Elle a beau être jolie, elle n’a pas le sou ! Enfin, elle aime son Polonais.
– Pourriez-vous nous donner quelques détails sur l’aide de M. Fulber ? questionna alors le Binocle d’écaille. Dans les circonstances présentes, ils pourraient nous être très précieux. Nous ne voulons pas vous surprendre. La première idée qui nous est venue a été que dans l’affaire d’enlèvement et du vol des plans de la Titania, cet étranger vous avait peut-être desservis…
– Cela, monsieur le ministre, je ne le pense pas ! répondit la vieille dame sans élever la voix…, non, je ne le pense vraiment pas !… Je mettrais ma main au feu que Serge Rejitzky est incapable de nous trahir !…
– En tout cas, s’il l’avait voulu, il aurait pu le faire, n’est-ce pas ?
– Certes ! il était au courant de tous les secrets et de toutes les imaginations de mon mari auxquelles il ajoutait les siennes !
– Il n’ignorait rien du mécanisme le plus caché de la Titania ?
– Rien, monsieur !
– Même ce que votre mari avait jugé bon de ne pas dévoiler à Mr Cromer, son aide le connaissait ?
– Oui, monsieur, il savait tout !…
– Voilà qui est catégorique ! fit observer le Binocle d’écaille en regardant les deux autres hauts personnages. Le Polonais sait tout, et il peut tout ! »
Il y eut un silence, puis le Président reprit :
« Pour que vous nous affirmiez, madame, d’une façon aussi nette, que cet homme est incapable d’abuser des secrets qu’il possède, c’est sans doute que vous le croyez entièrement dévoué à la France ?… ou tout au moins à la cause des Alliés ?…
– Non, monsieur, non !… Ce n’est point pour une raison patriotique quelconque que je le crois incapable d’une infamie… si j’ai parlé ainsi, c’est que je connais son caractère et aussi son amour pour ma fille ! »
Ici, le directeur de la Sûreté générale demanda la permission de poser une question :
« Savez-vous, madame, que Serge Rejitzky n’est pas le vrai nom du fiancé de Mlle Fulber ?
– Nous le savons, monsieur le directeur, il s’appelle Serge Kaniewsky, de son vrai nom, et, sous ce nom-là, a été traqué en Pologne et en Russie, poursuivi en France lors du procès des anarchistes, condamné à cinq années de prison, qu’il a faites bien qu’on n’ait rien pu prouver contre lui de bien précis…
– Bref, interrompit le chef de la Sûreté, c’est un homme qui a beaucoup souffert et qui croit avoir été injustement condamné par la France. C’est un homme qui ne doit pas beaucoup aimer la France ?
– C’est possible, monsieur ! mais ma fille l’aime, elle, la France, et vous pouvez être sûr que son Serge fera comme s’il l’aimait, lui aussi, car dans cet ordre d’idées, Serge sait parfaitement que ma fille ne lui pardonnerait point (sans parler de trahison) une simple défaillance… Or, pour Serge je le répète, il n’y a plus au monde que ma fille !… Il est arrivé chez nous, mourant de faim, mis à l’index par toutes les polices de la terre, avec des idées formidables de vengeance contre le genre humain… cet homme n’avait encore connu que la haine ! Il était laid, moralement et physiquement. Vous entendez, messieurs ! physiquement !… plutôt très laid que laid !… Il a suffi que ma fille se penchât sur cette épave… Et un autre homme est né !… Maintenant Serge connaît ce que c’est que d’être aimé, car ma fille l’aime, à cause de son âme de feu, sœur de la sienne… Maintenant, Serge connaît l’amour ! Le reste : le passé, le présent, l’avenir, en dehors de cet amour, n’existe plus !… Il ferait sauter le monde pour un sourire de ma fille, il ne tuera pas une mouche pour ne pas lui faire de chagrin… vous pouvez être tranquilles, messieurs, bien tranquilles… »
Et la bonne triste vieille, hochant la tête, semblait vouloir rassurer tout le monde…
Ces messieurs la remercièrent, lui adressèrent encore quelques bonnes paroles. Le directeur de la Sûreté la reconduisit jusque dans le vestibule.
Quand il revint, ces messieurs étaient tous d’accord pour proclamer que les propos de la vieille, loin de les tranquilliser, avaient augmenté leur inquiétude d’une façon considérable.
« Mon avis, déclara carrément le directeur de L’Époque, c’est que maintenant nous devons tout redouter !
– En tout cas, exprima le Binocle d’écaille, nous devons agir comme si nous avions tout à redouter.
– Et agir sans perdre une minute ! ajouta le Bureau de tabac.
– Faites entrer Nourry ! » ordonna le Président.
