Maintenant, Nicole allait beaucoup mieux, ce qui n’avait rien d’étonnant, ses faiblesses étant le plus souvent le résultat d’un état moral qui pouvait se transformer du jour au lendemain.

Assez content de ce qu’il venait d’apprendre, le reporter retourna à son échelle, la redescendit, constata qu’il n’y avait plus aucune apparition à la fenêtre de Nicole et que la veilleuse de sa chambre n’avait pas été rallumée ; puis il se laissa glisser sur les montants et tomba dans les bras de La Candeur qui lui dit :

« Je ne vivais plus !… Voilà deux fois qu’un grand diable de sergent-pompier passe par ici en me regardant drôlement. La seconde fois, il m’a adressé la parole ! Tu penses si j’en menais large… Je ne savais pas ce qu’il me disait, moi. À tout hasard, je lui ai répondu : « Ja ! » en me penchant dans ma boîte et en ayant l’air très occupé… Paraît que ça a collé puisqu’il a continué son chemin en me jetant un : « Gute Nacht ! » auquel je n’ai même pas répondu à cause de l’accent ! Tu sais, je me méfie : il n’y a que Ja que je sais en allemand et que je dise bien… Le reste de la langue, vaut mieux ne pas en parler !… Et maintenant, filons !…

– Oui, dit Rouletabille, en route !… Nous n’avons plus rien à faire ici !… »

Ils ramenèrent l’échelle à sa hauteur accoutumée, et partirent promptement en poussant leur petit char.

Il leur fallait à nouveau traverser des avenues très embarrassées et très fréquentées… Ils s’y jetèrent bravement, courant presque, comme s’ils avaient reçu l’ordre de se rendre au plus tôt à un endroit où leurs services étaient réclamés.

Tout à coup, ils virent se dresser devant eux le grand diable à casquette rouge, le sergent-pompier, dont venait de parler La Candeur.

« C’est lui ! soupira La Candeur !… c’est encore lui !… Ah ! il va nous voir !… »

Rouletabille ralentit la marche et passa bravement sous le nez du terrible sous-off. Celui-ci, s’adressant à La Candeur, lui jeta d’une voix rude dans son jargon de vieux rempilé :

« Je t’ai déjà dit de mettre ta capote à l’ordonnance ! prends garde que j’aie à te le répéter ! Si tu étais de ma section, t’aurais appris à me connaître, bougre d’entêté !

– Faites pas attention ! grogna Rouletabille, mon camarade est un peu sourd !… je vais lui parler ! »

Et il hâta le pas, prenant sur sa gauche, une ruelle mi-obscure… Mais l’autre les suivait.

« Qu’est-ce qu’il veut encore l’animal ? Il me fait peur celui-là ! gémit La Candeur qui essuyait de grosses gouttes de sueur sur son front… Et il ne nous lâche pas, tu sais !

– Enlève ta capote !… fit rapidement Rouletabille… Il veut que tu mettes les manches !

– Bonsoir de bonsoir ! mais je ne peux pas les mettre, les manches !…

– T’arrête pas ! Mais ne t’arrête donc pas !… fais semblant de les passer !… et il nous lâchera peut-être !… »

La Candeur enleva sa capote et essaya de passer une manche, toujours en marchant…

« Ah ! je ne peux pas ! je ne peux pas !… c’est des manches pour une poupée !…

– Sûr ! t’aimerais mieux avoir sa capote à lui !

– Elle m’irait comme un gant ! acquiesça La Candeur qui commençait à trembler…

– Sans compter qu’elle te ferait sergent du coup ! ce qui n’est pas désagréable !

– Rigole pas, Rouletabille ! le v’là ! le v’là… Je te dis qu’il va nous avoir !… j’en ai une peur ! une peur !…

– Marche sans t’occuper de rien, en gardant maintenant ta capote sur l’épaule, si tu as si peur que ça, tant mieux !

– Pourquoi donc ?

– Parce que quand il va être près de nous, tu vas te retourner tranquillement et tu lui donneras ton coup de poing de la peur !…

– Comme au Turc, dans le Château noir{10} ?

