Mais ne vaudrait-il pas mieux essayer de vous mener…
— Trop nombreuses sur notre côte ! répéta Mr. Parker. Sur ce point, nous sommes peut-être en partie d’accord. Du moins sont-elles
assez nombreuses. Il y a assez de villes sur notre côte. Il n’est pas nécessaire d’en construire davantage. Le goût et les finances
de chacun peuvent trouver satisfaction. À mon avis, les bonnes gens qui veulent ajouter au nombre se trompent lourdement et
se trouveront bientôt les dupes de leurs propres calculs erronés. On avait besoin de Sanditon, monsieur, on la réclamait.
La nature s’était exprimée de la façon la plus claire. La meilleure, la plus pure des brises marines de la côte et reconnue
comme telle, une baignade excellente, un beau sable dur, une eau profonde à dix yards de la côte, pas de vase, pas d’algues,
pas de rochers glissants. Il n’y eut jamais lieu plus évidemment conçu par la nature pour le séjour des malades, l’endroit
même dont ont besoin des milliers de gens ! La distance idéale ! Plus proche de Londres que Eastbourne, d’un mile au moins,
bien mesuré. Concevez seulement, monsieur, l’avantage de gagner un mile sur un long trajet. Mais c’est sans doute Brinshore
à quoi vous songez, monsieur, ce misérable hameau, situé entre un marais stagnant, une lande désolée et les constants effluves
d’un banc d’algues pourrissantes. Deux ou trois spéculateurs ont bien tenté de le lancer l’an dernier, mais ils ne pourront
à la fin qu’être déçus. Qu’y a-t-il au nom du bon sens en faveur de Brinshore ? Un air fort insalubre, des routes proverbialement détestables, une eau on ne peut plus saumâtre, impossible
d’avoir une bonne tasse de thé à deux lieues à la ronde. Quant au sol, il est si froid et si ingrat qu’on peut à peine y faire
pousser un chou. Croyez-moi, monsieur, c’est là la description la plus fidèle de Brinshore, nullement exagérée, et si l’on vous en a parlé autrement…
— Monsieur, je n’en ai jamais entendu parler de ma vie, dit Mr. Heywood. J’ignorais qu’il existât un tel endroit au monde.
— Vous l’ignoriez ! Eh bien, mon amie (Mr. Parker se tourna, tout exalté, vers son épouse), vous voyez ce qu’il en est. Voilà
la célébrité de Brinshore ! Ce monsieur ignorait qu’il existât un tel endroit au monde. En vérité, monsieur, je crois bien
que nous pouvons appliquer à Brinshore ce vers du poète Cowper dans sa description du paysan chrétien, opposé à Voltaire :
“Inconnu à dix pas de chez lui.”
— Bien volontiers, monsieur, appliquez-y tous les vers qu’il vous plaira. Mais je veux que l’on applique quelque chose sur
votre jambe, et le visage de votre épouse m’apprend de façon sûre qu’elle est de mon avis et pense qu’il serait dommage de
perdre plus de temps. Voici mes filles qui viennent vous parler elles-mêmes et au nom de leur mère. » Deux ou trois jeunes
filles d’allure fort distinguée, suivies d’autant de domestiques, parurent alors à la porte de la maison. « Je commençais
à m’étonner que toute cette agitation ne soit pas parvenue jusqu’à elles. Ce genre d’incident met vite en émoi des lieux aussi
solitaires. Maintenant, monsieur, voyons comment nous pourrons au mieux vous transporter chez moi. »
Les jeunes demoiselles s’approchèrent et dirent tout ce qu’il convenait de dire en faveur des propositions de leur père, d’une
manière dépourvue de toute affectation, bien faite pour mettre les voyageurs à leur aise. Comme Mrs. Parker aspirait par-dessus
tout au repos, et comme son époux finissait par y être tout à fait disposé, ils se contentèrent d’exprimer quelques scrupules par politesse, d’autant que, une fois remise d’aplomb, la voiture parut avoir subi de tels dégâts du côté où elle
avait versé qu’il eût été impossible de l’utiliser pour l’heure. Mr. Parker fut donc porté dans la maison et son véhicule
fut poussé vers une grange vide.
2
Les relations nées dans ces circonstances curieuses ne furent ni brèves ni négligeables. Les voyageurs furent retenus à Willingden
pendant deux semaines entières car la foulure de Mr. Parker s’avéra trop grave pour qu’il pût se lever plus tôt. Il était
tombé en de très bonnes mains. Les Heywood étaient une famille de la plus haute respectabilité et tous les égards possibles
furent rendus à l’époux et à l’épouse, de la manière la plus aimable et la plus simple. Monsieur fut servi et soigné, madame
fut consolée et réconfortée avec une gentillesse sans relâche.
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