En outre, rien qu’à s’exhiber à travers les États-Unis dans leur projectile d’aluminium comme des phénomènes dans une cage, ils avaient encore réalisé de belles recettes, et recueilli toute la gloire que peut comporter la plus exigeante des ambitions humaines.
Impey Barbicane et le capitaine Nicholl auraient donc pu se tenir tranquilles, si l’ennui ne les eût rongés. Et, c’est pour sortir de leur inaction, sans doute, qu’ils venaient d’acheter ce lot de régions arctiques.
Pourtant, qu’on ne l’oublie pas, si cette acquisition avait pu être faite au prix de huit cent mille dollars et plus, c’est que Mrs Evangélina Scorbitt avait mis dans l’affaire l’appoint qui lui manquait. Grâce à cette femme généreuse, l’Europe avait été vaincue par l’Amérique.
Voici à quoi tenait cette générosité :
Depuis leur retour, si le président Barbicane et le capitaine Nicholl jouissaient d’une incomparable célébrité, il était un homme qui en avait sa bonne part. On l’a deviné, il s’agit de J.-T. Maston, le bouillant secrétaire du Gun-Club. N’était-ce pas à cet habile calculateur que l’on devait les formules mathématiques qui avaient permis de tenter la grande expérience citée plus haut ? S’il n’avait pas accompagné ses deux collègues lors de leur voyage extra- terrestre, ce n’était pas par peur, nom d’un boulet ! Mais le digne artilleur, manchot du bras droit, était pourvu d’un crâne en gutta-percha, à la suite d’un de ces accidents trop communs à la guerre. Et, vraiment, en le montrant aux Sélénites, c’eût été leur donner une piteuse idée des habitants de la Terre, dont la Lune, après tout, n’est que l’humble satellite.
À son profond regret, J.-T. Maston avait donc dû se résigner à ne point partir. Toutefois, il n’était pas resté oisif. Après avoir procédé à la construction d’un immense télescope, qui fut dressé sur le sommet de Long’s Peak, l’un des plus hauts sommets de la chaîne des montagnes Rocheuses, il s’y était transporté de sa personne. Puis, dès que le projectile eut été signalé, décrivant sur le ciel sa majestueuse trajectoire, il n’avait plus quitté son poste d’observation. Là, devant l’oculaire du gigantesque instrument, il s’était donné pour tâche de chercher à suivre ses amis, dont le véhicule aérien filait à travers l’espace.
On devait les croire à jamais perdus pour la Terre, les audacieux voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le projectile, maintenu dans une nouvelle orbite par l’attraction lunaire, fût astreint à graviter éternellement autour de l’astre des nuits comme un sous-satellite ? Mais non ! Une déviation, que l’on pourrait appeler providentielle, avait modifié la direction du projectile. Après avoir fait le tour de la Lune au lieu de l’atteindre, entraîné dans une chute progressivement accélérée, il était revenu vers notre sphéroïde avec une vitesse qui égalait cinquante sept mille six cents lieues à l’heure, au moment où il s’engloutissait dans les abîmes de la mer.
Heureusement, les masses liquides du Pacifique avaient amorti la chute, qui avait eu pour témoin la frégate américaine Susquehanna. Aussitôt la nouvelle en fut transmise à J.-T. Maston. Le secrétaire du Gun-Club revint en toute hâte de l’observatoire de Long’s Peak, afin d’opérer le sauvetage. Des sondages furent poursuivis dans les parages où s’était abîmé le projectile, et le dévoué J.-T. Maston n’hésita pas à revêtir l’habit du scaphandrier pour retrouver ses amis.
En réalité, il n’aurait pas été nécessaire de se donner tant de peine. Le projectile d’aluminium, déplaçant une quantité d’eau supérieure à son propre poids, était remonté au niveau du Pacifique, après avoir fait un superbe plongeon. Et c’est dans ces conditions que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et Michel Ardan furent rencontrés à la surface de l’Océan : ils jouaient aux dominos dans leur prison flottante.
Maintenant, pour en revenir à J.-T. Maston, il faut dire que la part prise par lui à ces extraordinaires aventures l’avait mis très en relief.
Certes, J.-T. Maston n’était pas beau avec son crâne postiche et son avant-bras droit, emmanché d’un crochet métallique. Il n’était pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnés et carillonnés à l’époque où commence ce récit. Mais l’originalité de son caractère, la vivacité de son intelligence, le feu qui animait son regard, l’ardeur qu’il apportait en toutes choses, en avaient fait un type idéal aux yeux de Mrs Evangélina Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneusement emmagasiné sous sa calotte de gutta-percha, était intact, et il passait encore, à juste titre, pour un des plus remarquables calculateurs de son temps.
Or, Mrs Evangélina Scorbitt bien que le moindre calcul lui donnât la migraine avait du goût pour les mathématiciens, si elle n’en avait pas pour les mathématiques. Elle les considérait comme des êtres d’une espèce particulière et supérieure. Songez donc ! Des têtes où les x ballottent comme des noix dans un sac, des cerveaux qui se jouent avec les signes algébriques, des mains qui jonglent avec les intégrales triples, comme un équilibriste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences qui comprennent quelque chose à des formules de ce genre :

Oui ! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les admirations et bienfaits pour qu’une femme se sentît attirée vers eux proportionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances. Et précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer sur elle une attraction irrésistible, et, quant à la distance, elle serait absolument nulle, s’ils pouvaient jamais être l’un à l’autre.
Cela, nous l’avouerons, ne laissait pas d’inquiéter le secrétaire du Gun-Club, qui n’avait jamais cherché le bonheur dans des unions si étroites.
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