– Comme au Turc !… faut pas qu’il fasse ouf ! tu sais, si tu le rates, je ne donne pas un pfennig de notre peau à tous les deux !…

– On ne sera plus jamais tranquille dans cette vallée de malheur ! » grogna encore La Candeur qui grelottait littéralement d’effroi…

Mais Rouletabille vit avec plaisir qu’il se libérait le bras et le balançait déjà en fermant un poing des plus imposants… Or, le feldwebel fut, dans le moment, sur eux, jurant et gesticulant…

Il arriva ce qui devait arriver. La Candeur se retourna tranquillement, comme le lui avait recommandé Rouletabille, leva le bras droit comme pour saluer et soudain, abattit sur le front du sous-off son coup de poing de la peur.

L’autre ne poussa même pas un soupir. Il tomba foudroyé, dans un ruisseau qui roulait des eaux noires tout le long du mur.

« Bonsoir de bonsoir ! il va me salir ma belle capote ! s’exclama La Candeur en se précipitant sur le corps et en le tirant à lui… » Puis se tournant vers Rouletabille :

« Crois-tu que j’aie bien tapé ?… demanda-t-il.

– Comme un sourd ! répondit le reporter. Je l’avais averti !… Mais il ne s’agit pas de faire des discours !… Donne-moi ta capote et ta casquette que je vais mettre dans la voiture et passe vite son habit. Mets sa casquette à lui !… Te voilà maintenant beau comme un astre !… et je te dois obéissance !… et on nous fichera la paix, maintenant que tu es gradé !…

– Qu’est-ce que nous allons faire du corps ? demanda La Candeur, on ne peut pas le laisser là !…

– Non ! mets-le sur ton épaule ! vite !…

– Nous avons un pic et une pioche… on pourrait peut-être l’enterrer ? » émit La Candeur en hissant le cadavre sur son dos avec l’aide de Rouletabille.

« Penses-tu ?… lui faudrait peut-être aussi un monument avec une croix dessus !… Allons, marche !… »

À quelques pas de là, Rouletabille avait déjà vu que le ruisseau se jetait dans une grande piscine qui devait être des plus profondes à en juger d’après la quantité d’eau sale et fumante qui sortait des conduites de fonte et se déversait dans cette sentine ; la gueule énorme d’un égout reprenait cette onde malsaine pour la conduire on ne savait où… mais le fond même du bassin ne devait jamais être à sec ; et le reporter avait tout de suite estimé que ce serait là une tombe admirable pour un corps qui devait disparaître sans laisser de trace.

C’est avec peine que Rouletabille se sépara d’une des deux cordes à nœuds qui se trouvaient dans leur petite voiture, mais cette corde leur était nécessaire pour attacher au cou et aux pieds du feldwebel deux grosses pierres qui servaient de bornes à garantir l’entrée d’un hangar.

Ils précipitèrent le sous-off, après ficelage, dans ce petit lac d’enfer et ne s’attardèrent point à contempler les ronds que la chute du corps ainsi lesté faisait dans l’eau bouillonnante…

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient à nouveau en plein incendie nocturne de la prodigieuse forge.

« Qu’est-ce que nous fichons ici ? demanda anxieusement La Candeur qui trouvait qu’on avait eu assez d’aventures pour cette nuit-là !… Est-ce qu’on va pas bientôt rentrer ?… Si on tarde, les deux pompiers vont sortir de chez la mère Klupfel en beuglant qu’on leur a volé leur fourbi !…

– Penses-tu !… Ils croiront à une blague !… surtout quand ils ne verront plus leur petite voiture !…

– Tu ne vas pas la leur rendre ?

– Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Je ne vais pas la garder dans ma poche !

« Alors, quand nous aurons fini de nous en servir, nous la laisserons dans un coin quelconque où ils sauront bien la retrouver, va !… Seulement, j’aime mieux te prévenir tout de suite qu’ils chercheront en vain les deux cordes à nœuds, l’échelle de corde, le pic, la pioche et les deux haches !…

– Et tu crois qu’ils ne vont pas gueuler !