Aussitôt, le silence fut rétabli. Le chef de la Sûreté ouvrit une porte qui donnait sur un petit salon particulier et un homme fut introduit.
VI – NOURRY
Il était jeune encore, de physionomie très intelligente, et paraissait avoir beaucoup souffert physiquement. Il avait un bras en écharpe. Il était vêtu d’un costume assez hétéroclite de poilu convalescent. On le fit asseoir ; le directeur de la Sûreté lui dit :
« Nourry, vous allez nous conter tout ce qui vous est arrivé à Essen depuis le jour où vous avez connu Malet… puis comment vous vous êtes évadés tous deux, et comment Malet fut tué à la frontière hollandaise. »
L’homme commença aussitôt :
« Messieurs, j’ai été fait prisonnier sur l’Yser. J’ai été dirigé aussitôt sur le camp de Rastadt. Il n’y avait pas huit jours que j’étais là que l’on me demandait si je ne voulais pas aller travailler de mon état à Essen, chez Krupp.
« Je sors de l’École des arts et métiers. Depuis cinq ans, j’étais à la tête d’une grande maison de coutellerie de Guéret. Mes papiers avaient appris ces détails aux Fritz. Je leur ai répondu : « Si c’est pour fabriquer des baïonnettes ou travailler aux munitions, il n’y a rien de fait. » Ils m’ont dit : « Non ! c’est pour fabriquer des ciseaux, des ciseaux pour coudre, pour les femmes. » Je croyais qu’ils se payaient ma tête. Mais je me suis dit : « On verra toujours bien » et je leur ai répondu : « Ça va ! »
« Et je suis arrivé à Essen. Il y a là, en dehors des usines, des camps de prisonniers militaires.
« La plupart de ces prisonniers sont simplement réquisitionnés pour le service de la voirie, mais il en est quelques centaines que l’on emmène du camp le matin pour les faire travailler aux usines et que l’on ramène le soir.
« On n’exige pas d’eux qu’ils travaillent aux munitions… C’est une erreur de croire, comme je l’ai cru longtemps moi-même, que les usines d’Essen ne fabriquent que des canons, des obus, des cuirassés et tous autres engins de guerre ; en effet, une partie assez grande même des ateliers produit des articles des genres les plus variés, destinés à être échangés contre des victuailles ou des objets de première nécessité dans les pays neutres.
« J’ai vu moi-même entassés sur les quais de la Ruhr, à Duisbourg, des produits fabriqués à Essen, des machines et des assemblages mécaniques qui allaient partir pour la Suède, laquelle expédie en échange de l’huile, du poisson, du papier et du bois.
« Les usines Krupp envoient en Hollande des couteaux, des ciseaux, des machines à coudre, des ustensiles de tout genre. Particulièrement, tous les prisonniers français qui ont été employés avant la guerre dans une fabrique de machines à coudre sont sûrs qu’on leur proposera de travailler à Essen.
« S’ils acceptent, ils sont bien traités et reçoivent même un salaire raisonnable. S’ils refusent, il n’est pire misère qu’on ne leur fasse.
« Ce n’est pas dans les ateliers que j’ai connu Malet, mais au camp, un soir, en prenant un verre de Munich à la cantine. Lui, il ne travaillait pas dans l’acier mais dans la radiologie. Durant des mois, il avait été employé à la section de fabrication des voitures radiologiques militaires ; c’était sa partie. Quand ils surent qu’il avait travaillé avant la guerre à la Sorbonne, dans le laboratoire du professeur Laval, ils le firent entrer dans le laboratoire d’Énergie que l’ingénieur en chef des inventions avait assez récemment créé dans le grand pavillon des recherches.
« Plus d’une fois, Malet m’a dit qu’à son idée ce n’était point toujours dans le but de guérir des plaies que, dans le laboratoire d’Énergie, on se livrait à certaines expériences autour du radium. Quoi qu’il en soit, c’est là que Malet eut la surprise d’apercevoir, un jour, une figure qu’il connaissait bien, celle de l’inventeur Théodore Fulber.
« Que faisait-il là ? Comment se trouvait-il prisonnier ? Voilà ce que Malet fut un certain temps à se demander, sans pouvoir trouver de réponse. Fulber était très surveillé. Il ne faisait que traverser le laboratoire pour s’enfermer dans un petit cabinet de travail qui lui avait été spécialement réservé ; mais, un jour, Fulber aperçut Malet et le reconnut. Il lui signe qu’il avait besoin de lui parler. Huit jours plus tard, je vis arriver à la cantine un Malet tout pâle et tout à fait incapable de déguiser son émotion. « Allons faire un tour », me souffla-t-il, et il me conduisit tout doucement, sans avoir l’air de rien, jusqu’à la boulangerie Kullmann qui est située à l’extrémité nord-ouest du camp.
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