Des hommes débouchaient de toutes parts et semblaient sortir de terre.
Tout ce noir fourmillement marchait sans un cri, sans même un chuchotement. On entendait les pas innombrables sur le pavé. La petite troupe dans laquelle se trouvait le reporter était comme entraînée dans ce muet tourbillon.
L’impression était sinistre de cette sombre armée se rendant en silence à son effroyable besogne, entre les façades noires et enfumées des maisons devant lesquelles s’étalait, comme des morceaux de linge sale, le carré lamentable des petits jardins déguenillés.
À mesure que l’on approchait des usines, le regard était arrêté par d’énormes conduites de fonte qui traversaient les rues, d’un mur à l’autre, reliant les ateliers, barrant l’horizon à la hauteur du deuxième étage…
Enfin, voici le mur, et l’une des cent portes gardées par les pompiers à casquette rouge qui font sentinelle et qui dévisagent ceux qui entrent avec la plus active vigilance. La troupe s’était arrêtée près de la loge du portier.
Le fleuve des ouvriers glisse, s’engouffre sous le portique.
Rouletabille s’est placé de façon à ne rien perdre de ce qui se passe lors de l’entrée des ouvriers. Chacun d’eux décroche en entrant, d’une immense table noire, un jeton de métal qui porte son numéro. Sans doute, l’ouvrier doit-il, en arrivant dans l’atelier, le remettre au chef d’atelier ; puis il le lui reprendra en sortant le soir et le jettera ici, dans cette caisse qui a la forme d’une énorme boîte aux lettres et dans laquelle, en effet, une équipe sortante précipite à l’instant même ses jetons… Le lendemain, chacun retrouve son jeton à la même place que la veille, et ainsi nul ne saurait échapper au contrôle.
Enfin, le feldwebel fait un signe. Et les prisonniers se remettent en marche. À ce moment, l’émotion de Rouletabille est à son comble. Il va pénétrer dans ce monde si jalousement gardé des usines, et ce sont les Allemands eux-mêmes qui vont l’y introduire.
Une si parfaite réalisation de son plan l’enivre d’une telle joie qu’il doit songer à la dissimuler ! Il avait tant redouté d’être forcé finalement de travailler pendant la nuit, ou dans l’ombre, en se dissimulant, au prix de mille périls, dans ce pays du brouillard, et du charbon, et du fer qui va de Düsseldorf à Dortmund en passant par Elberfeld, Duisbourg, Mülheim, Solingen, Oberhausen, et dont Essen n’est qu’un quartier, et dont les usines d’Essen sont le centre formidable !
Or, voilà que l’ennemi prenait soin de l’aller déposer, lui, Rouletabille, dans l’ombre même de la Titania !…
Ils passent sous la porte !… Ils sont dans l’antre de la bête !…
On les fait pénétrer tout de suite dans une petite pièce où ils doivent subir une visite minutieuse ; c’est la cinquième de ce genre depuis que Rouletabille est un pauvre prisonnier. Mais cette fois les privautés, les exigences des préposés à cette redoutable inquisition n’eurent point le don d’irriter le jeune homme.
La première phrase qu’il lit sur les murs de Krupp est celle-ci, répétée sur de multiples écriteaux : Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen…
« Entendu ! se dit en aparté le reporter !… On y fera attention aux espions et aux espionnes !… Pouvez regarder, allez ! rien dans les mains ! rien dans les poches !… »
Et les voilà maintenant qui traversent l’usine…
C’est d’abord un préau immense tout sillonné de rails, encombré d’engins, de débris, couvert de barres d’acier et de machines.
Et puis, ce fut une déambulation dans un tintamarre de plus en plus assourdissant, le long des murs interminables… Puis, il y eut des cours à traverser, des conduites de fonte à enjamber, des voies à éviter, des machines monstrueuses à contourner… pendant que ronflaient les feux d’enfer dans les cheminées géantes et que, de temps à autre, surgissaient des visions de démons dans des fleuves de flammes, quand la porte d’un atelier était poussée…
Enfin, tout au centre, ou tout au moins au beau milieu des établissements Krupp, la petite troupe s’arrêta devant une grande caserne de briques noircies par la fumée…
On la fit entrer dans un vestibule branlant, dont les murs crevassés étaient étayés par des poutres neuves.
Un escalier sordide. Le feldwebel s’y engagea, appela quelqu’un et un autre sous-officier apparut sur les marches grasses et noires.
