Malet surtout était à bout. Il me suppliait de l’abandonner. Je ne pus m’y résoudre, malgré tout ce qu’il put me dire. Enfin, au moment même où, par une nuit noire, nous allions franchir la frontière hollandaise, des coups de feu retentirent derrière nous. Mon compagnon roula à mes pieds tandis que j’étais moi-même blessé au bras. « Sauve-toi ! me cria Malet, et souviens-toi ! » Ce furent ses dernières paroles.

« Je me suis sauvé, monsieur, et me suis souvenu autant que possible !… J’ai souvent pensé aux conversations que j’avais eues avec Malet à propos des révélations de Fulber, et je crois vous avoir répété d’une façon assez précise les paroles qu’il avait entendues dans la bouche de l’inventeur !… »

Nourry avait terminé sa longue narration. Il avait été écouté dans le plus religieux et le plus anxieux silence.

Il s’était tu qu’on l’écoutait encore.

Soudain, une voix que l’on n’avait pas encore entendue s’éleva dans le coin le plus obscur :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire si les machines à coudre que l’on fabrique à Essen sont à point de chaînette à un fil ou à double point de chaînette à deux fils ? »

Nourry, assez étonné de la question, ainsi que tous ceux qui étaient là, du reste, répondit :

« Ils en font de tout genre, monsieur : machines à point de chaînette à un fil, machines à point de surjet, machines à point de navette à deux fils, machines à double point de chaînette à deux fils, machines pour chaussures, etc.

– Merci, monsieur, c’est tout ce que je désirais savoir…

– Vous n’avez pas d’autre question à poser à M. Nourry ? demanda le directeur de la Sûreté qui ne pouvait s’empêcher de sourire au reporter malgré la gravité des circonstances.

– Aucune ! répliqua Rouletabille, le plus sérieusement du monde… aucune !… »

Et comme il s’était légèrement soulevé, il retomba dans son ombre…

Les ministres félicitèrent Nourry ainsi qu’il convenait, lui recommandèrent encore la plus complète discrétion, puis le laissèrent partir. Le directeur de la Sûreté l’accompagna.

VII – UNE IDÉE DE ROULETABILLE

Aussitôt que la porte fut refermée, ces messieurs se levèrent et se mirent à parler en même temps, à l’exception du Président, qui paraissait fort soucieux et plongé dans des réflexions si profondes qu’il ne s’apercevait pas que sa cigarette lui brûlait la moustache.

Mr Cromer n’était pas le moins agité, donnant un démenti à la traditionnelle réputation du flegme britannique ; mais, dans ce fait, il était fort excusable car, ayant déjà fréquenté l’engin, il avait plus de raisons que n’importe qui pour le juger redoutable. Il allongea ses grands bras, les croisa, les décroisa, se prit les mains et se fît craquer les phalanges, et dit :

« Maintenant vous êtes dans le convictionne ! quoi allez-vous faire ! Volez-vous essayer le destructionne de Titania en faisant jeter de la bombe par aéroplanes ! »

Aussitôt, tous les regards se tournèrent vers le Binocle d’écaille… et le Binocle d’écaille dit :

« Sans doute, on peut toujours essayer cela… mais outre que le moyen est loin d’être sûr, il n’empêcherait pas les Allemands de reconstruire le même engin de façon à le mettre, cette fois, à l’abri de toute tentative de ce genre…

– Ce serait retarder pour mieux sauter ! » exprima le Bureau de tabac, en jetant son cigare, qu’il ne fumait plus depuis longtemps.

– C’est exact ! acquiesça le Président en se débarrassant, lui aussi, de son bout de cigarette incendiaire… c’est exact !… il nous faudrait trouver autre chose ! autre chose d’extraordinaire et sur quoi, néanmoins, nous puissions absolument compter ! quelque chose qui nous débarrasse à jamais d’une menace pareille ! car, songez-y, messieurs… quand ils pourront détruire Paris, qu’est-ce que les Allemands ne pourront pas nous demander pour ne le pas détruire ?

– Assurément !… C’est effroyable !… effroyable !… »

Le directeur de L’Époque n’avait encore rien dit depuis le départ de Nourry. Il se contentait de regarder de temps à autre du côté de l’ombre où était enfoui Rouletabille, et comme le reporter ne bougeait toujours pas, il finit par lui jeter ces mots, d’une voix impatiente : « Eh bien, vous !… qu’en dites-vous, Rouletabille ?

