Elle avait deux fois raison de le garder.
... mais elle n' avait plus confiance...
il s' était passé chez elle des choses qui avaient dérouté sa garde, son flair, son amour... elle n' avait parlé de ces choses-là qu' au grand maître de la police koupriane, qui en avait parlé à l' empereur...
et voilà que l' empereur lui envoyait, comme suprême ressource, ce jeune étranger... Joseph Rouletabille, reporter...
... mais c' était un gamin ! Elle considérait, sans comprendre, cette bonne jeune tête ronde, aux yeux clairs et-dès le premier abord-extraordinairement naÔfs, des yeux d' enfant. (il est vrai que dans le moment le regard de Rouletabille ne semble point d' une profondeur de pensée surhumaine, car, laissé en face de la table des zakouskis dressée dans le petit salon, le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer, à la cuiller, ce qui reste de caviar dans les pots.) Matrena remarquait la fraîcheur rose des joues, l' absence de duvet au menton, pas un poil de barbe... la chevelure rebelle avec des volutes sur le front... ah ! Le front... le front, par exemple, était curieux. Oui, c' était, ma foi, un curieux front avec des bosses qui roulaient au-dessus de l' arcade sourcilière profonde pendant que la bouche s' occupait... s' occupait... on e˚t dit que Rouletabille n' avait pas mangé depuis huit jours.
Maintenant, il faisait disparaître une magnifique tranche de sterlet de la Volga, tout en contemplant avec sympathie une salade de concombres à la crème, quand Matrena Pétrovna parut.
Il voulut s' excuser tout de suite et parla la bouche pleine :
-je vous demande pardon, madame, mais le tsar a oublié de m' inviter à déjeuner.
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La générale sourit et lui donna une solide poignée de main en le priant de s' asseoir :
-vous avez vu sa majesté ?
-j' en sors, madame. C' est à la générale Trébassof que j' ai l' honneur de parler ?
-elle-même. Et c' est à monsieur ?
-Joseph Rouletabille lui-même, madame, je n' ajoute pas : pour vous servir, car je n' en sais rien encore.
C' est ce que je disais, tout à l' heure, à sa majesté : vos histoires de nihilistes, moi, ça ne me regarde pas, n' est-ce pas ? ...
-alors ? Interrogea la générale, assez amusée du ton que prenait la conversation et de l' air un peu ahuri de Rouletabille.
-alors, voilà ! Moi, j' suis reporter, s' pas ? C' est ce que j' ai d' abord dit à mon directeur à Paris...
j' ai pas à prendre parti dans des affaires de révolution qui ne regardent pas ma patrie. à quoi mon directeur m' a répondu : " il ne s' agit pas de prendre parti. Il s' agit d' aller en Russie faire une enquête sur la situation des partis. Vous commencerez par interviewer l' empereur. " je lui ai dit : " comme ça, ça va ! " et j' ai pris le train.
-et vous avez interviewé l' empereur ?
-oui, ça n' a pas été difficile.
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