffla encore Rouletabille et laisse-moi faire mon rapport. »
Le pompier salua et Rouletabille se mit à écrire sur les feuilles de papier blanc qui se trouvaient là.
Chose singulière, lui qui avait plutôt une écriture petite et brouillonne, s’appliquait, cette nuit-là, à des caractères très nets, et, sans doute, craignait-il de faire des pâtés, car il n’avait pas plutôt tracé quelques mots qu’il prenait grand soin de les faire sécher sur le buvard qui garnissait le pupitre.
Il resta bien là dix minutes, pendant lesquelles La Candeur fronçait de plus en plus les sourcils, car il avait de plus en plus peur, et après lesquelles le reporter plia tranquillement la feuille de papier et la mit dans sa poche. Puis, avec la mine satisfaite d’un homme qui a achevé une corvée, il rejoignit La Candeur et lui dit : « Sortons !
– C’est fini ? implora La Candeur, sitôt qu’ils furent hors du poste…
– Bah ! mon vieux ! ça ne fait que commencer !…
– Bonsoir de bonsoir !…
– Maintenant il faut se trotter pour rattraper le cortège… mais d’abord, attends un peu !… »
Comme ils se trouvaient alors isolés dans un coin d’ombre envahi par toutes sortes de détritus que l’on avait poussés là, Rouletabille déchira méticuleusement les papiers qu’il venait de couvrir d’une écriture magnifique et en jeta les morceaux sous un tas de cendres.
« Vrai ! fit La Candeur, c’était bien la peine de me faire passer à t’attendre les plus mauvaises minutes de ma vie ! T’as jamais été aussi long à écrire un article ! Et v’là que tu le fiches au panier !… »
Rouletabille lui ferma la bouche et lui montra le cortège qui revenait de leur côté.
Ils le rejoignirent, au moment où il pénétrait dans le monstrueux bâtiment dont la silhouette fantastique dominait l’usine et la ville, et qui faisait l’objet de toutes les conversations de Düsseldorf à Duisburg, et dans toute la plaine d’enfer entre le Rhin et la Ruhr…
La première impression, lorsqu’on entrait dans ce prodigieux vaisseau, était faite de deux choses : d’écrasement et d’étourdissement. Les dimensions vraiment colossales de ce berceau dont la longueur atteignait presque un demi-kilomètre et qui était capable de contenir dans sa résille de bois et de fer titanesque le plus monstrueux des léviathans, avec son tube de lancement, allongé, à son extrémité la plus élevée, d’une « cuiller » formidable ; la hauteur inappréciable au premier abord des échafaudages, des passerelles, des ponts d’acier volants, roulant sur leurs galets, d’une extrémité à l’autre de cette voûte de fer dont l’arc allait bientôt se refermer à plus de 40 mètres au-dessus du sol… et transportant des équipes d’ouvriers qui, à cette distance, paraissaient grands comme des porte-plumes… Oui, tout écrasait et aussi tout étourdissait en raison du tumulte formidable frémissant aux flancs martelés de la Titania !
Écrasé, étourdi, et aussi ébloui par les nappes de lumière électrique déversées par mille étoiles suspendues à un ciel de bois qui ne devait plus s’ouvrir que pour laisser s’échapper le redoutable vaisseau de l’air, Rouletabille s’arrêta un instant, le cœur battant, l’âme pleine d’une angoisse telle que des gouttes de sueur perlèrent à ses tempes.
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