– Oui !… pourrait-on savoir ce qu’en pense monsieur Rouletabille ? demanda le Binocle d’écaille en se tournant brusquement vers le jeune homme… car enfin, ajouta-t-il, si nous vous avons fait venir, c’est que votre directeur nous a dit que vous connaissiez Essen !…

– Oh ! je n’ai fait qu’y passer !… J’avais risqué ce voyage pour interroger Bertha Krupp, voyage rapide et inutile, car Bertha Krupp, sur ordre de l’empereur, refusa de me recevoir !…

– Vous n’en êtes pas moins revenu avec un article qui a fait le tour du monde entier et qui est peut-être le plus amusant de tous ceux que vous avez écrits… déclara le directeur de L’Époque.

– Parfaitement ! approuva le Bureau de tabac, je me rappelle très bien. L’article était intitulé : « Comment j’ai manqué Bertha Krupp ! »

– Oui, je l’ai manquée, bien manquée !… et je m’en félicite plus que jamais aujourd’hui ! fit Rouletabille.

– Ah ! ah ! vraiment ! répondit le Binocle d’écaille. Vous vous félicitez aujourd’hui de cela ? Auriez-vous donc une idée, monsieur Rouletabille ?

– Rouletabille a toujours des idées ! affirma le directeur de L’Époque…

– Oui, répondit le reporter, j’ai une idée… mais je ne sais si elle vous agréera… car j’ai entendu demander tout à l’heure une idée extraordinaire et la mienne est bien l’idée la plus ordinaire du monde !

– Voyons donc votre idée ordinaire, jeune homme…, demanda le Bureau de tabac.

– Eh bien, j’ai l’idée d’aller à Essen faire évader Théodore Fulber, sa fille et le fiancé de sa fille, car certainement ils ne consentiraient point à s’en aller s’ils ne peuvent se sauver tous trois… et cela, bien entendu, avant que l’ennemi ne soit en possession du secret de la Titania !

– Eh mais ! vous trouvez cela une idée ordinaire, vous ? fit le Binocle d’écaille, stupéfait.

– C’est une idée si ordinaire, monsieur, qu’elle peut ne pas réussir…

– Si elle ne réussit pas, que ferez-vous ?…

– Eh ! monsieur, la seule chose qui me reste à faire !… et qui m’est indiquée d’une façon tout à fait précise par le bon bout de la raison… Si je ne puis sauver les trois êtres qui possèdent le secret de Titania, il ne me restera plus, pour nous sauver de ce secret, d’une façon absolue, comme le demande M. le Président, il ne me restera plus qu’à les tuer tous les trois !… »

Ceci avait été dit d’une voix si nette et si tranchante que tous ceux qui étaient là s’avancèrent vers le jeune reporter, d’un même mouvement, sous le coup d’une même émotion…

Cependant, s’ils ne doutèrent pas une seconde que Rouletabille ne fût capable d’accomplir ce qu’il disait, l’occasion s’en présentant… ils ne furent pas longs à penser justement que cette occasion avait bien des chances de ne point s’offrir et qu’il était à peu près impossible de la faire naître… Ne lui fallait-il pas d’abord se rendre à Essen ?…

« … Et puis… Je ne vois point comment vous pourriez, à vous tout seul… exprima le Président.

– Ceci est son affaire !… Ceci est son affaire ! fit le directeur de L’Époque… Quand Rouletabille dit quelque chose…

– D’abord, je n’ai point dit que je ferais l’affaire à moi tout seul ! interrompit Rouletabille.

– Je vous avertis, déclara en souriant le Binocle d’écaille, que je n’ai point trop d’hommes et que si vous me demandez une armée pour prendre Essen !…

– Rouletabille n’a pas besoin d’une armée, déclara le directeur de L’Époque… Avec deux de ses camarades, il a soutenu un siège de huit jours, dans une vieille tour de l’Istrandja-Dahg, contre trois mille Pomaks qui avaient du canon{2} !

