À tout hasard il répondit, en souriant de son grand air niais :
« Oh ! moi, je suis un indésirable !
– Vous n’avez pas eu d’ennuis du côté de la Russie ? »
Vladimir toussa :
« Vraiment, mon cher, vous m’avez cru russe ?… Eh bien, moi aussi, je me croyais russe !… Mais figurez-vous que dès le début des hostilités, alors que j’étais prêt à faire mon devoir comme tout le monde, il m’arriva une chose étrange que je vais vous dire.
– Si c’est cette chose qui vous a empêché d’être soldat, vous avez bien dû souffrir, Vladimir !…
– Ne vous moquez point trop de moi, Rouletabille… j’ai toujours aimé la guerre, moi !… Et je ne crains pas les aventures, vous le savez bien !… Tout de même je serai d’accord avec vous sur la question militaire et je ne ferai point de difficulté pour vous avouer qu’il ne me plaisait qu’à moitié de faire la guerre en soldat, moi qui, jusqu’alors, ne l’avais faite qu’en reporter, ce qui demande moins de discipline !…
– Il est vrai, Vladimir, que vous n’avez jamais été bien discipliné…
– N’est-ce pas ?… Je ne vous le fais pas dire !… Or, quand on est soldat et que l’on n’est pas très discipliné, le métier, à ce que je me suis laissé raconter, ne va pas sans certain inconvénient redoutable…
– Bah ! on n’est jamais fusillé qu’une fois ! émit vaguement Rouletabille qui s’amusait de l’embarras grandissant de Vladimir et de l’enchevêtrement de ses explications.
– Vous êtes bon !… Je ne tiens pas du tout à être fusillé, moi !… Aussi, je ne vous cacherai point que lorsque je m’aperçus soudain, en examinant de plus près mes papiers d’identité et en étudiant sérieusement mon statut personnel…
– Votre statut personnel !… Bigre !… vous voilà calé en droit international, Vladimir !…
– Mon Dieu ! il m’a bien fallu l’étudier avec quelques jurisconsultes complaisants, et c’est alors que j’appris qu’à cause d’une certaine naturalisation incomplète de l’un de mes ascendants, je n’avais jamais été russe !…
– En vérité ?… Et qu’êtes-vous donc, Vladimir ?
– Je suis roumain, tout simplement !…
– Tout simplement ! reprit Rouletabille qui ne pouvait s’empêcher de sourire… Prenez garde ! Examinez bien vos papiers, Vladimir !… Il y a des bruits qui courent sur l’entrée en guerre de la Roumanie… »
Mais Vladimir secoua la tête :
« Non ! non ! J’ai des renseignements là-dessus ! La Roumanie restera neutre ! C’est moi qui vous le dis !
– Et qui vous l’a dit, à vous ?…
– Une certaine princesse valaque qui est au mieux avec Enver Pacha !
– Vraiment ? vous fréquentez donc toujours les princesses, Vladimir ? Et, à ce propos, pourrais-je vous demander des nouvelles de la vôtre ? Comment va Mme Vladimir ?
– Elle est morte !…
– Comme vous l’aviez prévu, à ce que je me rappelle, et aussi comme son âge avancé et son goût pour les liqueurs fortes pouvaient le faire craindre, si j’ai bonne mémoire !…
– Ce que je n’avais prévu, mon cher, c’est que cette femme que je croyais riche comme la reine de Saba mourrait sans me laisser un sou, la gueuse !…
– Bah ! Vous êtes encore jeune !… Épousez la princesse Botosani…
– Ah ! on vous a dit !… fit Vladimir en se rengorgeant. À propos, je ne vous ai pas demandé des nouvelles de Mme Rouletabille ?… Toujours auprès de Radko-Dimitrief ? »
Rouletabille ne répondit pas. Le monde entier savait que l’illustre Bulgare Ivana Vilitchkof, mariée après des aventures retentissantes au célèbre reporter de L’Époque{6}, avait abandonné la cause du roi félon, bien avant la trahison de Ferdinand, et avait suivi en Russie le général patriote qui avait mis son épée au service du tsar, dans cette guerre de vie ou de mort pour les races slaves. Dans cette tempête, l’amour de Rouletabille pour sa jeune femme n’avait donc eu à souffrir que de la fatalité qui séparait un ménage tendrement uni.
« Descendons ! fit Rouletabille, on n’a pas l’air de s’embêter ici… »
Ils descendirent.
