D’ailleurs, Mrs Evangélina Scorbitt n’était plus de la première jeunesse ni même de la seconde avec ses quarante-cinq ans, ses cheveux plaqués sur ses tempes, comme une étoffe teinte et reteinte, sa bouche trop meublée de dents trop longues dont elle n’avait pas perdu une seule, sa taille sans profil, sa démarche sans grâce. Bref, l’apparence d’une vieille fille, bien qu’elle eût été mariée quelques années à peine, il est vrai. Mais c’était une excellente personne, à laquelle rien n’aurait manqué des joies terrestres, si elle avait pu se faire annoncer dans les salons de Baltimore sous le nom de Mrs J.- T. Maston.

La fortune de cette veuve était très considérable. Non qu’elle fût riche comme les Gould, comme les Mackay, les Vanderbilt, les Gordon Bennett, dont la fortune dépasse le milliard, et qui pourraient faire l’aumône à un Rothschild ! Non qu’elle possédât trois cents millions comme Mrs Moses Carper, deux cents millions comme Mrs Stewart, quatre-vingts millions comme Mrs Crocker, trois veuves, qu’on se le dise ! ni qu’elle fût riche comme Mrs Hammersley, Mrs Helly Green, Mrs Maffitt, Mrs Marshall, Mrs Para Stevens, Mrs Mintury et quelques autres ! Toutefois, elle aurait eu le droit de prendre place à ce mémorable festin de Fifth-Avenue Hôtel, à New-York, où l’on n’admettait que des convives cinq fois millionnaires. En réalité, Mrs Evangélina Scorbitt disposait de quatre bons millions de dollars, soit vingt millions de francs, qui lui venaient de John P. Scorbitt, enrichi dans le double commerce des articles de mode et des porcs salés. Eh bien ! cette fortune, la généreuse veuve eût été heureuse de l’utiliser au profit de J.-T. Maston, auquel elle apporterait un trésor de tendresse plus inépuisable encore.

Et, en attendant, sur la demande de J.-T. Maston, Mrs Evangélina Scorbitt avait volontiers consenti à mettre quelques centaines de mille dollars dans l’affaire de la North Polar Practical Association, sans même savoir ce dont il s’agissait. Il est vrai, avec J.-T. Maston, elle était assurée que l’œuvre ne pouvait être que grandiose, sublime, surhumaine. Le passé du secrétaire du Gun-Club lui répondait de l’avenir.

On juge si, après l’adjudication, lorsque la déclaration de command lui eut appris que le Conseil d’administration de la nouvelle Société allait être présidé par le président du Gun- Club, sous la raison sociale Barbicane and Co, elle dut avoir toute confiance. Du moment que J.-T. Maston faisait partie de « l’and Co », ne devait-elle pas s’applaudir d’en être la plus forte actionnaire ?

Ainsi, Mrs Evangélina Scorbitt se trouvait propriétaire pour la plus grosse part de cette portion des régions boréales, circonscrites par le quatre-vingt-quatrième parallèle. Rien de mieux ! Mais qu’en ferait-elle, ou plutôt, comment la Société prétendait-elle tirer un profit quelconque de cet inaccessible domaine ?

C’était toujours la question, et si, au point de vue de ses intérêts pécuniaires, elle intéressait très sérieusement Mrs Evangélina Scorbitt, elle intéressait le monde entier au point de vue de la curiosité générale.

Cette femme excellente très discrètement d’ailleurs avait bien tenté de pressentir J.-T. Maston à ce sujet, avant de mettre des fonds à la disposition des promoteurs de l’affaire. Mais J.-T. Maston s’était invariablement tenu sur la plus grande réserve. Mrs Evangélina Scorbitt saurait bientôt de quoi il « retournait », mais pas avant que l’heure fût venue d’étonner l’univers en lui faisant connaître le but de la nouvelle Société !…

Sans doute, dans sa pensée, il s’agissait d’une entreprise, qui, comme a dit Jean Jacques, « n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateurs, » d’une œuvre destinée à laisser loin derrière elle la tentative faite par les membres du Gun-Club pour entrer en communication directe avec le satellite terrestre.

Insistait-elle, J.-T. Maston, mettant son crochet sur ses lèvres à demi-fermées, se bornait à dire :

« Chère mistress Scorbitt, ayez confiance ! »

Et, si Mrs Evangélina Scorbitt avait eu confiance « avant », quelle immense joie éprouvât-elle « après », lorsque le bouillant secrétaire lui eut attribué le triomphe des États-Unis d’Amérique et la défaite de l’Europe septentrionale.

« Mais ne puis-je enfin savoir maintenant ?… demanda-t- elle en souriant à l’éminent calculateur.

– Vous saurez bientôt ! » répondit J.-T. Maston, qui secoua vigoureusement la main de sa coassociée à l’américaine.

Cette secousse eut pour effet immédiat de calmer les impatiences de Mrs Evangélina Scorbitt.

Quelques jours plus tard, l’Ancien et le Nouveau Monde ne furent pas moins secoués, sans parler de la secousse qui les attendait dans l’avenir lorsque l’on connut le projet absolument insensé, pour la réalisation duquel la North Polar Practical Association allait faire appel à une souscription publique.

Effectivement, si la Société avait acquis cette portion des régions circumpolaires, c’était dans le but d’exploiter… les houillères du pôle boréal !

V – Et d’abord, peut-on admettre qu’il y ait des houillères près du Pôle nord ?

 

Telle fut la première question qui se présenta à l’esprit des gens doués de quelque logique.

« Pourquoi y aurait-il des gisements de houille aux environs du Pôle ? dirent les uns.

– Pourquoi n’y en aurait-il pas ? » répondirent les autres.

On le sait, les couches de charbon, qui sont répandues sur de nombreux points de la surface du globe, abondent en diverses contrées de l’Europe. Quant aux deux Amériques, elles en possèdent de considérables, et peut-être les États- Unis en sont-ils le plus richement pourvus. Ces couches ne manquent d’ailleurs ni à l’Afrique, ni à l’Asie, ni à l’Océanie.

À mesure que la reconnaissance des territoires du globe est poussée plus avant, on découvre de ces gisements à tous les étages géologiques, l’anthracite dans les terrains les plus anciens, la houille dans les terrains carbonifères supérieurs, le stipite dans les terrains secondaires, le lignite dans les terrains tertiaires. Le combustible minéral ne fera pas défaut avant un temps qui se chiffre par des centaines d’années.

Et pourtant, l’extraction du charbon, dont l’Angleterre produit à elle seule cent soixante millions de tonnes, est annuellement de quatre cent millions de tonnes dans le monde entier. Or, cette consommation ne semble pas devoir cesser de s’accroître avec les besoins de l’industrie, qui vont toujours en s’augmentant. Que l’électricité se substitue à la vapeur comme force motrice, ce sera toujours une dépense égale de houille pour la production de cette force. L’estomac industriel ne vit que de charbon, il ne mange pas autre chose. L’industrie est un animal « carbonivore » ; il faut bien le nourrir.

Et puis, ce charbon, ce n’est pas seulement un combustible, c’est aussi la substance tellurique, dont la science tire actuellement le plus de produits et de sous- produits pour tant d’usages divers. Avec les transformations qu’il subit dans les creusets du laboratoire, on peut teindre, sucrer, aromatiser, vaporiser, purifier, chauffer, éclairer, orner en produisant du diamant.