C' étaient de braves chevaux, Féodor Féodorovitch, qui, eux aussi, voulaient boire à la santé de l' empereur. J' étais bien embarrassé à cause de la discipline. La salle, la cour, tout était plein ! Et je ne pouvais faire monter les chevaux en cabinet particulier ! Tout de même, je leur fis porter du champagne dans des seaux et c' est alors qu' a eu lieu ce f‚cheux mélange que je tenais tant à éviter ; un grand mélange de bottes et de sabots de cheval qui était bien la chose la plus gaie que j' aie jamais vue de ma vie. Mais les chevaux étaient bien les plus joyeux et dansaient comme si on leur avait mis une torche sous le ventre et tous, ma parole, étaient prêts à casser la figure de leurs cavaliers, pour peu que les hommes ne fussent pas du même avis qu' eux sur la route à suivre. à la fenêtre du cabinet particulier, nous mourions de plaisir de voir une pareille salade de bottes et de sabots dansants. Mais les cavaliers ont ramené tous leurs chevaux à la caserne, avec de la patience, parce que les cavaliers de l' empereur sont les premiers cavaliers du monde, Féodor Féodorovitch ! Et nous avons bien ri ! à
votre santé, Matrena Pétrovna.
Ces dernières gracieuses paroles s' adressaient à la générale Trébassof elle-même qui haussait les épaules aux propos insolites du gai conseiller d' empire. Elle n' intervint dans la conversation que pour calmer le général qui voulait faire " coller " toute la sotnia au cachot, hommes et chevaux. Et, pendant que les convives riaient de l' aventure, elle dit à son mari, de sa voix décidée de maîtresse femme :
-Féodor, tu ne vas pas attacher d' importance à ce que raconte notre vieux fou d' Ivan. C' est l' homme le plus imaginatif de la capitale, accompagné de champagne.
-Ivan ! ... tu n' as pas fait servir aux chevaux du champagne dans les seaux ! Vieux vantard, protesta, jaloux, Athanase Georgevitch, l' avocat bien connu pour son solide coup de fourchette, et qui prétendait posséder les meilleures histoires à boire et qui regrettait de n' avoir pas inventé celle-là.
-ma parole ! Et de première marque ! J' avais gagné
quatre mille roubles au cercle des marchands. Je suis sorti de cette petite fête avec cinquante kopecks.
Mais, à l' oreille de Matrena Pétrovna s' est penché
ErmolaÔ, le fidèle intendant de campagne qui ne quitte jamais, même à la ville, son habit nankin beurre frais, sa ceinture de cuir noir et ses larges pantalons bleus et ses bottes brillantes comme des glaces (comme il sied à un intendant de campagne qui est reçu chez son maître, à la ville). La générale se lève, après un léger coup de tête amical à sa belle-fille Natacha
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qui la suit des yeux jusqu' à la porte, indifférente en apparence aux propos tendres de l' officier d' ordonnance de son père, le soldat poète Boris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, sur leurs barricades.
ErmolaÔ a conduit sa maîtresse dans le grand salon et là il lui montre une porte qu' il a laissée entr' ouverte et qui donne sur le petit salon précédant la chambre de Natacha...
-il est là ! Fait ErmolaÔ à voix basse.
ErmolaÔ, au besoin, aurait pu se taire, car la générale e˚t été renseignée sur la présence d' un étranger dans le petit salon par l' attitude d' un individu au paletot marron, bordé de faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la police russe (ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue). L' homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon et regardait ce qui se passait dans le petit salon par l' étroit espace de lumière qui se présentait entre la porte entr' ouverte et le mur, près des gonds. De cette manière ou d' une autre, tout personnage qui voulait approcher du général Trébassof était ainsi mis en observation, sans qu' il s' en dout‚t, après avoir été fouillé tout d' abord dans la loge (mesure qui ne datait que du dernier attentat).
La générale frappa sur l' épaule de l' homme à genoux, avec cette main héroÔque qui avait sauvé la vie de son mari et qui portait encore des traces de l' affreuse explosion (dernier attentat o˘ Matrena Pétrovna avait saisi à pleine main la boîte infernale destinée à faire sauter le général).
L' individu se releva et, à pas feutrés, s' éloigna, gagna la véranda o˘ il s' allongea sur un canapé, simulant immédiatement un pesant sommeil, mais surveillant en réalité les abords du jardin.
Et ce fut Matrena Pétrovna qui prit sa place à la fente de la porte et qui observa ce qui se passait dans le petit salon. Du reste, ceci n' était point exceptionnel. C' était elle qui avait le dernier coup d' oeil sur tout et sur tous. Elle rôdait, à toute heure du jour et de la nuit, autour du général, comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître. Cela avait commencé à Moscou après la terrible répression, les massacres de révolutionnaires sous les murs de Presnia, quand les nihilistes survivants avaient laissé derrière eux une affiche condamnant à mort le général Trébassof victorieux. Matréna Pétrovna ne vivait que pour le général. Elle avait déclaré qu' elle ne lui survivrait point.
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