Tout le monde y consentit avec plaisir.
Leur invitation s’adressa à Miss Charlotte, fort aimable demoiselle de vingt-deux ans, l’aînée des filles de la maison qui,
sur les directives de sa mère, s’était montrée particulièrement utile et obligeante, qui s’était le plus occupée des visiteurs
et les connaissait le mieux.
Charlotte irait à Sanditon, en parfaite santé, pour se baigner et se porter mieux encore si possible, pour profiter de tous
les agréments que pourrait tirer de la ville la gratitude de ceux qu’elle accompagnerait, pour acheter de nouvelles ombrelles,
de nouveaux gants et de nouvelles broches pour ses sœurs et pour elle-même à la bibliothèque que Mr. Parker était si anxieux
de promouvoir.
Tout ce que Mr. Heywood se laissa convaincre de promettre, c’est qu’il enverrait à Sanditon tous ceux qui demanderaient son
avis et que, pour autant qu’il pût répondre de l’avenir, rien ne l’amènerait jamais à dépenser même cinq shillings à Brinshore.
3
Chaque région devrait avoir sa grande dame. La grande dame de Sanditon était Lady Denham ; au cours du trajet de Willingden
à la côte, Mr. Parker donna sur elle à Charlotte de nouveaux détails. Lady Denham avait été fréquemment mentionnée à Willingden,
c’était inévitable. Comme elle était l’associée de Mr. Parker dans ses spéculations, on ne pouvait parler longtemps de Sanditon
sans présenter Lady Denham. Certains faits étaient donc déjà connus : c’était une vieille dame très riche, qui avait enterré
deux époux, qui connaissait la valeur de l’argent, était fort estimée et avait recueilli chez elle une cousine pauvre. Quelques
précisions supplémentaires quant à son histoire et son caractère servirent à dissiper l’ennui d’un long versant de colline,
ou d’une route difficile, et à donner à la jeune visiteuse les informations requises sur la personne qu’elle devrait maintenant
côtoyer quotidiennement.
Lady Denham avait été une riche demoiselle Brereton, à qui sa naissance promettait une belle fortune et non une bonne éducation.
Son premier mari avait été un certain Mr. Hollis, propriétaire de biens considérables dans la région, dont une grande partie de la paroisse de Sanditon, avec un manoir et une maison. C’était un homme déjà âgé lorsque, à trente ans, elle l’avait
épousé. Quarante ans après, il était difficile de comprendre les raisons de ce mariage, mais elle avait si bien soigné et
rendu si heureux Mr. Hollis qu’il lui avait laissé à sa mort tous ses biens.
Après un veuvage de quelques années, elle s’était laissé persuader de se remarier. Feu Sir Harry Denham, de Denham Park, dans
le voisinage de Sanditon, avait réussi à l’attirer, elle et son revenu considérable, vers son domaine, mais il ne put mener
à bien le projet qu’on lui prêtait d’enrichissement définitif de la famille Denham. Elle avait été trop prudente pour se dessaisir
de sa fortune et, lors du décès de Sir Harry, quand elle était revenue chez elle, à Sanditon, on disait qu’elle s’était vantée
devant une amie que « la famille Denham ne lui avait rien donné d’autre que son titre, mais qu’elle n’avait rien donné en
échange ». C’est pour le titre, supposait-on, qu’elle s’était mariée ; Mr. Parker reconnaissait que ce titre avait maintenant
une telle valeur aux yeux de Lady Denham qu’il donnait de sa conduite une explication naturelle.
« Il y a parfois chez elle un peu d’orgueil, disait-il, mais son orgueil n’est jamais blessant ; en revanche, parfois, elle
pousse trop loin son amour de l’argent. Mais c’est une femme bonne, très bonne, une voisine très obligeante et très cordiale,
d’un naturel gai et indépendant, digne d’estime, dont les fautes ne peuvent être imputées qu’au manque d’instruction. Son
bon sens naturel n’a pas été cultivé. Pour une femme de soixante-dix ans, sa tête est merveilleusement active et son corps
merveilleusement vigoureux ; elle participe aux améliorations de Sanditon dans un esprit vraiment admirable. De temps en temps, cependant, elle fait preuve de
petitesse. Elle ne voit pas aussi loin que je le souhaiterais et s’alarme d’une dépense insignifiante sans considérer ce qu’elle
lui rapportera dans un an ou deux. C’est-à-dire que nous pensons différemment. Nous voyons parfois les choses différemment, Miss Heywood. Il faut écouter avec précaution ceux qui racontent leur propre histoire, vous le savez. Lorsque vous nous
verrez ensemble, vous jugerez par vous-même. »
De fait, Lady Denham était une grande dame bien au-dessus des difficultés matérielles ordinaires, car elle avait plusieurs
milliers de livres de rentes à léguer. Elle était courtisée par trois clans distincts : ses propres parents comptaient fort
raisonnablement se partager ses trente mille livres initiales, les héritiers légitimes de Mr. Hollis espéraient bien devoir
plus à sa veuve qu’ils ne lui devaient à lui-même, et les membres de la famille Denham croyaient avoir fait une bonne affaire
lors du remariage.