– Non ! à cause des capotes et des casquettes disparues, ils ne diront pas un mot !… Ils sont en faute, mon vieux !… et je te dis, moi, qu’ils penseront que leurs camarades, jaloux de leur succès auprès de Fraulein Ida et de Fraulein Emma, ont voulu leur faire une farce !… N’aie pas peur ! ils s’arrangeront comme ils pourront !… mais ils ne se plaindront pas !… Enfin, ils feront ce qu’ils voudront, ce n’est pas moi qui les leur rendrai, leurs capotes et leurs casquettes !…

– T’as peut-être tort !… Qu’est-ce que tu veux en faire !

– Elles sont si commodes pour la promenade !…

– Eh bien, je vais te dire une chose, c’est que je commence à en avoir assez, moi, de me promener ! Si on rentrait se coucher ! c’est pas ton avis ?

– Ma foi, non !… On est très bien ici !… on va on vient, on se balade partout où l’on veut !… on voit tout !… on s’instruit !… Tiens ! regarde ! Tu ne trouves pas ça épatant ; le spectacle de la fonderie, la nuit ?… Tu l’as dit toi-même : « C’est beau, l’enfer ! »

– J’ai peur qu’il nous brûle !… »

Mais Rouletabille, sans plus s’occuper de la méchante humeur de son compagnon, s’était mis à précipiter soudain sa marche de telle sorte que La Candeur qui poussait alors le petit char avait peine à le suivre.

« Mais où que tu cours comme cela ?… geignait-il derrière lui… T’es pas un peu maboul !… Tu ne vois pas qu’il y a un monde fou par là ?… Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?… Mon vieux ! c’est plein d’officiers ! Va pas par là, bonsoir de bonsoir !… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… mais je ne rêve pas… Rouletabille !… Rouletabille !… Tiens, là, dans le groupe derrière les officiers… mais… mais c’est Vladimir !…

– Eh bien, est-ce que je n’avais pas promis de te le faire voir ce soir ? lui souffla Rouletabille en s’arrêtant brusquement… et maintenant, penche-toi à gauche !… Regarde un peu, là, entre la grande grue et la locomotive ! Vois cet homme debout à l’entrée de l’atelier !… tu ne le connais pas ?… tu ne le reconnais pas !… Il est pourtant bien éclairé par la flamme qui sort des creusets !… On le dirait dans le feu !… Oui ! l’homme qui lève le bras et qui a l’air de commander au feu !…

– Mais c’est… mais c’est l’empereur ! » murmura La Candeur avec un recul instinctif… et, terrifié, il ajouta immédiatement : « Fichons le camp !

– Au contraire, dit Rouletabille : Suivons-le ! »

XVI – LE MAÎTRE DU FEU

C’est en frissonnant que Dante arriva au dernier giron de l’enfer… et qu’il aperçut le monarque de l’empire des pleurs… C’est en claquant des dents que le compagnon de Rouletabille arrêta son regard épouvanté sur le Dieu du feu, sur le Lucifer moderne. Chancelant, La Candeur s’appuya à l’épaule de son audacieux ami, et cela moins pour le suivre que pour tenter de l’arrêter.

Oui, l’homme qu’ils avaient devant eux était celui-là même qui se disait l’épouvante du monde !… Son visage, comme celui de Satan, était rouge de feu ! Un orgueil insensé redressait sa taille et gonflait son armure. Son casque flamboyant qui portait un oiseau de proie, le couronnait d’une crête effroyable. Ses traits hideux rassemblaient sur son visage toutes les marques funestes qui ont stigmatisé les archanges précipités, depuis que la Créature s’est retournée contre son Créateur.

Et où donc la rage et la vengeance, après le rêve détruit, eussent-elles pu s’exprimer avec plus de relief sur la face du maudit qu’en ce cycle où la destruction prépare ses armes et ses foudres : chez Krupp ! entre ces fleuves de flammes qui ne consentent à se refroidir que pour mieux se rallumer sur le monde en cendres !