– Messieurs, dit le reporter, si les deux camarades dont vient de parler le patron consentent à m’accompagner et à m’aider, je vous jure qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que mon projet réussisse !…

– Autrefois, Rouletabille, grogna le directeur, vous seriez parti tout seul, mon garçon ! et vous n’auriez pas accordé une chance sur cent à la non-réussite de votre affaire ! Vous auriez dit simplement : « Je pars ! et je réussirai ! »

– Oui, mais autrefois, je n’avais pas affaire à des adversaires si redoutables !… » répliqua le reporter.

À ce moment, une porte s’ouvrit brusquement et la figure bouleversée du directeur de la Sûreté apparut : il paraissait en proie à une émotion tout à fait extraordinaire et il fallait qu’elle le fût, en effet, car M. le directeur était renommé pour le sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, même dans les circonstances les plus difficiles…

« Messieurs !… Messieurs ! balbutia cet homme, d’une voix épouvantée, un malheur !… un incroyable malheur !… En sortant d’ici… Nourry, à qui je venais de donner rendez-vous pour demain… Nourry a été abordé au coin de la rue des Saussaies par deux ivrognes… Nourry a appelé au secours ; les agents sont arrivés trop tard. Nourry était dans le ruisseau. Il perdait son sang à flots… Il avait la carotide tranchée par un coup de couteau !… »

Une exclamation d’horreur sortit de toutes les bouches.

– « Est-il mort ? haleta le Président.

– Dans nos bras, sans avoir prononcé un mot !

– Et les ivrognes ? interrogea la voix calme de Rouletabille.

– Ils se sont sauvés !… mes agents battent toutes les rues avoisinantes… tout le quartier !… mais, je vais vous dire, monsieur le Président !… je vais vous dire une chose terrible… si je ne les retrouvais pas, cela ne m’étonnerait pas ! Je crois à un coup monté !…

– Il ne faut pas y croire, monsieur le directeur, il faut en être sûr !… déclara Rouletabille. (Et, se tournant du côté de son patron :) Quand je vous disais que nous ne serions pas trop de trois contre ces gens-là… chez eux !… »

VIII – TANGO

Le lendemain de cette séance mémorable, vers les 8 heures du soir, on pouvait voir certain poilu de notre connaissance errer, la pipe à la bouche, dans toutes les rues adjacentes des grands boulevards, de la rue du Helder à la rue Royale.

Il entrait à peu près dans tous les bars, tout au moins dans ceux qui étaient fréquentés par une clientèle soi-disant élégante de « rastas » que la guerre n’avait pas chassés de Paris ou tout au moins qui y étaient revenus depuis la Marne.

Si le poilu en question se faisait servir un glass{3} dans chacun de ces établissements, il devait avoir une santé peu ordinaire pour continuer son chemin avec une démarche aussi assurée que celle qui l’amena finalement dans une petite boîte de la rue Caumartin, devant un comptoir où il s’accouda avec mélancolie.

Pour la dixième fois depuis deux heures, il demanda un quart Vittel, car Rouletabille (c’était lui) était d’un naturel sobre, surtout quand il travaillait. Et nous le surprenons ici en plein travail.

Il s’adressa à une aimable dame un peu empâtée, qui avait dû être jolie quelque vingt ans auparavant et qui surveillait méticuleusement la distribution des cocktails et autres drinks{4} à une clientèle mixte dont le sexe faible n’était point, tout bien considéré, le plus bel ornement.

Ces dames, comme la patronne, étaient généralement d’âge, tandis que leurs cavaliers étaient jeunes. Rouletabille s’imaginait bien en reconnaître quelques-uns pour les avoir vus, quelques mois avant la guerre, glisser sur les parquets des thés-tangos avec une grâce qui devait leur rapporter dans les 20 francs à la fin de la journée.

« Pardon, madame, pourriez-vous me dire si Vladimir Féodorovitch doit venir ici ce soir ?

– Le professeur Vladimir ? répliqua la dame empâtée en tapotant les frisettes de sa perruque rousse…, mais il y a des chances, monsieur le poilu !… Tenez ! hier encore à cette heure-ci, il dînait à cette table.

– Pensez-vous qu’il va revenir dîner ce soir ?

– Oh ! c’est fort probable ! à moins qu’il n’ait été invité à dîner en ville par sa princesse !…

– Ah ! oui ! la princesse Botosani !…

– Ah ! vous êtes au courant…

– Je sais que c’est un garçon qui a de belles fréquentations, n’est-ce pas, madame ?