Dans une vaste pièce qui donnait sur les derrières de l’hôtel et qui avait été l’atelier du peintre, on avait disposé une quantité de petites tables sur lesquelles était servi le champagne de rigueur (30 francs la bouteille).
Cependant, l’assemblée était joyeuse, sans scandale. Il était convenu qu’on dansait entre gens du monde. Le tango, au surplus, rend grave ; et les plus gaies des jolies soupeuses, dès qu’elles se mettaient à la danse, reprenaient cet air inspiré, mais plein d’application, qui caractérise les adeptes de la nouvelle chorégraphie.
Ce dessous tout à fait exceptionnel de Paris pendant la guerre fut loin de séduire, comme on pense bien, notre Rouletabille qui cependant n’était point prude.
Les deux jeunes gens s’étaient assis à une table, près de l’orchestre qui était composé d’un pianiste et de trois violoneux. Ceux-ci n’avaient point d’habits rouges, et ne se disaient pas hongrois.
Il fallut boire du champagne, ce qui n’indisposait point Vladimir. On parla d’abord de choses et d’autres.
« Il y a longtemps que vous avez vu La Candeur{7} ? demanda le Slave ?
– Je n’ai pas eu l’occasion de le voir depuis la guerre, répondit Rouletabille.
– Et il ne vous a pas écrit ?…
– Ma foi, je n’ai rien reçu !…
– Je vais vous dire la raison de son silence vis-à-vis de vous, Rouletabille !… La Candeur est honteux, tout simplement !… La Candeur s’est fait donner une place de tout repos dans les services automobiles de l’arrière !… La Candeur n’est ni plus ni moins qu’un embusqué !…
– Ça c’est dégoûtant ! exprima Rouletabille, sans sourciller…
– Absolument dégoûtant, renchérit Vladimir avec une inconscience magnifique de son cas personnel. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui dire ce que je pensais… mais si je le rencontre…
– Vous aurez bien raison ! dit Rouletabille. Et il ne l’aura pas volé !… »
Puis ils se turent, regardant vaguement les danses. Rouletabille était étonné que le Slave ne dansât pas, et il le lui dit.
« Mon cher, lui souffla Vladimir à l’oreille, j’ai promis à ma princesse de ne plus danser qu’avec elle !… Et elle n’est pas encore arrivée !…
Toutes ces dames me boudent ! Mais je puis bien faire un sacrifice pour cette charmante femme qui quitte, du reste, Paris, dans huit jours !…
– Ah ! oui ! Où va-t-elle ?
– En Roumanie ! Mais, entre nous, elle se rend en Turquie.
– Et elle consent à se séparer de vous ?
– Oh ! elle reviendra le plus tôt possible… Et il faut que vous sachiez que l’issue de la guerre est beaucoup plus proche qu’on ne le croit généralement…
– C’est elle qui vous l’a dit ?
– Elle-même… Et toujours, entre nous, je vais vous dire (ici, Vladimir se pencha à l’oreille de Rouletabille), je vais vous dire ce que lui a confié Enver Pacha… Enver Pacha lui a affirmé que les Allemands avaient trouvé une invention si extraordinaire que, d’ici quelques mois, rien, vous entendez, rien, absolument, ne pourrait leur résister !…
– Ah ! bah ! Et c’est sérieux cette invention-là ?…
– Elle m’en a parlé très sérieusement, mon cher !… »
Après quoi, il y eut entre eux un assez long silence.
« À quoi pensez-vous ? finit par demander Vladimir.
– Je pense à vous, Vladimir, et à l’erreur où vous êtes relativement aux desseins de la Roumanie… Elle va entrer en guerre avant peu : cela, je puis vous l’affirmer et, du moment où je vous le dis, vous savez que l’on peut me croire !…
– Diable ! diable ! fit Vladimir, subitement ému. C’est sérieux, cela ?…
– L’affaire est trop grave en ce qui vous concerne, répondit Rouletabille, pour que je veuille en rire… Songez donc que si vous ne rentrez pas alors en Roumanie, vous serez considéré en France comme déserteur, et traité comme tel. N’est-ce pas affreux ?
