Cela tue l’esprit même de son être, qui est l’esprit de compréhension. Dans son essence, l’homme n’est un esclave ni de lui-même, ni du monde ; il est un amant. Sa liberté et son accomplissement sont dans l’amour, qui est un autre nom de la parfaite compréhension. Par ce pouvoir de comprendre, par cette imprégnation de tout son être, il est uni avec l’Esprit qui pénètre tout, et qui est aussi le souffle de son âme. Si un homme essaie de s’élever et de se distinguer en bousculant et en piétinant les autres, s’il essaie de parvenir à un succès dans lequel il s’enorgueillit d’être plus que quiconque, il s’aliène cet Esprit. C’est pourquoi les Upanishads désignent ceux qui sont parvenus au but de la vie humaine comme « paisibles » et « un avec Dieu », entendant par là qu’ils sont en parfaite harmonie avec l’homme et la nature, et par conséquent dans une union avec Dieu que rien ne peut troubler.
Nous avons un aperçu de cette même vérité dans les enseignements de Jésus, qui nous dit : « Il est plus aisé pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume des deux » – ce qui implique que tout ce que nous chérissons en avares nous sépare d’autrui ; nos richesses sont pour nous autant de limitations. L’homme occupé d’accumuler des trésors a un ego qui enfle sans cesse, et il ne peut pas traverser les portes de compréhension du monde spirituel, qui est le monde de l’harmonie parfaite ; il est enfermé dans l’étroite enceinte de ses petites acquisitions.
Aussi l’essentiel de l’enseignement upanishadique est-il : « Pour Le trouver, il faut tout accueillir. » Dans la poursuite de la richesse, on renonce en réalité à tout pour acquérir peu de chose – et ce n’est pas ainsi qu’on atteint Celui qui est totalité.
En Europe, certains philosophes modernes, directement ou indirectement inspirés par des Upanishads, loin de reconnaître leur dette, soutiennent que le Brahman de l’Inde est une pure abstraction, une négation de tout ce qui est dans le monde, en un mot que l’Être infini ne peut être trouvé nulle part ailleurs que dans les livres de métaphysique. Peut-être une telle doctrine a-t-elle régné et règne-t-elle encore chez certains de nos compatriotes. Mais elle n’est certainement pas conforme à l’esprit qui imprègne toute la pensée hindoue. Celle-ci au contraire a toujours puisé son inspiration dans une affirmation et un effort de réalisation en toutes choses de la présence de l’Infini.
Il nous est enjoint de voir « tout ce qui existe dans le monde comme enveloppé par Dieu ».
« Je me prosterne encore et toujours devant Dieu, qui est dans le feu et dans l’eau, qui imprègne le monde tout entier, qui est dans les moissons annuelles comme dans les grands arbres. »
Est-ce là un Dieu que l’on puisse abstraire du monde ? Cela signifie au contraire qu’il faut non seulement Le voir en toutes choses, mais aussi Le saluer dans tous les objets au monde. Dans les Upanishads, l’attitude envers le monde de l’homme conscient de Dieu est un sentiment de profonde adoration. L’objet du culte de cet homme est partout présent. C’est l’unique vérité vivante qui rend vraies toutes les réalités. Cette vérité ne relève pas seulement de la connaissance, mais aussi de la dévotion. Nâmonamah, nous nous prosternons devant Lui partout, à maintes reprises. C’est ce que déclare l’apostrophe du rishi, qui s’adresse au monde entier dans une soudaine extase de joie : « Écoutez-moi, ô fils de l’Esprit immortel, ô vous qui habitez les célestes domaines, j’ai connu la Suprême Personne dont l’éclat resplendit d’au-delà des ténèbres. » Ne trouvons-nous pas là cette joie enivrante d’une expérience directe et positive sans la moindre trace de vague ou de passivité ?
Bouddha, qui a développé le côté pratique des enseignements upanishadiques, prêchait le même message quand il disait : « Avec toutes choses, qu’elles soient là-haut ou ici-bas, proches ou lointaines, visibles ou invisibles, tu entretiendras des rapports d’amour illimité, sans nulle animosité, et sans désir de tuer. Vivre dans une telle conscience tandis que tu marches ou que tu restes debout, assis ou couché jusqu’à dormir est brahmavihâra, ou, en d’autres termes, vivre, se mouvoir et trouver sa joie dans l’esprit de Brahman. »
Quel est cet esprit ? L’Upanishad nous dit : « L’Être qui est dans son essence la lumière et la vie de tout, la conscience du monde, est Brahman. » Tout sentir, être conscient de tout est Son esprit. Nous sommes corps et âme plongés dans Sa conscience. C’est par Sa conscience que le soleil attire la terre ; c’est par Sa conscience que les ondes lumineuses passent d’une planète à l’autre.
Non seulement dans l’espace ; « cette lumière et cette vie, cet être tout-conscience est dans notre âme ». Il est tout-conscience dans l’espace, le monde de l’« extension » ; et il est tout-conscience dans l’âme, le monde de l’« intension ».
Ainsi, pour parvenir à notre conscience cosmique, il faut unir notre sensation avec cette sensation infinie et qui pénètre tout. En fait, pour l’homme, le véritable progrès coïncide avec cet élargissement de la base de nos sentiments. Toute notre poésie, notre philosophie, notre science, notre art et notre religion servent à faire embrasser par notre conscience des sphères plus vastes et plus hautes. L’homme n’acquiert pas des droits par l’occupation d’un plus vaste espace, ni par sa conduite extérieure. Ses droits ne s’étendent que dans la mesure où il est réel, et sa réalité se mesure à l’étendue de sa conscience.
Nous ne pouvons cependant obtenir cette liberté de conscience sans la payer. Quel en est le prix ? C’est d’abandonner notre petit moi. Notre âme ne peut se réaliser qu’en se rejetant. L’Upanishad nous dit : « C’est en donnant que tu recevras ». « Tu ne convoiteras pas. »
La Gîtâ nous conseille de travailler avec désintéressement, en renonçant à tout désir des fruits de notre travail. Beaucoup de gens non avertis en concluent que la conception du monde comme irréel est à la racine de tout le soi-disant désintéressement qu’on prêche dans l’Inde. C’est l’inverse qui est vrai.
L’homme qui a pour but son propre agrandissement sous-estime tout le reste.
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