Ils échangèrent des feuilles et procédèrent à l’appel des prisonniers.
Michel Talmar a répondu le premier : « Présent ! »… Il est aussitôt dirigé par un vieux soldat vers un dortoir lugubre.
Il y a là une succession considérable de chambres qui servaient autrefois de dortoirs aux ouvriers célibataires (explique le vieux territorial bavard), ces chambres ont été dernièrement consacrées au logement des prisonniers militaires qui travaillaient à l’usine.
Ainsi Rouletabille va coucher à l’usine même !…
Ah ! comme il est récompensé de cet éclair de génie qu’il a eu en saisissant tout à coup le parti qu’il pouvait tirer de ce passage du récit de Nourry où celui-ci avait parlé de la fabrication des machines à coudre à Essen ! Si seulement il pouvait apercevoir La Candeur ! Quel coup d’œil il jette sur toutes les chambres dont la porte est entrouverte ! Mais ces chambres sont vides. Les prisonniers, à cette heure, sont aux ateliers…
C’est tout à l’extrémité du couloir, à la dernière porte de droite que l’on conduit Rouletabille. Son territorial lui fait signe qu’il est arrivé. Il doit cependant attendre ses compagnons de captivité dans le couloir avant d’entrer dans la chambre.
Ceux-ci arrivent et s’arrêtent à tour de rôle devant des portes qui leur sont désignées par le feldwebel. Le couloir est gardé aux deux extrémités. Sur un ordre, tout le monde disparaît dans les chambres. Il y a une fenêtre par chambre. Le jour qui pénètre par là est des plus pauvres ; Rouletabille constate, en effet, que la cour au centre de laquelle s’élève sa caserne est ceinte de hauts bâtiments noirs.
Ce n’est pas encore par là qu’il apercevra quelque chose de l’édifice monstrueux dans les flancs duquel les Allemands cachent la Titania !…
Depuis qu’il est à Essen, il ne songe qu’à elle, mais en vain, à tous les angles de rues, sur toutes les places, au-dessus des murs, son regard a-t-il cherché quelque chose de la gigantesque bâtisse. Rien n’est venu lui rappeler la silhouette bizarre du monument fantastique dont a parlé Nourry.
Il se retourne et considère attentivement ce petit coin dans lequel il va vivre et se reposer entre les heures de travail. Il y a là dix lits de fer, peints en vert, bas et recouverts d’une limousine grise. Des lits ! Décidément, on les soigne, on les gâte, ceux qui consentent à travailler chez Krupp.
Contre les murs, sept armoires étroites, des portraits, celui de l’empereur et de l’impératrice, celui des deux Krupp : le père, barbe blanche, nez fin, œil énergique, traits fermes et anguleux : le fils, le dernier, gras, l’air indécis, sans volonté, triste et doux, le nez portant des lunettes. Entre les portraits, des pancartes où se lit l’éternelle inscription :
Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen !…
Ce conseil, qui s’adressait autrefois aux prisonniers allemands et qui s’adresse maintenant à des prisonniers français, fait encore sourire le jeune homme.
Les lits se touchent presque. Comme ameublement, c’est tout. Il se répète exactement dans toutes les chambres comme a pu le constater Rouletabille à travers les vitres des portes. Toutes les portes sont vitrées et la surveillance, ainsi, est rendue des plus faciles.
Le feldwebel qui a la responsabilité de l’étage, comme une gouvernante d’étage dans un caravansérail à la mode, est un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années, à figure de brique barrée d’une énorme moustache blanche qu’il relève inlassablement en roulant des yeux terribles.
Pas méchant homme, doit être bon père de famille, veut en imposer aux prisonniers : ainsi le juge au premier abord Rouletabille qui le voit entrer dans sa chambre et l’entend énumérer en termes retentissants et comminatoires les principaux points du règlement intérieur. Rouletabille reçoit le numéro 284.
Il occupera la couchette n° 9. On se lève à 5 heures, on se couche à 9. À partir de 9 heures, le silence le plus absolu est de rigueur. Naturellement, le prisonnier fait son lit et lave son linge. Il reçoit, moyennant 80 pfennigs par jour, le logis, le couvert, et une paire de draps toutes les trois semaines ! On les gâte !… On les gâte !…
Un coup de sifflet retentit dans le corridor.
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