– C’est-à-dire que vous m’épouvantez !… Je ne vois pas pourquoi, n’ayant pas pris les armes pour la France ni pour la Russie, je me ferais tuer pour la Roumanie, moi !…
– Le raisonnement me paraît assez juste, obtempéra Rouletabille. Tenez, je suis sûr, Vladimir… je suis sûr qu’en rentrant chez vous, si vous examiniez vos papiers d’origine…
– Certes ! C’est ce que je vais faire dès demain !… Et j’irai retrouver mon jurisconsulte !… On ne peut pas se douter de ce que mon statut personnel est compliqué !…
– Je suis sûr, continua Rouletabille, que vous découvrirez peut-être que vous êtes turc ! tout simplement… d’autant plus que vous parlez le turc comme votre langue maternelle…
– Pourquoi turc ?… La Turquie est en guerre !… Ce seraient encore bien des ennuis de ce côté-là !…
– On n’a point d’ennuis de ce côté-là, quand on a de l’argent, répliqua Rouletabille, car vous savez bien qu’avec de l’argent, on n’est point soldat en Turquie…
– Oui, fit Vladimir, mais moi, je n’ai pas d’argent !
– Si ce n’est que cela, je vous en prêterai ! reprit le reporter.
– Vous m’aimez donc un peu, Rouletabille ? demanda avec hésitation le Slave… et… et… vous êtes donc riche ?
– J’ai, en vérité, beaucoup d’affection pour vous, Vladimir, et je vous le prouve en continuant de vous fréquenter en dépit de vos défauts, qui sont énormes !… En ce qui concerne la question argent, je puis vous dire que je suis plus qu’à mon aise, et que vous aurez tout l’argent qu’il vous faudra !…
– Pour quoi faire ? demanda Vladimir de plus en plus étonné.
– Mais pour passer en Turquie !… Ne m’avez-vous pas dit que vous alliez vous faire turc et passer en Turquie avec votre princesse Botosani qui connaît si intimement Enver Pacha ?
– Ah ! vraiment, je vous ai dit cela !… »
Le Slave fixait le reporter de ses yeux brillants d’intelligence. Tout à coup, il se leva, lui mit la main sur l’épaule et lui dit :
« Allons fumer une cigarette dans le jardin ! »
Il y avait, derrière le petit hôtel, un grand jardin qui, sous la clarté de la lune qui venait de se lever, se montrait absolument désert. Les deux jeunes gens s’enfoncèrent sous la charmille.
« Turc et l’ami d’Enver Pacha ! surenchérit Rouletabille. Mais mon cher, c’est la fortune !… Enver est un galant homme qui ne sait rien refuser aux femmes, et puisque la princesse Botosani est si intelligente et si… intrigante, vous ne saurez tarder d’être chargé de quelque mission de confiance dont on revient à chaque coup, dans ces pays-là, cousu d’or !…
– Je voudrais être cousu d’or ! soupira Vladimir. Dites-moi ce qu’il faut faire, Rouletabille, pour être cousu d’or !…
– Mais peu de chose, mon ami, je vous assure ! Par exemple : se promener dans des trains de luxe à travers le monde, se laisser choyer, dorloter, fêter !… Car, en vérité, y a-t-il une existence plus agréable que celle d’un monsieur qui arrive en pays étranger, chargé par son gouvernement de surveiller une commande de munitions et ayant le pouvoir d’en augmenter l’importance ! On fait tout pour qu’il soit content, cet homme-là ! On se met en quatre pour qu’il n’ait aucun désir à formuler !… Et comme on tient absolument à ce qu’il garde un excellent souvenir de son voyage, on ne le laisse pas partir sans lui avoir donné ce qui est nécessaire pour se faire faire toute une garde-robe en or, si, comme vous, il a rêvé de revenir un jour dans sa chère patrie tout cousu de ce précieux métal !…
– Taisez-vous si vous ne parlez pas sérieusement, Rouletabille… Car vous m’ouvrez des horizons !… des horizons !… Je me vois déjà chez Krupp ! comme représentant de la jeune Turquie !… Avec la princesse Botosani, Rouletabille, tout est possible !…
– Et avec vous, Vladimir, tout est-il possible ? »
Le Slave fut un instant sans répondre, puis, brusquement, il jeta : « Non ! pas ça !… Non ! ça, je ne le pourrais pas !… Servir les Turcs c’est servir les « autres », Rouletabille !… Et ça, je ne le ferai jamais !… Ça n’est peut-être pas bien épatant ce que je vais vous dire : figurez-vous tout de même qu’aux premiers jours de septembre 1914, quand les premières patrouilles de uhlans n’étaient plus très loin de la tour Eiffel… Eh bien ! figurez-vous que j’ai pleuré ! Oui ! j’ai pleuré à l’idée que les Fritz allaient abîmer Paris !… J’aime votre Paris à un point que vous ne pouvez pas imaginer, vous, qui me connaissez sous un aspect plutôt « je-m’en-fichiste », et que seuls peuvent comprendre certains étrangers qui y sont venus une fois et qui sont repartis bien loin et qui y pensent toujours !… J’aime Paris pour tout le plaisir de le voir qu’il m’a donné !… J’aime Paris parce que c’est ce qu’il y a de plus chic au monde !… Et je ne ferai jamais rien contre Paris ! Voilà ! »
Vladimir se tut. Rouletabille lui serra la main dans l’ombre :
« C’est bien, ça !… Mais est-ce que vous feriez quelque chose… pour Paris ?
