Il faut que l’homme réalise son existence intégrale et occupe sa place dans l’infini ; il lui faut apprendre que malgré tous ses efforts les plus obstinés, il ne pourra jamais créer son propre miel dans les cellules de sa ruche, et que l’intarissable réservoir de nourriture et de vie est en dehors des parois de la ruche. L’homme doit apprendre que lorsqu’il coupe tout contact vivifiant et purificateur avec l’infini, et ne compte plus que sur soi-même pour sa subsistance et sa santé, il court à la folie, il se déchire en lambeaux et dévore sa propre substance.

Quand l’homme est privé de la base que lui fournit le tout, sa pauvreté perd la plus belle vertu, la simplicité, pour n’être plus que honteuse et sordide. Sa richesse n’est plus de la splendeur, mais de l’extravagance. Ses appétits ne restent plus dans leurs limites naturelles ; ils n’ont plus pour seul but de subvenir à sa vie ; ils deviennent une fin en eux-mêmes, mettent le feu à son existence, et dansent follement à la lueur de l’incendie. Dans notre façon de nous exprimer, nous cherchons alors à surprendre et non plus à charmer. Dans l’art, nous courtisons l’originalité et nous perdons de vue la vérité, ancienne et toujours nouvelle. En littérature, l’aspect complet de l’homme, qui est simple mais grand, nous échappe ; l’homme nous apparaît au contraire comme un problème psychologique, ou comme l’incarnation d’une passion intense parce que anormale et mise en violent relief dans les feux aveuglants d’une lumière factice. Quand la conscience de l’homme est restreinte au seul voisinage immédiat de son ego humain, les racines les plus profondes de sa nature ne trouvent pas le sol qui leur est naturel, son esprit est toujours menacé d’inanition, et il substitue à une saine vigueur des efforts simulés. Alors l’homme a perdu sa perspective intérieure, il mesure sa grandeur à sa propre taille et non par ses attaches vitales avec l’infini ; il juge de son activité par son propre mouvement et non par la sérénité de la perfection, non par le repos qui existe dans la voûte étoilée, dans la danse rythmée de l’incessante création.

La première invasion de l’Inde est un exact parallèle de l’invasion de l’Amérique par les colons européens. Ceux-ci eurent également à faire face à la forêt vierge et à une lutte impitoyable contre les races aborigènes. Mais ils continuèrent jusqu’à la fin cette lutte contre les hommes et contre la nature ; ils ne parvinrent jamais à une entente. Dans l’Inde, les forêts qui étaient les repaires des barbares devinrent les sanctuaires des sages, mais en Amérique l’homme ne sut lire aucun sens profond dans les majestueuses cathédrales vivantes offertes par la nature ; il y trouva une source de richesse et de pouvoir, parfois son besoin esthétique y puisa quelque satisfaction et un poète isolé s’en inspira, mais le cœur des hommes ne sut jamais y vénérer le lien d’une grande réconciliation spirituelle où l’âme humaine pouvait rejoindre l’âme cosmique.

Je n’ai pas voulu insinuer qu’il aurait dû en être autrement. Quel gaspillage d’occasions si l’histoire devait se répéter exactement de même en tous lieux ! Il est préférable pour le commerce de l’esprit que des peuples diversement situés apportent au grand marché de l’humanité des produits différents, dont chacun complète les autres et leur est nécessaire. Je veux dire seulement que l’Inde, dès le début de sa carrière, se trouva dans une combinaison particulière de circonstances dont elle sut tirer profit. Utilisant les occasions qui s’offraient à elle, elle a réfléchi et médité, travaillé et souffert et plongé jusque dans les profondeurs de l’existence. Ce qu’elle a su accomplir n’est certainement pas sans valeur pour les peuples dont l’évolution a pris au cours de l’histoire une orientation complètement différente. Pour sa parfaite croissance, l’homme a besoin de tous les éléments vivants qui constituent sa vie complexe ; c’est pourquoi ses aliments doivent être produits dans des champs différents et amenés de diverses sources.

La civilisation est une sorte de moule que chaque nation s’affaire à fabriquer pour y couler ses hommes et ses femmes selon leur meilleur idéal. Toutes les institutions, les législations, les critères du blâme et de la louange, les enseignements conscients et inconscients tendent vers ce but. La civilisation occidentale moderne, par tout son effort méthodique, cherche à produire des hommes d’une efficacité parfaite dans les domaines physique, intellectuel et moral. Les vastes énergies des peuples s’y emploient à étendre la puissance de l’homme sur son milieu ; les gens exercent et combinent toutes leurs facultés pour posséder et utiliser tout ce qu’ils peuvent saisir, pour triompher de tout obstacle qui s’oppose à leur marche conquérante. Ils s’entraînent continuellement à lutter contre la nature et contre les autres races ; leurs armements sont chaque jour plus formidables ; leurs machines, leurs inventions, leurs organisations se multiplient à une cadence effrénée. C’est là sans doute un merveilleux résultat et une étonnante manifestation de la puissance humaine, qui ne s’incline devant aucun obstacle et a pour but la suprématie de l’homme sur tout le reste de l’univers.

L’ancienne civilisation de l’Inde avait aussi son propre idéal de perfection, vers lequel tendait son effort. Son but n’était pas la puissance ; elle négligeait de développer au maximum ses pouvoirs latents, elle n’organisait pas les hommes pour la défensive et l’offensive, pour la coopération en vue de l’acquisition de richesses et de domination politique ou militaire. L’idéal que l’Inde s’efforçait de réaliser conduisait les meilleurs de ses hommes à s’isoler dans une vie contemplative. Et les trésors qu’elle conquit pour le genre humain en pénétrant dans les mystères de la vraie réalité lui ont coûté cher dans le domaine des succès que reconnaît le monde. Pourtant c’était aussi une réalisation sublime, une manifestation suprême de l’aspiration humaine qui n’admet pas de limites, et dont le but n’est rien moins que de « réaliser » l’Infini.

Nous avons eu des hommes vertueux, des braves et des savants ; nous avons eu de grands hommes d’État, des rois et des empereurs. Entre tous quels hommes l’Inde a-t-elle choisi de vénérer, qui a-t-elle considéré comme les plus nobles représentants de l’humanité ?

Ce furent les rishis. Qu’étaient ces rishis ? « Ceux qui, ayant atteint l’Âme suprême dans la connaissance, étaient emplis de sagesse, qui, l’ayant trouvée en union avec leur âme, étaient en parfaite harmonie avec le moi intérieur. L’ayant réalisée dans leur cœur, ils étaient libérés de tout désir égoïste ; l’ayant connue dans toutes les activités du monde, ils étaient arrivés à la sérénité. Les rishis étaient ceux qui, ayant atteint de toutes parts le Dieu suprême, avaient trouvé la paix immuable, s’étaient unis avec tout ce qui est, avaient pénétré dans la vie de l’Univers. »

Ainsi, dans l’Inde, l’état où l’on a réalisé sa parenté avec le tout, et pénétré en toutes choses par l’union avec Dieu était considéré comme le but ultime et l’accomplissement de l’humanité.

L’homme peut détruire et piller, gagner et amasser, inventer et découvrir, mais il n’est grand que parce que son âme embrasse tout. Pour lui, c’est une destruction pure et simple que d’envelopper son âme dans une coquille inerte de coutumière indifférence ou de se laisser emporter dans une fureur aveugle d’activité, pareille à un grand tourbillon de poussière qui lui cache tout l’horizon.