Ne cherchez pas ailleurs la demeure du mal : elle est là ; c’est là le centre des crimes et des tourments ! et c’est là qu’il faut voir l’homme !…

Cette nuit, il a réuni autour de lui d’illustres amis et de timides alliés et d’importants personnages neutres qui n’ont point osé refuser son invitation ; il a fait venir cette cohorte de très loin pour lui faire visiter son enfer.

Il a besoin d’être vu dans sa force et dans toute sa malédiction. Les uns sortiront de là raffermis dans leur foi, les autres reprendront leur route, terrorisés. Où donc, mieux qu’à Essen, forge-t-on de la terreur ?…

« Allons-nous-en ! je ne veux plus le voir ! il est trop laid ! supplie le pauvre La Candeur…

– Non, cet homme n’est pas laid. Un monstre n’est pas laid. Un monstre est un monstre, c’est-à-dire quelque chose en dehors de l’humanité et de la vie universelle, et qui ne saurait être comparé à rien. »

Cet homme est incomparable.

Il n’y a pas de rival à Satan dans la géhenne. Parce qu’il est le seul être tout à fait chez lui. Il est l’âme du désastre et de la ruine, et c’est son souffle qui passe sur les brasiers d’Essen et qui fait vivre l’acier en fusion, et qui lui donne la forme qu’il faut pour que la Mort soit plus puissante sur la terre, et qu’elle se rie de tous les obstacles imaginés par la peur ou la prudence des hommes.

Où donc est-elle cette période primaire où la Camarde venait aux hommes une faux dans la main ? Maintenant, elle chevauche un 420.

Le feu n’a rien à refuser à son maître. Le feu lui donne tout ce qu’il veut et, en ce moment même, tel un dragon enchaîné qui accepte son esclavage, le feu lèche le maître de toutes ses langues !

Devant les creusets ouverts et dans l’allégresse tumultueuse des marteaux géants, le maître du feu explique le miracle infernal auquel il préside : du fond des fours, aux gueules rugissantes, des esclaves retirent des blocs de flammes qu’ils déposent dans une matrice. Puis un bras puissant s’avance mû par une force invincible et docile, vers cette matrice qu’obstrue le lingot rouge. Alors le bras s’enfonce dans la matière molle et incandescente qui vient se mouler autour de lui. Quand le bras a percé de bout en bout le bloc d’acier, on met celui-ci dans une autre matrice plus étroite et un autre bras plus gros renouvellera le travail du premier. Ainsi, le lingot devient un tube dont les parois vont s’amincissant à chaque filière nouvelle{11}. Quand c’est fini, on a un canon. Il ne reste plus qu’à le rayer. C’est rapide. C’est le nouveau procédé avec lequel, en deux heures, on peut faire un canon. Autrefois, lors du forage à froid, il fallait une journée et demie ! Et la Mort attendait ! Il ne faut pas faire attendre la Mort, épouse acariâtre du maître de céans…

Depuis deux heures, le maître promène ainsi ses hôtes dans son domaine.

Tous les ateliers, tous les gouffres s’ouvrent devant lui et sa suite. Les forges, même les plus secrètes, dont nul regard profane n’avait encore osé pénétrer le mystère enflammé, s’entrouvrent un instant pour que puisse être satisfait l’orgueil de l’homme, et parfaire la publicité de terreur qu’il est décidé à répandre sur le monde.

Il y a, dans cette troupe qui court sur les talons du monstre, des journalistes. Rouletabille reconnaît des confrères d’outre-Rhin qu’il a fréquentés professionnellement à Paris quand ils y étaient les correspondants de la paix et, à beaucoup de titres, les préparateurs de la guerre.

Et le reporter est heureux que la présence fulgurante du maître éblouisse tous les yeux et le laisse, lui, dans l’ombre.

Dans l’ombre, avec son compagnon, il suit l’escorte. Il s’arrange pour en faire partie. Tous deux semblent être là par ordre, avec ces gardes du corps et cette valetaille militaire que les pas de l’empereur du feu traînent toujours derrière lui.

Si on interroge Rouletabille, il a une réponse toute prête où se formulera la consigne reçue d’accompagner partout le souverain d’Essen dans le cas, justement, où le feu oublierait sa servitude.