– Tu parles !… Le professeur Vladimir n’est pas le premier venu ! Il ne donne point ses leçons à tout le monde ! Dans « la haute » on en raffole ! Ah ! la guerre lui a fait bien du mal ! Mais ce n’est pas un ballot, et il s’en tire tout de même ! Il faut bien !

– Madame, j’ai justement une affaire magnifique à proposer à Vladimir Féodorovitch et je vous serais fort reconnaissant si vous pouviez me donner son adresse !

– Son adresse ? Eh ! monsieur ! c’est ici, son adresse, et dans tous les bars chics du quartier ! c’est là qu’il se fait envoyer sa correspondance… »

Rouletabille jeta les yeux sur des lettres qu’elle lui montrait. Leur timbre indiquait qu’elles étaient là depuis plusieurs jours. Impatienté, il demanda à brûle-pourpoint :

« Où danse Vladimir, ce soir ?

– Eh ! mon petit, vous savez bien que les boîtes de tango sont fermées depuis la guerre !

– Je le sais ! mais je n’ignore pas non plus qu’il y en a de clandestines qui se sont ouvertes. Parlez ! vous pouvez avoir confiance, et puis, je vous le dis, c’est dans l’intérêt de Vladimir !… une affaire énorme ! Où danse-t-il ?

– Où qu’il danse, on ne vous laissera point entrer avec votre capote de poilu !

– Ne vous occupez pas de ça, dites vite !…

– Eh bien, vous trouverez Vladimir, à partir de dix heures, dans un petit hôtel de la rue de Balzac dont je ne me rappelle pas le numéro mais que vous reconnaîtrez facilement à la quantité d’automobiles qui y amènent les amateurs. Tenez ! c’est l’ancien hôtel du peintre Chéron ! y êtes-vous ?

– J’y suis ! répondit Rouletabille en se levant. Au revoir et merci ! »

Une heure plus tard, il se trouvait devant l’hôtel désigné. Il avait revêtu sa tenue civile la plus élégante, mais il n’avait pas lâché sa pipe.

C’était par une nuit noire, dans une rue noire.

L’hôtel lui-même ne sortait de l’ombre opaque que lorsque les lanternes d’une auto venaient l’éclairer. L’auto stoppait, un couple en descendait, une petite porte sur la gauche de l’hôtel s’ouvrait, le couple disparaissait et l’auto s’éloignait, allait se garer une centaine de mètres plus loin.

Les arrivées se faisaient de plus en plus nombreuses.

En glissant le long du trottoir, le reporter entendit une douce musique ; l’écho langoureux et traînard des tangos d’antan.

« Ils sont vraiment enragés, pensait le reporter, et puis, on ne doit pas seulement danser là-dedans, on doit jouer. »

Rouletabille réfléchit qu’il était impossible que la police ne fût pas au courant de ces petites réunions nocturnes, mais qu’elle avait intérêt à les laisser quelque temps jouir d’un semblant de sécurité pour y pincer certains personnages intéressants qui ne pouvaient manquer de fréquenter un milieu aussi interlope.

Il avait pris soin de remarquer la façon qu’avaient les arrivants de frapper à la petite porte : trois coups, puis un coup, puis deux coups. Personne ne sonnait. Il frappa à son tour.

La porte s’ouvrit. Une vieille femme, la concierge sans doute, lui demanda ce qu’il voulait. Il répondit qu’il était venu pour voir M. Vladimir Féodorovitch ; il affirma même qu’il avait rendez-vous avec lui !…

La concierge le fit entrer dans une petite salle très sommairement meublée d’une table et de deux chaises.

Rouletabille n’attendit pas longtemps.

Il vit presque aussitôt arriver Vladimir qui, en l’apercevant, se mit, selon sa coutume d’autrefois{5}, quand il voulait marquer sa joie, à sauter comme une danseuse de théâtre, et à esquisser avec ses longues jambes ce qu’on appelle, en chorégraphie vulgaire, une « aile de pigeon ».

« Rouletabille !… Ça c’est chouette !… Alors, on n’est plus de tranchées ?…

– Et vous ?… »

Vladimir cessa de danser. Il regarda Rouletabille « de coin » en lui serrant la main. Il ne savait pas exactement si l’autre voulait plaisanter.