– Certes !… Et avec quelle joie, quel enthousiasme !… Et surtout… surtout, Rouletabille… si je devais travailler avec vous !… »
Le reporter entraîna Vladimir plus profondément sous la charmille…
Vingt minutes plus tard, quand ils revinrent sur le seuil de la lumière, déversée par les salons où l’on dansait, la figure de Vladimir était particulièrement grave. Les deux jeunes gens échangèrent une solide poignée de main puis, tout à coup, Vladimir dit : « Elle est là ! » et il entra vivement dans le salon.
Rouletabille rentra, lui aussi, dans la salle de danse, pour voir le Slave esquisser les premiers pas d’un two-step en compagnie d’une jeune femme d’une beauté un peu étrange et très fardée. Le couple avait un succès de curiosité marqué. Rouletabille demanda à une voisine :
« C’est la princesse Botosani, n’est-ce pas ?
– Oui, elle est folle de Vladimir Féodorovitch ! Ces grandes dames, vraiment, ne se gênent pas… »
Le reporter resta quelques instants à considérer la princesse avec une grande attention, puis il paya l’addition et sortit de l’hôtel.
Il rentra à pied chez lui, dans un petit appartement qui donnait sur les jardins du Luxembourg.
Il travailla toute la nuit, se coucha à 5 heures, fut réveillé à 9 par Vladimir. Les deux jeunes gens restèrent enfermés jusqu’à midi. À midi, ils se séparèrent.
Rouletabille descendit de chez lui, dans son uniforme de poilu, sauta dans une auto et se fit conduire à un restaurant de quartier de l’avenue de Clichy renommé pour ses tripes à la mode de Caen.
IX – EMBUSQUAGE
Devant la porte, une superbe limousine d’état-major stationnait. Rouletabille jeta un coup d’œil sur cette auto magnifique, constata que le chauffeur n’était ni sur son siège, ni sur le trottoir, pénétra dans l’établissement, passa devant les fameuses chaudières fumantes, gravit un escalier, entra dans une grande salle et aperçut tout de suite, à une petite table placée contre une fenêtre donnant sur l’avenue de Clichy, un militaire de taille et de corpulence imposantes, habillé d’un bleu horizon immaculé, et dont la manche s’adornait d’un brassard avec un bel A majuscule.
Cet énorme guerrier était tellement occupé à faire passer dans son assiette le contenu des plats qui avaient été placés près de lui sur un réchaud qu’il ne leva même pas la tête lorsque le nouveau venu vint s’emparer de la chaise vacante à sa table.
Ce ne fut que lorsque ce convive inattendu se fut carrément assis en face de son assiette qu’il daigna se préoccuper de cette présence insolite.
« Rouletabille ! » s’écria-t-il… et, aussitôt, se levant si brusquement qu’il faillit tout renverser, il saisit le reporter dans ses bras et le serra sur sa puissante poitrine.
