et, pour cacher sa détresse, elle se prit à découper une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée.

-vous n' avez pas mangé, vous avez faim, c' est abominable, mon cher petit monsieur... voyez-vous, vous allez dîner avec nous et puis... vous nous direz adieu... oui... vous me laisserez toute seule...

j' essaierai de le sauver toute seule... bien s˚r...

j' essaierai...

et une larme coula dans le veau aux carottes.

Rouletabille, qui sentait que

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l' émotion de cette brave femme le gagnait, se raidissait pour n' en laisser rien paraître...

-je pourrais tout de même bien vous aider un peu, fit-il... M Koupriane m' a dit qu' il y avait un véritable mystère... c' est mon métier à moi de démêler les mystères...

-je sais ce que pense Koupriane, dit-elle, en secouant la tête. Mais, si je devais penser un jour, moi, ce que pense Koupriane, j' aimerais mieux être morte !

Et la bonne Matrena Pétrovna leva vers Rouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmes qu' elle retenait... et elle ajouta tout de suite :

-mais mangez donc, mon cher petit hôte, mangez donc ! ... mon cher enfant, il faudra oublier tout ce que vous a dit Koupriane... quand vous serez retourné dans la belle France...

-je vous le promets, madame...

-c' est l' empereur qui vous a fait faire ce grand voyage... moi, je ne voulais pas... il a donc bien confiance en vous ? Demanda-t-elle naÔvement en le fixant avec une grande attention à travers ses larmes.

-madame, je vais vous dire. J' ai quelques bonnes affaires à mon actif sur lesquelles on lui a fait des rapports et puis, on lui permet de lire quelquefois les journaux, à votre empereur. Il avait entendu parler surtout (car on en a parlé dans le monde entier, madame) du mystère de la chambre jaune et du parfum de la dame en noir ...

ici, Rouletabille regarda en-dessous la générale et conçut une grande mortification de ce que celle-ci exprim‚t, à ne s' y point tromper, sur sa bonne franche physionomie, l' ignorance absolue o˘ elle était de ce mystère jaune et de ce parfum noir.

-mon petit ami, dit-elle, d' une voix de plus en plus voilée, vous m' excuserez, mais il y a longtemps que je n' ai plus d' yeux pour lire...

et les larmes, maintenant, le long du visage, coulaient... coulaient...