Ensemble ou séparément, ces trois groupes lui donnaient l’assaut depuis longtemps et avec persévérance. Des trois, Mr. Parker
n’hésitait pas à dire que la famille de Mr. Hollis était la moins bien placée et celle de Sir Harry Denham la plus en faveur.
Les premiers, pensait-il, s’étaient fait un tort irréparable en exprimant lors de la mort de Mr. Hollis un ressentiment fort
peu judicieux et fort peu justifié ; les seconds avaient l’avantage de lui rappeler une parenté qu’elle appréciait assurément,
d’être connus d’elle depuis leur enfance et d’être toujours dans le voisinage pour préserver leurs intérêts en lui montrant
des égards.
Sir Edward, neveu de Sir Harry et baronnet en titre, résidait fréquemment à Denham Park et Mr. Parker ne doutait guère que
lui et sa sœur, Miss Denham, qui vivait avec lui, ne fussent généreusement mentionnés dans le testament. Il l’espérait sincèrement.
Miss Denham touchait une très modeste pension et, pour un homme de son rang, son frère était pauvre.
« C’est un grand ami de Sanditon, dit Mr. Parker, et sa main serait aussi libérale que son cœur s’il en avait le pouvoir.
Il ferait un glorieux coadjuteur ! Il fait déjà ce qu’il peut et construit un charmant petit pavillon, plein de goût, sur
une friche que Lady Denham lui a accordée, pour lequel nous aurons sans aucun doute plus d’un candidat avant la fin de cette
saison même. »
Encore un an auparavant, Mr. Parker considérait Sir Edward comme sans rival et comme le plus sûr d’hériter de la majeure partie
de tout ce qu’elle avait à donner, mais il fallait à présent prendre en compte d’autres prétentions : celles d’une jeune parente
que Lady Denham avait été poussée à recueillir. Après s’être toujours opposée à ce genre de supplément à la maisonnée, après
avoir longtemps savouré les échecs répétés qu’elle avait infligés à chaque tentative de ses proches désireux de placer telle
ou telle jeune personne comme dame de compagnie à Sanditon House, Lady Denham avait, l’automne dernier, ramené de Londres
une demoiselle Brereton qui, par ses mérites, était de taille à rivaliser avec Sir Edward et à s’assurer, pour elle et sa
famille, cette portion des biens accumulés dont ils avaient certainement le meilleur droit d’hériter.
Mr. Parker parlait avec chaleur de Clara Brereton et l’introduction de ce nouveau personnage accrut considérablement l’intérêt de son récit. Plus qu’amusée, Charlotte l’écoutait maintenant avec plaisir et sollicitude décrire
cette jeune femme jolie, aimable, douce, modeste, toujours pleine de bon sens et dont les qualités innées devaient gagner
l’affection de sa protectrice. La beauté, la gentillesse, la pauvreté et la dépendance n’agissent pas que sur l’imagination
d’un homme ; en dépit d’exceptions légitimes, une femme ne tarde pas à ressentir la plus vive compassion pour une autre femme.
Mr. Parker exposa les circonstances qui avaient mené à l’admission de Clara à Sanditon comme un bon exemple de ce caractère
ambigu, de cet assemblage de petitesse et de bonté, de raison, de largesse même, qu’il voyait en Lady Denham.
Après avoir évité Londres pendant plusieurs années, principalement à cause de ces cousins qui lui écrivaient, l’invitaient
et la tourmentaient continuellement et qu’elle était déterminée à tenir à distance, elle avait été obligée d’y aller l’automne
dernier avec la certitude d’y être retenue pendant au moins quinze jours.
Elle était descendue dans un hôtel et, de son propre aveu, y avait vécu aussi prudemment que possible, connaissant la réputation
de cherté de ce genre de logement. Au bout de trois jours, elle avait demandé sa note afin de juger de la situation. Le montant
en était tel qu’elle décida de ne pas rester une heure de plus. Fort en colère, sûre d’avoir été abusée et sans savoir où
aller chercher meilleur traitement, elle se préparait à quitter l’hôtel à tout hasard lorsque ses cousins, rusés et chanceux,
qui semblaient toujours avoir un œil sur elle, se présentèrent à cet instant critique. Apprenant sa situation, ils la persuadèrent
d’accepter pour le reste de son séjour le modeste confort que pouvait offrir leur humble demeure, située dans un des quartiers les
moins prestigieux de Londres.
Elle fut ravie par leur accueil, par l’hospitalité et les attentions de tous. Contre toute attente, elle trouva en ses bons
cousins les Brereton de fort méritantes personnes et, voyant de ses propres yeux l’étroitesse de leurs revenus et leurs difficultés
financières, elle finit par inviter l’une des filles de la famille à passer l’hiver avec elle.
L’invitation ne s’adressait qu’à l’une des filles, pour six mois, avec la probabilité qu’une autre viendrait ensuite prendre
sa place, mais, en faisant son choix, Lady Denham avait montré le bon côté de son caractère.
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