Il paraît que la soupe est servie pour les nouveaux arrivés. Derrière le feldwebel, les jeunes gens pénètrent dans une salle assez grande ; il y en a une de cette sorte pour cinq dortoirs ou chambres telles que celle qu’habite Rouletabille…

Là encore, les quatre inévitables portraits, l’inscription relative aux espions et une longue table entourée d’escabeaux. C’est la salle à manger. Un déjeuner assez rudimentaire va être servi aux voyageurs qui n’ont pas mangé depuis la veille à midi et qui meurent de faim. Une table ! des chaises, décidément, on ne les traite pas en prisonniers mais en ouvriers ! Le couvert est mis !… une assiette profonde de fer émaillé, une fourchette et une cuiller de fer battu !… Quel luxe !…

La soupe, servie par de vieilles femmes qui arrivent des cuisines, est une espèce de rata où flottent quelques morceaux de viande qu’on ne saurait dénommer. 500 grammes de pain pour la journée. De l’eau à discrétion. Mais on a la ressource de faire venir de la bière de la cantine. À la fin du repas, un peu d’eau chaude au goût de gland qui a la prétention d’être du café !… Mais qu’importe à Rouletabille. Il se préoccupe bien, lui, de la nourriture !

Le feldwebel au teint couleur de brique, qui est heureux d’entendre un Français parler l’allemand, se pique, lui aussi, d’entendre et de parler un peu le français. Il dit à Rouletabille qui, tout en pensant à autre chose, semble considérer sans enthousiasme son assiette : « Ja, ja, triste ! aber, c’est la guerre !… »

Après le déjeuner, on leur montre, toujours au même étage, une salle avec quelques cuvettes crasseuses, et une autre salle, avec une auge centrale où les prisonniers peuvent nettoyer eux-mêmes leur linge ; c’est le lavoir. Rouletabille profite de ce qu’il se trouve à côté du feldwebel pour lui demander : « On fait donc tout ici ?… On ne sort jamais d’ici ?…

– Jamais ! à moins que ce ne soit pour aller aux ateliers ou pour la promenade dans le préau… Mais jamais on ne sort de l’usine !… nie und nimmer ! (Au grand jamais !)…

– Eh bien, me voilà renseigné ! »

On les laissa procéder à leur toilette. Chacun pouvait aller dans les salles communes : lavabo, lavoir, salle à manger, mais chacun ne pouvait pénétrer que dans sa chambre, sans risquer le Conseil de guerre. Sur l’ordre du feldwebel, Rouletabille dut expliquer cette partie du règlement à ses compagnons de captivité…

Après les ablutions, le reporter regagna donc sa chambre ou plutôt son dortoir. Il se jeta sur son lit non pour dormir, mais pour réfléchir…

XI – ROULETABILLE S’ORIENTE

Depuis le récit de Nourry, deux mois s’étaient écoulés ; Fulber, à cette époque, considérait que cinq mois ne se passeraient point sans que les Fritz fussent amenés à s’apercevoir qu’ils avaient été en partie trompés par le Polonais et, par conséquent, sans que celui-ci ne fût sommé de livrer tout le secret de l’inventeur !…

Il resterait donc à peu près trois mois à Rouletabille pour sauver Paris de la terrible Titania. Mais ce laps de temps ne lui était nullement assuré ; depuis deux mois, des événements avaient pu se passer et le réduire considérablement.

Voilà ce qu’il fallait savoir avant tout ! Et, pour le savoir, il fallait joindre l’un de ces trois êtres sur la tête desquels se jouait l’un des plus formidables drames que le monde eût connus : Fulber, sa fille Nicole, Serge Kaniewsky !

Pour les joindre, il fallait savoir s’ils habitaient tous trois dans l’usine ! ou hors de l’usine !… l’endroit précis qu’ils occupaient, l’espace qui les séparait les uns des autres et chacun de Rouletabille.

Pour agir hors de l’usine, Rouletabille avait engagé Vladimir ; pour travailler dans l’usine, il s’était adjoint La Candeur. Ces deux aides, les trouverait-il à leur poste ? Seconde question, importante à régler le plus tôt possible ; car Rouletabille, évidemment, ne travaillerait pas de la même façon s’il avait huit jours devant lui ou deux mois, s’il devait faire tout seul, ou s’il devait faire à trois.

Il se donna trois jours pour se renseigner là-dessus.

