On nous y servait clandestinement du café et des liqueurs dans l’arrière-boutique.

« La mère Kullmann nous y laissait pénétrer assez souvent, parce que nous lui payions bien ces quelques minutes de solitude. Elle fermait, en effet, la porte sur nous, et c’était le seul moment de la journée où nous ne voyions plus nos geôliers. C’était très appréciable.

« L’arrière-boutique avait une fenêtre qui donnait sur le quartier nord des usines. Depuis quelque temps, par cette fenêtre, nous voyions s’élever au-dessus du mur du chemin de ronde, un énorme bâtiment en planches, d’une longueur que nous ne pouvions même pas apprécier, car elle nous était cachée par d’autres constructions et par l’accumulation des magasins provisoires qui avaient été dressés là depuis la guerre. Ce bâtiment avait ceci de singulier qu’il n’était point construit dans l’alignement des autres ni parallèle aux autres ; il était orienté nord-est, sud-ouest, en oblique, comme posé de travers, et passant à travers tout ; et on avait dû, à cause de lui, jeter bas plusieurs ateliers.

« S’il n’avait été absurde d’imaginer que l’on eût choisi un endroit aussi impraticable pour l’atterrissage des dirigeables, nous aurions pu croire que l’on était en train d’édifier là quelque hangar pour zeppelins.

De même si cette bâtisse s’était dressée au bord de la mer, nous aurions pu croire qu’elle devait servir à la construction du plus grand vaisseau du monde.

« Malet et moi nous avions donc été fort intrigués par la vision de cet édifice fantastique et d’autant plus bizarre que son toit était beaucoup plus élevé dans la partie sud que dans la partie nord.

« Ce jour-là, sitôt que nous fûmes seuls dans l’arrière-boutique de la boulangerie, Malet m’entraîna à la fenêtre et me montrant le gigantesque échafaudage, me dit : « Tout ce que nous avons pu imaginer est au-dessous de la vérité. Sais-tu ce qu’ils vont construire là-dedans ?… Une torpille formidable destinée à réduire en cendres Paris en quelques minutes ! »

« Je ne pus m’empêcher tout d’abord de hausser les épaules tant ce projet me paraissait dépasser la limite des possibilités humaines. Mais Malet n’était pas un enfant ; c’était, de plus, un savant ; et, au fur et à mesure qu’il parlait, je me sentais gagné à mon tour par le plus sombre effroi…

« Il m’apprit qu’il était arrivé, sans qu’on l’aperçût, à pénétrer quelques minutes dans le cabinet de travail réservé à Fulber. C’est là que l’inventeur l’avait mis au courant de la terrible aventure qui lui était survenue.

« Sa fille et lui, et le fiancé de sa fille, le Polonais Serge Kaniewsky, dont il a été tant parlé lors du procès des anarchistes, avaient été faits prisonniers par les Fritz sur les côtes d’Angleterre dans le moment que tous trois étaient en train de procéder aux essais, en petit, d’un prodigieux engin capable de détruire une ville à une distance énorme. En même temps qu’ils enlevaient les inventeurs et les jetaient au fond d’un sous-marin, les ravisseurs, bien renseignés, avaient également volé tous les plans, tous les papiers relatifs à l’invention.

« Les captifs, amenés à Essen, avaient été mis en demeure de construire pour le compte de l’Allemagne la torpille aérienne qu’ils avaient imaginée contre elle. Les Fritz, en effet, ne pouvaient rien sans la bonne volonté des inventeurs, car les plans qu’ils possédaient ne donnaient que le tracé et la disposition de la machinerie générale, mais le secret principal de l’invention et certains chiffres n’étaient connus que de Fulber et de Kaniewsky et n’avaient pas été confiés au papier.

« Les deux hommes avaient déclaré que l’on n’obtiendrait rien d’eux et protesté contre la violence inqualifiable qui leur était faite. Pour venir à bout de leur résistance, les Fritz n’avaient pas hésité à martyriser la fille de Fulber, Mlle Nicole. Ils avaient commencé par la priver de toute nourriture. Quand le Polonais avait vu sa fiancée réduite à un état proche de la tombe, il n’avait pu résister à ce spectacle et avait promis tout ce que les autres lui demandaient. Kaniewsky avait donc livré les formules chimiques de l’explosif et le secret de la machinerie, mais en donnant, pour celle-ci, de faux chiffres. Les Allemands s’étaient mis au travail aussitôt. Ils avaient reconnu l’exactitude des formules chimiques et ne doutaient point que le Polonais, auquel on avait promis également une fortune, eût dit toute la vérité !