« Prends garde, La Candeur ! dit Rouletabille, tu m’étouffes !…
– Ah ! laisse-moi t’embrasser ! Il y a si longtemps… Laisse-moi te regarder !… Mon Dieu ! tu as bonne mine !… moi qui craignais que la tranchée… mais asseyons-nous… ne laissons pas refroidir les tripes !… Tu vas déjeuner avec moi ! Mais par quel miracle es-tu là ? »
Rouletabille, libéré de l’étreinte du bon géant, déclara qu’il avait une faim de loup et que l’on bavarderait au dessert…
« Mange, mon vieux, mange !… Tu sais ! moi ! j’en suis à ma troisième portion et à ma troisième bouteille de cidre bouché !… Ah ! mon bon Rouletabille ! tu ne sais pas combien le métier que je fais donne de l’appétit !…
– Oui, oui ! je sais que l’on est très occupé dans les automobiles d’état-major !…
– Oh ! tu n’en as pas idée !… On est en course tout le temps, mon vieux !… Et il faut être très débrouillard, tu sais ! et à la coule pour tout !… car, dans ce métier-là, on vous fait tout faire, même des achats pour la colonelle dans les grands magasins… Je te dis que tu n’as pas idée !… »
Et le géant soupira, faisant disparaître le reste de sa portion… et en commanda deux autres !…
« Au fond, je vois que tu es très malheureux, mon pauvre La Candeur !… Et, en vérité, je te plains !… Mais tout ceci n’est-il pas un peu de ta faute !… Pourquoi n’es-tu pas venu avec nous dans la tranchée ?… On a des loisirs dans la tranchée !… Sans compter qu’on n’est pas mal nourri du tout !… Et on a le temps de jouer aux cartes : ta passion !…
– Oui, je me suis laissé dire qu’on y jouait pas mal à la manille !… À propos de cartes, fit tout de suite La Candeur, qui était visiblement gêné par le tour que Rouletabille faisait prendre à la conversation, est-ce que tu as des nouvelles de cet animal de Vladimir ?…
– Aucune !… Il y a des siècles que je ne l’ai vu !… Je n’ai pas eu plus de nouvelles de lui que je n’en ai eu de toi ! Et vous prétendiez que vous m’aimiez !… »
La Candeur devint cramoisi. Il leva, au-dessus de la table, un poing énorme :
« Moi ! je ne t’aime pas !… »
Rouletabille arrêta le poing qui allait tout briser.
« Calme-toi, La Candeur, et réponds-moi !…
– Je vais te répondre tout de suite, fit La Candeur qui balbutiait et qui paraissait prêt à suffoquer… Quand la guerre a été déclarée, les choses ont été si précipitées que nous n’avons pas eu le temps seulement de nous voir… nous avons été séparés tout de suite… moi, j’étais dans les services du train… je te jure, Rouletabille, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour te rejoindre !… Enfin, je me suis renseigné… C’est quand j’ai été bien persuadé qu’il m’était impossible, par n’importe quel moyen, d’aller combattre à tes côtés que, ayant eu quelques difficultés avec mes chefs à cause de deux chevaux qui avaient été tués sous moi… !
– Comment ! s’exclama Rouletabille, tu as eu deux chevaux tués sous toi… Et tu n’as pas la croix de guerre ?…
– Mon Dieu ! c’étaient deux petits chevaux qui n’avaient pas de résistance… tu comprends ? Je n’ai eu qu’à m’asseoir dessus et il n’y avait plus personne !…
– Oui, oui, ils sont morts aplatis…
– Quelque chose comme ça. Enfin, il n’y avait pas de quoi me donner la croix de guerre… C’est alors que j’ai eu l’idée que, puisque je ne pouvais monter un cheval sans qu’il lui arrivât malheur, il serait préférable pour tout le monde que je montasse en automobile !… J’avais quelques relations… j’en ai usé… et voilà toute l’histoire !… Maintenant, je te dirai entre nous, car je ne suis pas un foudre de guerre, loin de là !… et tu le sais bien !… Et je ne crânerai pas avec toi !… je te dirai donc que je ne suis pas autrement fâché que les choses se soient arrangées de la sorte… du moment que je ne pouvais pas partir avec toi !… »
Rouletabille regarda bien en face La Candeur dont le trouble ne fit que grandir… Et, tout à coup, le premier reporter de L’Époque se décida à parler :
« La Candeur, je suis venu pour te dire : toutes les difficultés sont levées, tu peux venir maintenant avec moi !… »
Le géant reçut le coup bravement. Il ne s’évanouit point, car enfin, il aimait tellement Rouletabille qu’il aurait pu se trouver mal de joie. Cependant, il fut quelque temps sans pouvoir parler. Et il se reprit tout à coup à rougir et à pâlir, signe manifeste d’une émotion souveraine ! Enfin, il put prononcer :
« Tu ne blagues pas ?…
– Ai-je l’air de blaguer ?… »
De fait, Rouletabille n’avait jamais paru aussi sérieux.
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