Après cette résolution, la fatigue sembla un instant le dominer. Un demi-sommeil le gagna et il laissa tomber sur le plancher sa pipe éteinte. Le bruit qu’elle fit en tombant le réveilla tout à fait. Il eut honte de lui-même, se jeta au bas de sa couche, se baissa pour ramasser sa pipe et, tout à coup, resta en arrêt devant un objet extraordinaire dont la vue avait failli lui arracher une exclamation de joie.

Sous le lit, à côté du sien, il y avait un soulier ! un énorme soulier ! Il y en avait même deux, l’autre étant caché par celui qu’il voyait ! Et ce soulier suffisait au bonheur de Rouletabille ! Ah ! la belle chaussure ! il la reconnaissait !… le beau cuir !… et soigné ! et brillant, reluisant, magnifique ! et il y en avait !… Certainement le propriétaire de ce soulier-là devait chausser quelque chose comme du quarante-sept ! et encore !…

Le cœur battant, Rouletabille allongea une main tremblante sous le lit n° 8 et ramena un soulier d’abord, puis l’autre… Quelque temps il considéra cette énorme paire de ribouis sans pouvoir retenir des petits soupirs de satisfaction. « C’est lui ! se disait-il, ce ne peut être que lui qui se promène ici dans d’aussi superbes godilles ! »

Le reporter ne pouvait plus douter que le destin favorable l’eût fait le compagnon de chambrée de La Candeur ! Certes, Rouletabille avait un peu aidé la fortune par ses combinaisons, et il était tout à fait normal que fussent réunis dans un même groupe les prisonniers militaires qui travaillaient dans un même atelier ; cependant les imaginations les plus parfaites ne sont point toujours récompensées par une réalisation aussi mathématique ! et le cœur du jeune homme en fut tout réchauffé. Il eut confiance en un prochain avenir.

Il était midi et demi environ, quand il y eut dans le couloir un grand remue-ménage. C’étaient les ouvriers prisonniers qui rentraient. Ce jour du dimanche, les autorités leur accordaient tout l’après-midi pour se délasser, se promener dans leur préau ou écrire. Ils pouvaient même jouer aux dominos et aux dames dans la salle commune.

Quand l’équipe de son dortoir fit irruption dans la pièce, Rouletabille était étendu sur son lit, les yeux grands ouverts.

Huit prisonniers défilèrent devant lui, le saluant d’un bonjour amical tout en retirant leurs vêtements de travail. Les uns s’en furent au lavabo. Les autres lui posèrent quelques questions. Il répondit vaguement, affichant une fatigue extrême… et fermant les yeux.

Il n’avait pas vu La Candeur et il ne voulait interroger personne…

Soudain, le plancher du corridor se mit à gémir sous des pas puissants ; le cœur de Rouletabille battit à coups plus précipités et le reporter rouvrit les yeux. La Candeur entra !

D’abord La Candeur ne vit pas Rouletabille. Il jeta sa capote sur son lit en criant : « Ouf ! fini l’emballage de la semaine !… » Et puis il s’affaissa sur le sommier qui craqua ; après quoi, La Candeur se déchaussa en poussant des « han ! » lamentables…

« Qu’est-ce qu’il y a encore, Pichenette ?… demanda l’un des prisonniers…

– Bonsoir de bonsoir ! je te défends de m’appeler comme ça ! t’entends bien, l’Enflé ?

– Tu m’appelles bien l’Enflé, moi qui n’ai pas deux sous de lard sous la peau, je peux bien t’appeler Pichenette, toi qu’as un poing à assommer un bœuf !…

– Possible, mais j’ai un vrai nom qui ne faut pas oublier !… J’m’appelle… René Duval !… tout simplement !… Ouf ! je ne m’en souvenais plus ! » grogna en aparté La Candeur qui se redressa après avoir déposé précieusement ses godilles au pied de son lit.

En se relevant, il aperçut tout à coup Rouletabille…

D’abord, il vacilla… Son grand corps eut une oscillation de pendule, puis sa bouche s’ouvrit, énorme… puis se referma sur le cri qui ne fut plus entendu que comme un lointain grognement.

De ses yeux fixes, Rouletabille foudroyait M. René Duval !

« Eh bien, Pichenette, reprit l’Enflé, qu’est-ce qu’il te prend ?

– Je grogne à l’idée du mauvais déjeuner que nous allons faire ! répondit La Candeur en détournant avec effort son regard de celui de Rouletabille… Sûr ! ils ne vont pas nous servir des tripes à la mode de Caen !

– Te faudrait-il aussi une bolée de cidre de Normandie ?

– Hélas !

– Tiens, v’là la cloche !… »

Deux coups de sifflet stridents appelaient les hommes à table. Le petit dortoir se vida.