« Fulber pardonnait à Kaniewsky d’avoir livré la formule de son explosif à air liquide, car à Essen même, on lui avait fait constater que l’Allemagne travaillait à un nouveau trinitrotoluène qui n’était pas loin d’avoir toutes les qualités de sa thermite. Là n’était pas le danger. Ce que Fulber redoutait, par-dessus tout, c’était le moment où les Fritz s’apercevraient que Kaniewsky les avait trompés quant aux chiffres relatifs à la machinerie secrète de la torpille, ce qui ne manquerait point d’arriver d’ici quatre ou cinq mois.

« Kaniewsky, évidemment, avait voulu gagner du temps. Peut-être avait-il espéré que la guerre dans les cinq mois, aurait pris fin, ou tout au moins qu’un événement heureux viendrait sauver les captifs de l’épouvantable situation dans laquelle ils se trouvaient… Mais ce que savait bien Fulber, c’est que Kaniewsky était incapable de voir souffrir Nicole !

« Là était le sujet de l’incessant tourment de l’inventeur, ce qui l’empêchait de dormir, « ce qui lui donnait l’air d’un fou ! » me confia Malet.

« – Chaque minute qui passe, avait râlé Fulber, nous rapproche inévitablement du terme fatal ! Une imprudence de Kaniewsky peut encore précipiter les choses ! La raison de Kaniewsky n’est pas solide depuis qu’il sait qu’ils peuvent faire périr Nicole ! La mienne aussi chancelle à cette idée… Mais, en ce qui me concerne, je suis sûr que je leur résisterai ; pas un mot ne sortira de ma bouche, pas un chiffre de ma plume ; tandis qu’avec Kaniewsky tout est à craindre… Avec lui, ils peuvent tout avoir s’ils savent s’y prendre !… Il faut se rappeler que cet homme a vécu des années avec la seule pensée de la ruine et de la mort du monde !… Il ne faut pas oublier non plus que Paris lui a été aussi cruel que Moscou et Pétersbourg… et qu’il ne s’est échappé des cachots de Schlusselbourg que pour retrouver les caveaux de la Conciergerie !… Enfin, c’est un homme qui brûlerait sans hésitation le genre humain pour éviter un bobo à ma fille !

« Malet, ce jour-là, m’apprit encore qu’on avait complètement séparé Fulber de Kaniewsky, lequel avait été installé au centre des travaux entrepris immédiatement pour la construction de l’engin. On avait également séparé l’inventeur de sa fille. À part cela, on le traitait bien et on lui permettait de continuer la série de ses études sur les vertus curatives du radium.

« Pendant que Malet me racontait ces choses, je ne pouvais détourner mes regards de l’effroyable bâtiment à la charpente duquel était suspendu un peuple d’ouvriers et qui allait bientôt cacher les mystérieux préparatifs du plus grand crime du monde. Et je tremblais d’horreur. Car je ne doutais plus !… Les Fritz étaient gens trop pratiques pour édifier un pareil colosse sur une chimère !… Malet et moi nous nous serrâmes la main fiévreusement. Notre pensée était la même :

« – Mon vieux, lui dis-je, il n’y a pas à chercher ! faut f… le camp d’ici, et aller les prévenir là-bas !… Sur les deux il y en a bien un qui arrivera !

« À la minute même, notre évasion fut décidée. Malet ne revit point Fulber ; s’était-on aperçu de quelque chose, ou s’était-on douté qu’il avait eu un entretien avec Fulber ? Redoutait-on qu’il parvînt à communiquer à nouveau avec lui ? Toujours est-il que Malet ne rentra plus dans l’usine et fut reversé dans la section de radiologie militaire qui était installée aux environs de la ville.

« Cette circonstance nous servit beaucoup. Je n’ai point à raconter ici les détails d’une évasion qui fut minutieusement préparée par nous pendant trois semaines.

« Certaine nuit, nous franchîmes, avec assez de bonheur, le double cordon de sentinelles. Mais, dès le lendemain matin, nous fûmes aux prises avec des difficultés insurmontables. L’alarme avait été donnée très rapidement et nous étions traqués partout. On nous rechercha avec un acharnement sans pareil. Il nous fut impossible, pendant quinze jours, de quitter l’abri que nous avions gagné à la nage, sous un vieux pont de Ruhrort, non loin du confluent de la Ruhr et du Rhin. Quand nous reprîmes notre route, nous avions épuisé nos provisions depuis six jours et nous étions mourants de faim.